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SECTION 2 : DE L'HETEROGENEITE : DES EFFETS DE GENERATION ENTRAINANT

I. DES DISPOSITIONS MILITANTES PRECEDANT L'ENGAGEMENT, ET DES

3. Des événements déclencheurs

Dans ses travaux sur les militants communistes, Nathalie Ethuin montre l'importance d'événements ou d'éléments de trajectoires, liés à une prise de conscience au moment de l'entrée dans le monde professionnel ouvrier87. Chez mes enquêtés, il s'agit d'une prise de conscience liée à l'entrée

dans la sphère professionnelle enseignante, ayant constitué des dispositions pédagogiques voire politiques qui, dans une temporalité plus ou moins longue de leur carrière militante, ont concouru à la formation de ce que je qualifierai d' « éléments déclencheurs » ; soit des points de rupture les ayant fait basculer dans l'engagement.

Ainsi, nous verrons que les événements ayant constitué des passages à l'engagement chez mes enquêtés sont, sans exception, liés à leur pratique enseignante. Je les ai ainsi qualifiés de « ruptures pédagogiques ». Ces dernières prennent diverses formes, que je vais exposer ici, et sont liées à la question des motivations à s'engager en pédagogie Freinet. J'ai fait le choix de n'exposer que certaines de ces motivations qui m'apparaissaient comme les plus importantes, dans la mesure où elles étaient étroitement liées aux éléments déclencheurs. Pour les autres, elles seront exposées sous forme de tableaux dans la seconde sous-partie de cette section.

a. Avoir été nommé dans un établissement Freinet

Pour deux de mes sept enquêtés, Héloïse et Noah, ce fut d'avoir volontairement demandé une école Freinet – c'est-à-dire où tous les membres enseignants de l'école sans exception exercent en pédagogie Freinet et sont engagés au mouvement Freinet – et d'y avoir été nommé – qui fut l'élément déclencheur les faisant s'engager eux-mêmes au mouvement Freinet.

En effet, Noah fut nommé à l'école expérimentale Hélène Boucher de Mons-en-Baroeul, qui est une des rares écoles labellisées Freinet en France, et Héloïse fut nommée à une école dans l'Avesnoy, à Vieux-Mesnil, qui n'est pas officiellement labellisée Freinet, mais où tous les enseignants pratiquent cette pédagogie. Pour les deux, ce fut un choix de s'orienter dans ces écoles, justement parce qu'ils souhaitaient « passer à l'acte » et s'investir en pédagogie Freinet. Ils ont dès lors commencé à intégrer le mouvement Freinet par la participation à un stage, et ainsi à s'y engager.

Noah est au mouvement Freinet depuis 2 ans, soit depuis qu'il est enseignant titulaire, et Héloïse y est depuis un an et demi, alors qu'elle enseigne depuis 17 ans, ce qui signifie qu'elle a

87. ETHUIN Nathalie, « De l'idéologisation de l'engagement communiste. Fragments d'une enquête sur les écoles du

Page | 48 enseigné durant 16 ans en pédagogie dite « traditionnelle ».

C'est d'ailleurs cette expérience de 16 ans d'enseignement en pédagogie classique, qu'elle qualifie de « bonne vieille pédagogie » qui l’a poussé à vouloir changer ses pratiques, notamment afin de ne pas « s'encroûter » dans sa profession :

« Mon voisin de classe quand j’ai commencé, il avait son cahier journal, il était à 2 ans de la retraite, et c’était écrit au stylo, et il gommait la date en haut qui était écrite au crayon gris, et il gommait la date du jour, de l’année en cours. Et ça, c’est un aspect déprimant… T’as pas envie quoi. Ça donne pas envie, et ça fait pas rêver. Parce que tu sais déjà à l’avance tout ce qui va se passer dans le film. Donc t’as pas de raisons de le regarder ce film... Et finalement tes élèves, bah tu les vois tous pareil ! Tu vois d’une année à l’autre, allez hop ! Tu changes de paquet… Un nouveau troupeau et puis… Va manger la même chose et puis… A la fin de l’année je le passerai à mon copain, qui va faire la même chose…

C’est pas du tout motivant ‘fin… Tu t’encroûtes vite hein… », Héloïse. b. S'être senti seul dans ses pratiques « plus ou moins Freinet »

Deux de mes enquêtés pratiquaient déjà « plus ou moins du Freinet »88 sans être engagés au

mouvement du groupe départemental, Angèle et Simon.

Pour ces deux-là, ce qui constitua l’événement déclencheur qui les fit passer à l'acte de s'engager au mouvement Freinet fut de se « sentir seul »89 dans leurs pratiques, fait qui constitua ainsi

une volonté d'aller chercher de la coopération et des techniques auprès d'enseignants engagés.

Pour Angèle, cela se matérialisa par le fait que durant ses deux premières années de carrière enseignante, elle n'était pas titulaire d'un poste et intervenait dans différentes écoles en effectuant des décharges de directions90 d'enseignants qui étaient directeurs des écoles où elle intervenait – ce qui

signifie qu'elle additionnait plusieurs quart temps afin de constituer un temps plein. Ainsi, sur une des classes dans lesquelles elle intervenait, l'enseignant pratiquait la pédagogie Freinet et était engagé au mouvement Freinet. Elle s'est ainsi familiarisée avec ces techniques en travaillant avec lui. Lorsqu'elle n'a plus eu sa décharge de direction, ce dernier l'a introduite au mouvement Freinet, puisqu'elle n'avait plus personne pour la guider dans l'usage de ces techniques.

De plus, avec les autres décharges de direction qu'elle avait, dont les enseignants exerçaient eux en pédagogie traditionnelle, ce qui lui en a fait pratiquer durant deux ans et elle en a vite été écœurée. Non seulement par l'aspect répétitif du travail mais aussi par son caractère anticipable :

« Comme je faisais des décharges de directeurs, je me mettais dans le moule de ces enseignants-

88. Extrait d'entretien réalisé avec Simon le 20 Avril 2018 89. Ibid

90. Lorsqu'un enseignant est directeur d'école, suivant la taille de cette dernière, il bénéficie de décharges de direction,

qui sont une ou des demi-journées dégagées de son emploi du temps, afin qu'il gère diverses tâches administratives liées à la direction de l'école. Il se fait ainsi remplacer par un autre enseignant qui, de fait, n'est pas titulaire du poste.

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là. Et 3 sur les 4 que j'ai remplacé étaient des enseignants classiques. Et j'en ai eu très vite assez d'avoir l'impression de corriger 50 fois les mêmes bêtises, en me disant que c'était toujours la même chose que j'allais avoir, et toujours les mêmes élèves qui buteraient au même endroit, et que je savais d'avance qui ne réussirait pas. Donc je me suis dit que je n'avais pas envie de vivre ça toute ma vie », Angèle.

Mais aussi de la monotonie que pouvait représenter certaines formes d'enseignement traditionnel :

« Et je me suis dit que je n'avais pas non plus envie de trouver ce qu'un gentil directeur de l'époque m'avait donné – il m'avait donné son travail pour m'aider à faire le mien –, donc j'avais retrouvé toute une série de feuilles toutes jaunies, avec juste la date à changer. Et c'était le programme pour toute l'année, déterminé quasiment de septembre jusque juin. Donc je me suis dit que si c'était ça enseigner je préférais mourir [elle rit]. Grosse angoisse, je me suis dit « Je peux pas faire ça ! », Angèle.

Ainsi, ces expériences lui ont permis de se forger des sortes de contre-exemples enseignants, qui l'ont poussé, dès qu'elle ne s'est plus retrouvée avec les décharges de direction de l'enseignant exerçant en Freinet, à s'investir au mouvement.

Comme les précédents, elle a commencé par la participation à des réunions et des stages et s'est ainsi engagée au mouvement Freinet. Elle enseigne ainsi depuis 34 ans et a 32 ans d'ancienneté au mouvement Freinet, ce qui signifie qu'elle a enseigné 2 ans en pédagogie – plus ou moins – traditionnelle.

De la même façon, Simon mobilisait déjà « plus ou moins »91 des techniques Freinet dans sa

pratique enseignante et cela était notamment dû au groupe de formation autogéré aux pédagogies actives/libertaires qu'il avait co-créé à l’École Normale. Au bout de 5 ans de pratique seul, il a pris contact avec des enseignants engagés au mouvement Freinet, afin d'avoir

« Une mutualisation, une entraide au niveau des pratiques de classe, et en même temps une réflexion un peu politique – pas un peu, politique – sur les questions d'éducation »

Il s'est ainsi engagé au mouvement Freinet après 5 ans de pratique – plus ou moins – traditionnelle. Cela fait 37 ans qu'il enseigne et donc 32 ans qu'il est engagé au mouvement Freinet.

c. Le refus d'enseigner en pédagogie traditionnelle après sa formation enseignante

Pour un de mes enquêtés, Maurice, il s'engagea au mouvement Freinet à sa sortie de l’École Normale, soit dès sa première année d'enseignement.

« Mon cas est assez particulier si tu veux, ça a choqué... Je suis sorti premier de l'Ecole Normale, donc si tu veux, j'étais le modèle-même de la pédagogie qui y était enseignée à ce moment-là. Et j'ai dit « Je ne ferai pas ce que vous m'avez enseigné [il rit] ! Et j'étais promis à un avenir... On m'avait proposé d'aller dans l'école annexe de l'Ecole Normale, et le directeur m'avait dit « Tu

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viens, dans 6 mois t'es conseiller pédagogique, et puis dans 3 ans t'es inspecteur » »

Il a donc refusé cette offre, mais étant donné qu'il était major de promotion, il bénéficiait d'une forme de privilège, qui était d'avoir le choix de son lieu d'enseignement :

« T'avais toutes les écoles du département, et tu choisissais celles que tu voulais. J'étais premier, donc j'avais toute la liste. Donc j'aurai pu aller au Touquet, au centre-ville d'Arras... Et je suis allé dans le bassin minier, à Avion »

Et ce afin d'enseigner directement en pédagogie Freinet, dans un milieu ouvrier, duquel il était lui-même issu :

« Parce que je voulais tout de suite m'attaquer si tu veux aux... Moi je suis issu du monde ouvrier, et je me suis dit « Il faut que j'aille voir », je vais pas aller faire classe à des petits enfants de bourgeois qui ont tout ce qu'il faut chez eux... Non je vais retourner voir mes petits frères-là et puis je vais leur faire faire des textes libres92, de la recherche mathématique, des choses comme

ça ! », Maurice

C'est ainsi qu'il s'est engagé au mouvement Freinet, et y est donc depuis 48 ans, avec 37 années93 d'ancienneté dans l'enseignement, uniquement en pédagogie Freinet.

d. Avoir eu une classe « très compliquée »

Pour ce qui est de Jean-Michel, il a été enseignant en MECS durant 19 ans dans sa carrière, et a passé le concours d'instituteur spécialisé, en plus de celui d'instituteur. Arrivé dans cet établissement au début sans formation, il a tout appris « sur le tas ».

« Les débuts ont été... mais alors, terribles, catastrophiques […] Notre premier problème [à sa

classe et lui], ça a été de survivre hein […] Ça a roulé pendant un certain nombre d'années, et

puis...'Fin au début c'était la cata', après je me suis adapté, j'ai appris évidemment, donc j'dirais qu'au bout de 2 ou 3 ans j'ai pu assurer correctement mon métier »

Au bout de quelques années de pratique dans cet établissement, il est tombé sur une classe difficile, qui lui a fait se dire qu'il allait changer de métier s'il ne trouvait pas d'autres techniques pédagogiques :

« Y'a eu une année, très particulière, où j'me suis retrouvé dans une classe avec de très grands gamins, qui attendaient des places dans des SEGPA... Y'en a qui avaient 13/14 ans, vraiment en échec, une estime de soi... C'était vraiment une horreur. Et donc là j'me suis retrouvé en très grande difficulté, parce que ces gamins étaient rétifs, forcément, à un système scolaire qui les avait mis en échec...

Donc là j'étais au bord de la rupture. C'est-à-dire que je m'étais dit « Soit je trouve une solution pour mettre ces gosses au travail, soit je change de boulot, parce que ça va être insupportable » »

Cette année-là, « par miracle » il y avait un stage Freinet proposé dans le cadre de la

92. La pratique du texte libre et de la recherche mathématiques sont des pratiques emblématiques de la pédagogie

Freinet.

93. 37 années d'enseignement auxquelles on ajoute 11 années de retraite, afin d'arriver à ces 48 ans d'ancienneté au

Page | 51 formation continue : « S'exprimer pour apprendre en classe coopérative », auquel il a participé et qu'il a beaucoup apprécié, dans lequel il a trouvé des ressources pédagogiques afin de pouvoir

« S'appuyer sur la culture première et sur l'expression des enfants, pour les mettre au travail et aller vers les apprentissages »

C'est ainsi qu'il s'est engagé au mouvement Freinet, où il est actif depuis 21 ans, après avoir enseigné en pédagogie traditionnelle pendant 15 ans avant, soit au total 36 années d'ancienneté en tant qu'enseignant.

e. Un événement familial : la naissance d'un premier enfant

Pour mon dernier enquêté, Dimitri, cette « rupture pédagogique » s'est matérialisé par un événement extérieur à l'enseignement, mais pas pour autant déconnecté de préoccupations pédagogiques.

Au début de sa carrière, il avait approfondi les enseignements qu'il avait eu à l'ESPE quant aux pédagogies actives, parce qu'il avait eu une classe « très compliquée », en REP +, avec laquelle c'était aussi une « catastrophe », notamment dans le comportement des enfants entre eux :

« Dès qu'il fallait se mettre au travail, ça se frappait dessus, au sens propre quoi. Ça se levait, ça se foutait des droites et c'était vraiment... Vraiment malsain, et j'étais arrivé à un point où je pouvais même pas trop... 'Fin je vais pas dire leur tourner le dos, mais ça en était là quoi, je pouvais même pas penser à ce que j'allais leur faire passer comme enseignement, j'en étais totalement incapable. J'étais juste... Juste une vaste protection » Dimitri.

Il avait ainsi essayé de mettre en place des techniques de pédagogie active, non pas de la pédagogie Freinet, mais de la pédagogie institutionnelle94, mais il s'était « lamentablement vautré »,

notamment du fait d'avoir essayé ça seul, sans encadrement et sans aide d'enseignants pratiquant les mêmes pédagogies.

C'est plus tard, six mois après, lorsque sa femme est tombée enceinte, qu'il a commencé une grande période de remise en question, qui s'est poursuivie jusqu'à la naissance de sa fille :

« Ma femme est tombée enceinte et... Et voilà je me suis dit maintenant... Je me suis remis en question sur beaucoup de choses : quelles étaient mes valeurs, qu'est-ce que je voulais transmettre à ma fille... Et j'ai tout remis à zéro. […] C'est vraiment quand ma fille est née que je me suis dit voilà, « qu'est-ce que j'aurai voulu, qu'est-ce que je veux moi en tant que parent »... Et alors je me suis dit « mais attends, t'es absolument à l'opposé de ce que tu veux faire passer à ta fille ! Donc là voilà, pour le coup, j'ai changé énormément de choses »

Dont ses pratiques pédagogiques. Mais étant donné qu'il avait connu un échec auparavant dans la tentative d'instauration de nouvelles pratiques, et qu'il était toujours dans des « milieux difficiles », en REP +, il ne voulait pas revivre la même expérience que précédemment, et est donc venu chercher de la coopération au mouvement Freinet.

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« Donc j'ai pris ma liberté [par rapport à des formes de pédagogie plus « traditionnelles » qu'on lui avait enseigné à l'ESPE], et à partir de là je me suis dit « par contre, si je refais la même

expérience seul avec mes bouquins, faut pas se leurrer, je vais me replanter ».

C'est donc principalement la naissance de sa fille qui constitua l'élément déclencheur, ayant entraîné le « passage à l'acte » de s'engager en pédagogie Freinet. Il a participé à un premier stage du mouvement Freinet, puis s'y est engagé ensuite. Il y est engagé depuis 3 ans, et enseigne depuis 7 ans au total, soit 4 ans d'enseignement en pédagogie – plus ou moins – traditionnelle.

Comme nous avons pu le voir, bien qu'il y ait différents types de « ruptures pédagogiques » chez mes enquêtés, nous voyons ici qu'elles ont toutes entraîné une volonté de changer, ou de renouveler, de façon plus ou moins radicale, leurs pratiques pédagogiques enseignantes. Cependant, quand je parle de « passage à l'acte », je parle bien de passage à l'engagement, soit au mouvement Freinet, et non du moment où ils auraient commencé à se familiariser à la pédagogie Freinet dans leur enseignement et à en pratiquer des techniques, étant donné que je travaille sur l'engagement et non sur les pratiques pédagogiques elles-mêmes, et que de toutes façons, certains mobilisaient déjà plus ou moins des méthodes Freinet dans leurs pratiques pédagogiques.

Ainsi, nous avons vu que, quel que soit le type de dispositions, antérieures à l'engagement et ayant participé à la construction de ce dernier, tous sans exception ont connu une forme de rupture pédagogique, qui a constitué l'élément déclencheur du passage à l'engagement. Cependant, nous remarquons qu'il existe une certaine hétérogénéité, en plus des différents types de dispositions, des motivations à s'engager en pédagogie Freinet, bien que tous mes enquêtés partagent le fait que ces motivations soient d'ordre pédagogiques. Pour les motivations d'un autre type, j'y reviendrai dans la deuxième sous-partie de cette section.

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II.

DES PROFILS-TYPES DE CARRIERES MILITANTES PARMI MES