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CHAPITRE I : REVUE DE LA LITTERATURE

2.1 Conception unitaire du ménage

Les modèles néoclassiques de l’économie de la famille se basent sur l'hypothèse que le ménage est une unité de production et de consommation d'une part, et d'autre part, que le ménage, pris comme centre de décision unique, constitue une unité indivisible maximisant une utilité globale sous une contrainte de budget commune (c'est-à-dire englobant les revenus de tous ses membres).

La conception unitaire du ménage peut être modélisée de trois manières différentes:

- selon le modèle de consensus (Samuelson, 1956), chaque membre du ménage convient de maximiser la fonction commune de bien-être sous la contrainte de budget commune et d'un commun accord;

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- selon le modèle altruiste (Becker, 1974, 1981), un seul membre de la famille, le chef du ménage altruiste et bienveillant, maximise l'utilité globale du ménage en se souciant du bien-être des autres membres du ménage;

- selon le modèle fusionnel (Sen, 1983), les différents membres du ménage forment une unité de décision unique (Sen parle de "glued-together family" pour désigner les membres du ménage collés ensemble) et chaque membre de la famille perçoit les utilités ou les désutilités de façon identique.

Quel que soit le modèle, le ménage alloue son temps disponible entre l'activité professionnelle rémunérée et les autres activités afin de maximiser ses gains.

Becker s’appuie également sur la théorie du capital humain pour expliquer la répartition des tâches (1965). Cette théorie illustre comment les asymétries de genre se sont construites sur base d’une hypothèse forte d’écart de productivité entre femmes et hommes.

Il est le premier à avoir apporté un point de vue économique au problème de la distribution des tâches intra-ménage qui, jusque-là, était traité comme question sociologique et anthropologique (Sen, 1991). Il a analysé l'allocation du temps sous une optique de productivité et a montré que les ménages ont intérêt à se spécialiser selon l'avantage comparatif de chacun. Il en résulte une spécialisation des rôles: les hommes consacrent leur temps à l'activité rémunérée et les femmes à l'activité non rémunérée.

Selon Becker (1965), le temps est alloué entre le temps de travail exercé sur le marché du travail, le temps de travail exercé dans la sphère familiale et finalement le temps de loisirs. Seul le premier type de travail engendre une rémunération. Le travail non rémunéré inclut les tâches domestiques et les soins apportés aux enfants.

Dans ce modèle, le temps représente un coût comparable au coût d'un produit sur le marché et les ménages sont considérés tant comme des producteurs que des consommateurs car ils produisent un revenu, par le biais du travail par exemple, qui est ensuite utilisé pour consommer. En outre, la théorie de Becker repose sur l'hypothèse néoclassique traditionnelle selon laquelle le comportement d'un ménage est rationnel et celui-ci vise à maximiser son utilité. Afin d'équilibrer la production et la consommation, un temps spécifique est alloué à chacune de ces activités. Plus le ménage consacrera de temps au travail, moins il en aura pour consommer (Becker, 1976). Le temps influe donc considérablement le comportement du ménage.

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Traditionnellement, les mères ont tendance à consacrer plus de temps au travail exercé dans la sphère familiale en comparaison avec les pères. Becker (1965) et Gronau (1977) ont expliqué ce phénomène en termes d'avantages comparatifs. Les femmes sont perçues comme généralement plus productives pour le travail domestique et l’éducation des enfants, et les hommes pour l’exercice d’une activité professionnelle rémunérée (Becker, 1965).

Selon ce modèle, les changements dans l'environnement socio-économique se répercutent de différentes façons sur la division du travail entre les partenaires d'un ménage. Par exemple, une augmentation du salaire de l'homme aura tendance à affecter négativement la participation des femmes au marché du travail tandis qu'elle a un impact positif sur le travail des hommes. A l'inverse, une hausse du salaire de la femme l'incitera davantage à participer au marché du travail mais n'a aucun effet sur le travail des hommes. Un autre exemple est celui de la présence d'enfants dont l'effet diffère selon le sexe. Le nombre d'enfants est positivement corrélé avec l’offre de travail des hommes et négativement corrélé avec celle des femmes (Gronau, 1977).

Cette division inégale du travail domestique a pour conséquence que plus de femmes interrompent leur carrière que les hommes et de ce fait accumulent moins de capital humain4 ou moins vite.

En outre, le défaut de formation ou d’expérience professionnelle des femmes en comparaison aux hommes peut alors les détourner de certains métiers ou les en priver. Il en résulte une ségrégation horizontale et verticale sur le marché du travail (Polachek, 1981). En d’autres mots, les hommes accumulent plus de capital humain et ont tendance à s'orienter/être orientés vers des branches à productivité et responsabilités élevées et se consacrent davantage à leur carrière professionnelle. Les femmes, de par le fait qu'elles se spécialisent dans le travail domestique, travaillent davantage dans des emplois plus compatibles avec la famille. Cela se traduit par une plus forte représentation des femmes dans les emplois et les secteurs d’activité qui demandent moins d’investissement en capital humain, les branches à faible productivité, les emplois à temps partiel et les postes où les pénalités salariales liées à une interruption de carrière sont les plus faibles.

Cette approche économique présente donc les inégalités entre hommes et femmes sur le marché du travail comme le résultat d’un calcul économique rationnel. Les avantages

4 Le capital humain peut être défini comme les capacités et les connaissances propres à chaque individu, qu'elles soient innées ou acquises par l'éducation et l'expérience professionnelle. Ce type de capital inclut également les caractéristiques individuelles telles que la motivation, la persévérance, etc. (Maron, 2004).

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comparatifs de chacun expliquent pourquoi les femmes investissent moins dans leur éducation et pourquoi les employeurs rationnels préfèrent les hommes pour les postes à responsabilités puisque la productivité relativement plus élevée des femmes pour le travail ménager et l’éducation des enfants les amène naturellement à s’absenter et à interrompre leur carrière pour élever les enfants et faire le ménage.

Si les écarts d’éducation entre femmes et hommes qui prévalaient dans les années soixante et septante paraissaient conforter l’hypothèse d’écart de productivité, la forte augmentation de l'activité féminine et la hausse du niveau d’éducation des femmes (qui dépasse aujourd’hui celui des hommes), ne permet plus d’accepter cette configuration théorique et amène à rejeter l’hypothèse des productivités sexuées (England, 1982; Corcoran et al., 1984; Rosenfeld, 1984; England, 1985; Rosenfeld et Spenner, 1992; Tijdens et al., 1997; Bustreel, 2001).

D’une manière plus générale, selon Agarwal (1997), les modèles fondés sur une conception unitaire du ménage permettent d'expliquer en partie les relations de genre mais ils font cependant abstraction de facteurs importants qui affectent le processus de négociation entre les membres du ménage tels que le niveau de salaire, les normes sociales, etc. De plus, l'hypothèse d'un comportement économique rationnel des couples n'est pas réaliste dans la mesure où les choix conjugaux et familiaux ne sont pas uniquement régis par des considérations financières (Barrère-Maurisson, 1998).

Selon Lundberg et Pollack (1996), le fait que les modèles unitaires sont basés sur l'hypothèse d'une utilité commune au ménage, c’est-à-dire ne prenant pas en compte les utilités individuelles des conjoints, ne donnerait pas de cadre théorique aux modèles de mariage et de divorce dans lesquels les conjoints comparent leur utilité espérée dans le mariage à celle espérée dans le cas hors mariage.

Un certain nombre d'économistes (Manser et Brown, 1980; Sen, 1984; Bowles, 1985; Folbre, 1986; Shultz, 1990; Thomas, 1990; Fortin et Lacroix, 1997; Lundberg et al., 1997; Clark et al., 2004) remettent plus particulièrement en cause l'hypothèse de symétrie des comportements des membres du ménage et l'hypothèse de mise en commun des revenus. Ces hypothèses ne sont pas validées empiriquement5 car elles ne prennent pas en compte les

5 Lundberg (1988) et Davies et al. (2000) ont cependant validé l'hypothèse de mise en commun des revenus pour les ménages comportant de jeunes enfants.

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préférences de chaque individu du ménage, ni les interactions dans le processus de décision au sein du ménage.

Les études empiriques sur la répartition intrafamiliale des ressources du ménage dans les pays en développement réalisées dans les années 70 montrent que l’accès aux ressources n’est pas le même pour les différents membres du ménage. En Inde, par exemple, certaines femmes et filles souffrent de la faim alors qu’elles appartiennent à des ménages non-pauvres (Sen, 1984). En outre, le comportement de la famille en termes d'allocation de ressources diffère si les revenus sont gérés par la femme ou l'homme. Hoddinott et Haddad (1995) ont montré, sur base de leur enquête menée en Côte d'Ivoire, qu'une hausse du revenu de la femme (en comparaison à celui de son conjoint) a pour effet d'augmenter proportionnellement les dépenses d'alimentation et de santé destinées aux enfants et de diminuer les dépenses en tabac et en alcool.

Lundberg, Pollak et Wales (1997) sont parvenus aux mêmes résultats et ont montré qu'un membre du ménage ne consomme pas de la même manière selon l'identité du bénéficiaire d'un revenu de transferts. Il ressort de leur étude, menée sur base de couples britanniques dans la fin des années 1970, que le changement de bénéficiaire de transferts financiers de l'homme vers la femme modifie la structure de consommation du ménage en faveur des enfants.

Clark, Couprie et Sofer (2004) ont également montré, sur base de données datant de 1997 et relatives aux couples britanniques, que la femme ajuste différemment son offre de travail selon qu'elle est bénéficiaire d'un revenu de transfert ou que son conjoint l'est.

Ces différents auteurs font dès lors davantage appel aux modèles de conceptions "alternatives" selon lesquels les préférences sont distinctes parmi les membres du ménage. Cette approche est considérée comme plus réaliste pour analyser les décisions familiales (Radja et Dubois, 2000).