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SECTION 1 : DES SOCIALISATIONS MILITANTES ET DES DISPOSITIONS

III. PRODUCTRICES D'UN HABITUS MILITANT FREINET

2. La conception du travail

Comme nous avons pu le voir plus haut, tous mes enquêtés ont un rapport au travail engagé. Ceci découle d'une vision du travail, largement partagée au sein du mouvement Freinet, qui serait de se réaliser dans son travail, presque au point de ne faire qu'un avec ce dernier. Ce, afin de s'y réaliser pleinement, et que ce dernier permette en retour à l'individu de s'accomplir dans sa vie personnelle. D'où cette porosité entre la vie professionnelle et la vie personnelle.

Pour Angèle, elle ne se reconnaissait pas dans la conception segmentée de la vie de son ex- mari, avec le travail d'un côté et la famille de l'autre :

« Moi ça me conviendrait pas, je n'arriverai pas à couper comme ça, à passer la porte et à me dire « ça y est, je change de vie, je change de tête ! » Je peux pas ! [elle rit] », Angèle

Pour Maurice, le travail est plus une profession qu'un métier :

« Et donc si tu veux, c'est plus une profession qu'un métier. C'est pas un truc où tu vas rentrer dedans... Non, c'est ta vie ! Ça fait partie de ta vie. C'est tout », Maurice

Pour Jean-Michel, un choix professionnel est un choix de vie :

« Un choix professionnel, c'est un choix de vie. C'est-à-dire que jamais je ne me suis posé la

57. YON Karel, « Modes de sociabilité et entretien de l'habitus militant. Militer en bandes à l'AJS-OCI », Politix, vol.

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question de séparer strictement ma vie professionnelle et ma vie privée. Pour moi c'est la même chose, mon travail fait partie de ma vie, donc dire « Je ne veux pas dépasser tel quota de travail », Non. », Jean-Michel

Le travail serait ainsi conçu comme moyen de réalisation et d'émancipation des individus.

« Gloire au travail. Je crois que ce qui réalise un homme, c'est sa participation à la société, au bien commun etc, par son travail. Pour moi c'est une façon de se réaliser plus qu'une souffrance, absolument. Et ça je l'ai toujours assumé à fond. », Jean-Michel

Cette vision ne tombe pas du ciel, dans la mesure où l'on retrouve au cœur des pratiques Freinet, l'idée centrale de « changer la nature et le contenu du travail »58, en déconstruisant la vision

que l'on en a, afin que ce dernier ne soit pas vécu comme une souffrance par les enfants. Le but étant qu'il ne soit plus envisagé comme quelque chose de rébarbatif et dénué de sens, qu'il ne représente plus une fin en soi, mais bien un moyen d'épanouissement et d'émancipation, car porteur de réflexions et de questionnements sur le monde qui les entoure.

« Le travail, mais aussi au sens noble, c'est ça qu'on essaie de faire passer à nos élèves […] Qu'on peut être heureux tant qu'on a choisi ce qu'on veut faire. Qu'on peut être heureux par exemple si on a choisi d'être plombier, et qu'on peut faire son métier avec amour […] De concevoir le travail comme une œuvre, pas juste un boulot répétitif, vidé de sens », Héloïse

Dès lors, l'on peut très vite comprendre que cette représentation du travail chez les enseignants Freinet ne s'applique pas qu'aux enfants, et bien aux enseignants eux-mêmes. Ce qui non seulement illustre cette intériorisation et reproduction d'un habitus militant, mais permet aussi de comprendre leur engagement au sein du mouvement Freinet, notamment en terme de coûts.

Bien qu'il soit coûteux en terme de temps et parfois générateur de tensions au niveau familial, c'est bien parce que leur engagement modifie leur rapport à leur travail et à leur profession ; et qu'il est générateur de certaines formes de rétributions, allant bien au-delà de leurs fonctions enseignantes, qu'ils le poursuivent et continuent à s'investir.

« Mais après c'est bien [ce flou de frontières entre la vie privée et la vie professionnelle], parce que t'es... t'es en accord avec toi-même quoi. Ce que tu fais, tu le ferais de la même façon dans les deux endroits [au travail et à la maison]. T'es pas différente parce que d'un côté t'es l'enseignante, et de l'autre l'épouse, la mère... », Angèle

« Certes, c'est quelque chose qui demande extrêmement de travail [d'enseigner en pédagogie

Freinet], faut pas se le cacher. Mais en même temps, on a la chance d'avoir un travail gratifiant,

si tu vois les résultats de ce que tu fais […] Je disais tout à l'heure qu'un choix pédagogique c'est un choix de vie, mais c'est un choix de vie qui a amélioré ma vie. Tout en la rendant très serrée, très lourde parfois [...] parce que ça prend beaucoup de temps et d'investissement », Jean-Michel « Ca n'engage pas que le temps de travail. Ca engage beaucoup plus que ça. Ca engage sa personne. Même si au départ c'était un choix pédagogique, ça devient un choix de vie », Simon

Page | 31 En effet, tous mes enquêtés ont évoqué, plus ou moins explicitement et de façon conscientisée, que leur engagement au mouvement Freinet leur permettait de faire correspondre et coïncider leur identité personnelle et professionnelle. Notamment ceux qui avaient des convictions politiques affichées, et d'autres formes d'engagements (associatifs, syndicaux, politiques partisans).

« Pour moi je le croise [son engagement au mouvement Freinet] avec mes autres engagements hein. Bon mais clairement le mouvement Freinet ça m'a apporté énormément de choses quoi […] Un bien être de cohérence avec d'autres engagements […]

C'était un engagement complet de militantisme, que je retrouvais dans le politique ou le syndical. C'est-à-dire que c'est un sens, c'était le sens que... C'est ce qui a fait sens à ce que je vis quoi, à ma vie ! », Simon

« C'est plus qu'un engagement, c'est un art de vivre. C'est beaucoup plus global. Tu fais du Freinet chez toi, dans ton jardin, avec tes voisins, avec tes enfants, avec ta femme, avec tes parents... C'est pour ça que c'est pratique si tu veux, t'as plus besoin de couper […] C'est pour ça que c'est un art de vivre. Ouais, une façon de vivre », Maurice

« Ca fait sens tout ça [en parlant de son engagement associatif de groupement d'achats avec son

engagement au mouvement Freinet] […] C'est un tout en fait, une façon de voir la vie, une façon

de voir la société », Héloïse

Cette façon d'envisager l'engagement comme un « tout » et ainsi de le faire entrer en

concordance avec des convictions plus larges, qui pourraient être considérées comme relevant d'autres sphères de la vie sociale, permet justement d'affaiblir les distinctions entre ces diverses sphères. Soit de ne pas « couper »59 entre une identité qui serait professionnelle et une autre plus

personnelle.

Donc, cela permet d'éviter, selon mes enquêtés, toute contradiction ou tout « hiatus »60 entre ses convictions, notamment politiques, et sa pratique professionnelle, soit d'aborder leur profession différemment. Et ce, d'autant plus pour ceux qui ont un engagement politique ou syndical parallèlement à leur engagement au mouvement Freinet.

« Y'a une espèce de schizophrénie je trouve, chez pas mal de militants politiques et syndicaux, qui ont des positionnements, y compris de valeurs éthiques, révolutionnaires […] donc plutôt la gauche de la gauche hein, mais qui en tant que prof par contre, quand ils sont profs, ils le sont d'une manière hyper classique quoi. Ils mettent des notes, des classements, ça les gêne pas. Donc pour moi, y'a une contradiction interne », Simon

« Et donc y'a pas de hiatus […] Je sais pas moi, c'est comme si... Un prêtre catholique. Un prêtre catholique, pédophile, y'a un hiatus quoi, y'a un truc qui coince. Ca correspond pas normalement aux évangiles et à tout ça. Ca veut dire que dans sa vie, y'a des moments où il est comme-ci, et des moments où il est comme ça. Ben il faudrait qu'il soit toujours comme-ci, ou toujours comme ça. […]

Et, moi je trouve que, si t'es d'accord avec les idées de la pédagogie Freinet, si d'un seul coup tu peux faire coïncider tout ça, ben ta vie elle est une, puis c'est tout quoi... Donc t'as pas... T'arrives à être authentique », Maurice

59. Extrait d'un entretien réalisé avec Marcel le 1er Mars 2018. 60. Ibid

Page | 32 Ainsi, ce flou entre la vie personnelle et la vie professionnelle causé par l'engagement, en même temps qu'il est un coût, peut devenir une rétribution. Dans la mesure où il permet de garder une forme de fidélité à ses propres convictions dans l'exercice du métier d'enseignant, et ainsi de ne pas « voter à gauche mais faire classe à droite »61. Cela permet donc une certaine

authenticité, tout en surinvestissant son rôle d'enseignant. Et ce, non pas seulement concernant des convictions politiques, mais aussi des conceptions plus philosophiques de l'enfant, de la liberté, etc. Aussi, ce surinvestissement de leur activité professionnelle peut procurer une réalisation de soi, pouvant être source de bonheur et du bien-être, et ainsi constituer des rétributions, allant au-delà de l'espace de l'engagement.

Comme le montrent les travaux de Jacques Lagroye et Johanna Siméant, l'engagement repose sur « son aptitude à entretenir les conditions institutionnelles qui rendent possible

quelque forme de bonheur chez ceux qu'il autorise ainsi à vivre comme ils le désirent […] ce bonheur est la condition de leur aptitude à bien tenir leur rôle »62

Cette porosité entre sphère militante, sphère professionnelle et sphère personnelle ou familiale témoigne d'une certaine force de l'habitus militant Freinet. En effet, ce dernier crée des dispositions, des coûts et des rétributions, devenant parfois tellement intériorisés que l'identité militante devient un aspect de l'identité des individus.