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La conception des TIC : un

processus sous influences

En tant qu'artefact, les outils collaboratifs et les TIC en général, ne peuvent s'envisager que comme le produit d'une action humaine dont la conception constitue un aspect essentiel. Le chapitre précédent nous a permis d'entrevoir la complexité de ces outils et les implications que ceux-ci peuvent avoir sur leurs contextes d'usage. Ce second chapitre nous permet d'aborder la conception des outils collaboratifs qui est une étape essentielle à partir de laquelle un sens est donné à l'outil, à travers ce que nous pouvons appeler ses éléments de conception, c'est-à-dire ses fonctionnalités, son ergonomie, le langage utilisé, etc. En effet, si nous nous appuyons sur l'hypothèse que le dispositif technique porte l'empreinte des représentations de ses concepteurs et des facteurs qui ont influé sur sa conception, il nous semble fondamental de décrire ce que recouvre ce processus particulier.

Au cours de la conception, que nous analysons comme un processus, de nombreux acteurs sont mobilisés, des connaissances sont acquises et exploitées et de nombreuses décisions sont prises. Ceci en fait un processus d'une grande complexité, à la fois centré sur lui même à travers la coordination de l'apport des acteurs impliqués, et tourné vers l'extérieur à travers l'intérêt qu'il porte à l'univers auquel est destiné l'artefact conçu afin de correspondre au mieux aux attentes. Nous verrons qu'il fait l'objet de nombreuses sources d'influences qui déterminent en partie les représentations de l'artefact que possèdent les acteurs et le sens qu'ils lui donnent.

1. Perspective systémique du processus de

conception et d'innovation

La conception désigne à la fois un processus et le résultat de ce processus13. En tant que processus, qui nous intéressera particulièrement ici, la conception en est une forme complexe, dont les contours, en dehors des sciences de l'ingénieur et de la gestion, restent relativement flous pour la plupart de gens. Cependant, il existe à son sujet bon nombre de définitions dont on peut distinguer deux catégories : celles adoptant un point de vue organisationnel et celles adoptant un point de vue cognitif.

1.1. Le processus de conception

Du point de vue organisationnel, la norme ISO 9000 (NF X 50-100 citée par Bellut (2005 : 7)) définit la conception comme un « ensemble de processus qui transforme des

exigences en caractéristiques spécifiées ou en spécification d'un produit, d'un processus ou d'un système. Les termes conception et développement sont parfois utilisés comme synonymes et parfois utilisés pour définir des étapes différentes du processus global de conception et développement ». En effet, on distingue généralement la phase de

conception de celle de développement : la première désigne le processus de planification et de spécification du concept, alors que le second se limite à la mise en œuvre technique des spécifications, définies au moment de la conception, par des opérateurs de fabrication. Françoise Darses et Pierre Falzon (1996 : 123), chercheurs spécialistes en ergonomie, soulignent en effet que « le terme "conception" est alors

réservé aux activités des opérateurs du bureau d'études qui définissent les spécifications et le concept d'un produit, ou encore aux activités des architectes qui pensent le concept d'un édifice ».

Du point de vue cognitif, le déroulement de la conception « consiste en un passage

d'une situation initiale d'insatisfaction à une situation objective, dans laquelle cette insatisfaction est résolue par la définition du produit » (Lonchampt, 2004 : 20) et peut

être donc assimilée à un processus de résolution de problème. Plusieurs traits caractérisent le problème de conception :

13On peut entendre parler, en effet, de la bonne ou mauvaise conception d'un produit. Il n'est pas

question ici du déroulement du processus, mais plutôt de l'état du produit, de sa structure, de ses fonctionnalités qui répondent ou non aux attentes des utilisateurs, usagers, clients ou consommateurs.

– il s'agit d'un problème mal défini (ill-defined) : selon Willemien Visser (2001 : 5), le problème n'est pas complètement spécifié, de façon immuable et non ambiguë par la demande initiale observée ou exprimée ;

– il s'agit d'un problème ouvert : contrairement à un problème fermé qui n'admet qu'une solution unique ou appartenant à un ensemble fini, le problème de conception admet un ensemble de solutions ni fini, ni prévisible. Comme le soulignent Françoise Darses et Pierre Falzon (1996 : 123), « il n'y a pas de

chemin prédéterminé vers la solution : on connaît un certain nombre de procédures utiles et de méthodologies de conception, on peut s'appuyer sur des projets similaires déjà traités ou sur des prototypes existants, mais il faut à chaque fois réinventer les étapes qui séparent les spécifications de la production » ;

– il s'agit d'une résolution collective : la conception est un processus qui mobilise de nombreuses compétences et de nombreux acteurs, qui vont coopérer et dont les activités doivent être coordonnées. Willemien Visser (2001 : 5) ajoute également le fait que la conception est le lieu de croisement de représentations de différentes natures, selon les connaissances, le domaine de référence ou le niveau d'abstraction ;

– il s'agit d'un problème complexe : les paramètres à prendre en compte dans le processus de conception sont très nombreux et la plupart du temps interdépendants : coût, délai, fiabilité, fonctionnalité, esthétique, etc. Aussi, devant la multitude des paramètres et des acteurs inclus dans le processus, le choix, concernant la solution retenue, sera davantage acceptable qu'optimal. Nous évoquerons ces caractéristiques au cours de notre analyse en revenant plus spécifiquement sur l'aspect collectif de la conception. Pour l'heure, nous relevons que le caractère « mal défini », « ouvert » et « complexe » d'un tel processus donne un poids particulier aux représentations que les acteurs ont du produit. Celles-ci sont les fondations d'un jeu de construction au cours duquel ce qui est à construire n'est pas uniquement l'objet lui-même mais le plan qui le précède, un plan qui peut être considéré comme une mise en forme et en structure des représentations mentales des individus impliqués.

1.2. Les modèles de conception

La conception est un processus qui peut être également abordé sous l'angle organisationnel. Plusieurs modèles ont été proposés pour présenter l'ordre dans lequel s'effectue les actions et les produits de chacune des étapes franchies. La conception peut se concevoir de manière séquentielle ou de manière simultanée. La thèse en sciences de l'ingénieur de Dominique Scaravetti (2004), sur laquelle nous nous appuyons ici, propose un étude synthétique complète portant sur les différents modèles de conception.

Trois étapes importantes, pouvant varier dans leur formulation ou leur pratique, ponctuent la plupart des modèles (Scaravetti, 2004 : 20) :

– une définition du problème : un besoin est exprimé par un demandeur, et fait l'objet d'une analyse en termes d'exigences ou de contraintes. Cette première étape se voit généralement conclure par l'élaboration d'un cahier des charges fonctionnel (CdCF) qui reprend l'analyse du besoin en terme de fonctions, sans que la solution ne soit encore envisagée ;

– la définition conceptuelle : partant des besoins et contraintes exprimés et de leur traduction en terme de fonctions par l'analyste, cette phase permet d'élaborer une première réponse en formulant un ensemble de solutions possibles qui sont ensuite évaluées sur le plan de la faisabilité pour ne retenir qu'un concept, résultat d'un travail de créativité, de recherche d'information et de validation. Ce concept peut faire l'objet d'une phase de pré-développement qui permet d'évaluer sa faisabilité technique, financière et commerciale ;

– la conception détaillée : le concept est ensuite décrit de manière détaillée pour pouvoir être transmis aux agents de production et guider leur action.

On retrouve ces étapes dans la figure 3 en guise de synthèse :

Dans sa thèse en ingénierie industrielle, Pierre Lonchampt (2004 : 19) signale que, cependant, les limites ne sont pas toujours aussi bien établies. En aval, inclut-on l'utilisation comme élément du processus de conception ? En effet, dans la mesure où l'utilisation amène souvent à revenir sur la conception du produit, à le modifier, la question peut se poser. De même, l'expression du besoin fait-elle partie du processus, ou est-elle extérieure ? Dans la mesure où le besoin tel qu'il est pris en compte dans le reste du processus n'est en fait qu'une interprétation, une modélisation.

Les modèles séquentiels rencontrent de nombreux problèmes et sont parfois assez peu représentatifs de l'activité réelle de conception. Ce type de modèle souffre notamment d'un manque de flexibilité lorsqu'un problème se présente en cours de processus. Il est, par exemple, difficile et coûteux de revenir sur des décisions prises une ou plusieurs phases en amont. De là sont apparus, dans la fin des années quatre-vingts, les modèles de conception simultanée ou conception concourante (concurrent

engineering). La particularité de ces modèles est de proposer l'exécution de toutes les

étapes de manière simultanée, ceci ayant de nombreux avantages tels que la prise en compte au plus tôt des points de vue de tous les acteurs du processus, ou encore un gain de temps par la réduction de la durée de développement. Mais ils présentent également quelques problèmes : comment coordonner les activités de manière cohérente ? Comment formaliser les connaissances et les décisions ?

La conception se présente donc comme une activité fortement organisée et il semble qu'elle influe considérablement sur les représentations des acteurs car l'évolution des modèles, linéaires, simultanés et itératifs, montre les insuffisances qui les caractérisent et les formes de détermination qu'ils exercent sur les représentations. En effet, dans les modèles linéaires, ces représentations sont figées et peu évolutives, tandis que dans les autres modèles, les représentations peuvent davantage évoluer et s'approcher d'une construction de la réalité du terrain, comme tendent à le montrer les approches participatives de la conception.

La conception est à la fois organisation et processus de résolution de problème et à ce double titre, trois caractéristiques ont attiré notre attention : ce processus est à la fois un processus collectif, un processus décisionnel et un processus d'apprentissage.

1.3. Trois regards sur le processus de conception

1.3.1. Un processus collectif

Une vision quelque peu mythique de la conception évoque l'histoire d'un génial inventeur d'une nouvelle technologie exerçant seul dans l'espace confiné de son garage. Sans nier totalement la part de vérité dans le mythe, nous pouvons constater que les entreprises actuelles s'appuient plutôt sur des structures de travail qui privilégient une dimension collective jugée nécessaire. Comme le soulignent Zahra Idelmerfaa et Jacques Richard (2002 : 364), « ces structures tendent à rassembler un nombre de plus

en plus important de métiers différents, souvent distribués géographiquement et qui doivent coopérer le plus efficacement possible, pour aboutir à la définition du produit optimisant au mieux les aspects coût, délai et qualité ». Différentes manières d'organiser

cette activité collective existe, on peut distinguer par exemple la co-conception de la conception distribuée (Darses et Falzon, 1996), qui reprend la distinction entre

collaboration et coopération ou entre coopération forte et faible, à savoir que dans un

cas, les acteurs partagent un même objectif et travaillent conjointement pour l'atteindre, chacun dans ses compétences respectives, l'autre cas désignant la situation où les acteurs travaillent simultanément mais non conjointement, en parallèle, sur un projet de conception. Autre modèle, l'ingénierie alternative, est apparue antérieurement à l'ingénierie concourante. Ce mode de conception, apparu dans les années soixante-dix, a précisément pour objectif d'associer l'ensemble des acteurs, considérés comme porteurs de connaissances utiles au processus, dans l'activité de conception (Caelen, 2009 : 83). Au vu des évolutions des méthodes de management de la conception, la dimension

collective semble donc être une dimension particulièrement cultivée, mais celle-ci n'est pas sans difficultés. Ainsi, selon Frédéric Gautier (2003), l'action collective pose un ensemble de problèmes tels que :

– des problèmes de référentiels : les acteurs possèdent chacun une perception différente d'une même situation, due à leurs connaissances et leur vécu, ce qui est susceptible d'engendrer des ambiguïtés, des décalages entre les représentations individuelles de la situation, nécessitant des mises au point régulières et une orientation clairement redéfinie du processus ;

– des problèmes d'organisation : la situation collaborative contraint les actions des uns par les actions des autres, il existe une interdépendance dont il faut tenir compte dans la coordination ;

– des problèmes de qualité : l'organisation de l'activité de conception peut se refléter sur les résultats.

Dans ce cadre, l'activité de conception, comme activité collective, implique des problèmes particuliers que nous souhaitons présenter ici.

1.3.1.1. Les acteurs de la conception

Qui participe à la conception ? Comment s'organise et se coordonne l'activité de ces acteurs ? Quelles sont leurs relations ? Pour répondre à ces questions notons tout d'abord que les types d'acteurs varient en fonction de plusieurs facteurs, à savoir :

– la situation de conception : la conception est-elle destinée à un marché ou à un client en particulier ?

– le niveau d'observation : inclut-on les clients, utilisateurs, usagers ? Qu'en est-il des autres membres de l'organisation ? Qu'en est-il des partenaires extérieurs ? Selon ces facteurs, nous n'obtenons pas les mêmes types d'acteurs. Dans le cas d'une conception de type participative, les utilisateurs ou leur représentant, sont souvent associés au processus, en amont et de manière itérative au cours du processus, mais ce n'est pas toujours le cas.

Hossein Saiedian et Robert Dale (1999 : 420) identifient les acteurs du processus de conception selon leur appartenance au côté client ou au côté concepteur. Du côté client, nous trouvons les acteurs suivants :

– les utilisateurs finals du système conçu ;

– les experts du domaine qui possèdent la compréhension de l'environnement du système ou les problèmes du domaine dans lequel le système sera employé. La notion d'expert du domaine rejoint la notion de prescripteur qui désigne, selon Pascal Le Masson et al. (2006 : 128), un acteur spécialiste du métier, dont l'apport principal est la connaissance qu'il possède sur les pratiques et les enjeux types du milieu auquel appartiennent les destinataires du produit ;

– les agents de maintenance logicielle (software maintainers), chargés de la gestion du changement, de l'implémentation et de la résolution des anomalies. Du côté des concepteurs, nous trouvons les acteurs suivants :

– les gestionnaires de projet (program management), responsables autant de la supervision du développement du projet, que des ventes du produit et de son marketing. Dans cette catégorie nous trouvons la direction de projet qui se distingue de la responsabilité de projet, le directeur de projet étant chargé des décisions stratégiques, politiques, humaines et de la définition des objectifs généraux du projet ;

– les spécificateurs (requirement engineers), responsables de l'identification et de la documentation des besoins et contraintes exprimés ou supposés. Nous trouvons dans cette catégorie, le responsable de projet (ou chef de projet) qui se consacre à sa conduite, sa structuration, sa planification, au maintien de la relation avec la direction, de la relation avec les partenaires. Il assure également les fonctions d'étude, de spécification et de contrôle ;

– les développeurs (software engineers), chargés de développer les prototypes et les maquettes. Ils fournissent une expertise sur la faisabilité technique et les contraintes de développement ;

– les testeurs, chargés de développer et mettre en œuvre les conditions nécessaires d'expérimentation, afin de valider les choix effectués lors de la spécification, à différents stades du développement du produit, jusqu'à sa commercialisation. Les acteurs ou catégories d'acteurs que nous venons de voir ne sont pas tous à placer au même niveau, il existe en effet, certaines relations que nous devons présenter ici. Ainsi distingue-t-on la maîtrise d'ouvrage (MOA) de la maîtrise d'œuvre (MOE). La MOA désigne l'entité (individu, groupe ou organisation) qui porte le besoin et définit les objectifs du projet, tandis que la MOE désigne l'entité désignée par la MOA pour piloter

la réalisation de l'ouvrage demandé (Aïm, 2009 : 51-52). On peut inclure dans la MOA les clients, les utilisateurs, par exemple dans le cas d'une conception orientée client (costumer driven) ou encore l'expert métier. Dans le cas d'une conception orientée marché (market driven), la MOA peut être assurée par le directeur de l'organisation qui réalise le produit, il en est le commanditaire et supporte les risques financiers.

1.3.1.2. Un processus coordonné

Faire en sorte que ces acteurs travaillent ensemble de manière cohérente n'est pas une chose aisée, la coopération est une activité complexe qui nécessite des instruments de coordination acceptés par les acteurs. De façon générale, dans de telles situations de travail, notons qu'il existe, selon Armand Hatchuel et al. (2002 : 37), des rapports particuliers entre individus : les rapports de prescription. Un rapport de prescription désigne une relation entre individus, au cours de laquelle l'un d'eux influence le comportement d'un autre, que ce soit sous l'effet de l'action du premier ou d'un ordre. Il existe ainsi un rapport de prescription entre le maître d'ouvrage et le maître d'œuvre, entre un client et son prestataire, entre un expert métier et le maître d'œuvre, ou encore entre un agent commercial et une unité de production. Le rapport de prescription ne se limite pas, en effet, à des rapports de subordination, il désigne toute situation au cours de laquelle un individu ou groupe d'individu fixe les limites et les contraintes de l'activité d'un autre.

1.3.1.3. La communication et le partage de représentations dans le cadre de la conception

Impliquant l'interaction de nombreux acteurs, la question de la communication au sein du processus de conception se pose. Comment permettre à l'ensemble des acteurs d'échanger leurs points de vue, de partager des représentations ? En effet, comme le souligne Willemien Visser (2001 : 5) « des représentations de différentes natures sont

mises en œuvre dans la résolution d'un problème de conception ». Dans ce cadre, quels

problèmes pose l'activité collective sur le plan de la communication ? Il semble que les problèmes de communication touchent autant l'expression que la compréhension du problème.

En effet, un problème essentiel et inhérent à l'activité de conception, en tant qu'activité collective de résolution de problème, est la compréhension ou l'intercompréhension des acteurs : comment faire en sorte que des individus œuvrant à la réalisation du résultat d'une action commune, partagent les représentations qui leur

permettent de conserver une cohérence dans l'action ? Cette convergence de point de vue a été abordée par le sociologue Philippe Zarifian (1996) à travers la notion d'espace d'intersubjectivité : « travailler ensemble […] c’est communiquer au sens de construire

et développer un espace d’intersubjectivité, de compréhension réciproque, c’est établir des accords solides sur : la nature des problèmes à traiter et des savoirs à développer ; l’identité (au moins partielle) des objectifs, et donc le processus commun de définition de ces objectifs ; le sens donné aux actions, et donc les valeurs qui les fondent ; les implications subjectives “croisées“ des individus qui agissent ensemble, et donc la convergence des mobiles de ces individus » (ibid : 16).

Pour Béatrice Cahour (2002), spécialiste de la question des interactions en situation de conception, la constitution d'un tel espace d'intersubjectivité dans le cadre de l'activité collective de conception, est limitée par de nombreux décalages de nature à la fois sociale et cognitive. Sur le plan cognitif, l'auteure identifie en effet deux facteurs : les connaissances et les expériences antérieures de conception. Sur le plan social, quatre facteurs peuvent induire des biais dans la constitution d'un espace d'intercompréhension : les rôles et statuts des participants, les positionnements vis-à-vis

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