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B.  Nouvelles perspectives, nouvelle légitimité 102 

2.  Le concept de l’interdisciplinarité 106 

Toujours en vue des nouvelles perspectives de légitimité, le concept de l’interdisciplinarité fait sa marque, lui aussi, dans les recherches en didactique et dans les programmes et les manuels des deux pays, non sans controverse. Si les avantages d’une prise de vue interculturelle sur d’autres manières de faire semblent alors importants pour la compréhension de ses propres affaires, ne va-t-il pas de même qu’une prise de compte des autres disciplines peut éclairer sa vision de la discipline littéraire ? ou vice et versa ?

       337 ROSSET, François. « Littérature et langue étrangère en monde francophone : au‐delà des poncifs et  des alibis, » in BEMPORAD, Chiara et JEANNERET, Thérèse. « Lectures littéraires et appropriation des  langues étrangères, » Études de Lettres (Lausanne, Suisse), 4, 2007, p. 99.  338 COLLÈS, Luc. Littérature, op cit. p. 10.  339  MLA Teagle, op. cit., p. 5.  340  LÉVIS‐STRAUSS, Claude. Race et histoire. Paris : Denoël, 1952, p. 76. Cité dans ROGUE et CORBIN, op  cit, p. 76. 

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Pour certains, il n’est pas encore le moment de se disperser vers d’autres horizons. La situation actuelle demanderait plutôt une vision claire et bien définie pour la discipline du français, surtout dans les écoles françaises où il s’agit d’une « réalité massive, incontournable

et positive dans le système scolaire obligatoire » :

[…] l’interdisciplinarité – qui incontestablement doit être aussi une visée de l’école dans son projet de construction d’une culture générale – se développera d’autant mieux qu’enseignants et élèves pourront situer les apports des différentes disciplines, et qu’ils connaitront et maitriseront (du moins partiellement, s’agissant des élèves) les modes de penser, parler, écrire liés à chaque discipline.341

À l’université, aussi, le principe de l’interdisciplinarité, parfois associé à l’ouverture vers les « Cultural Studies », met certains professeurs de littérature sur la défensive. La création des cours interdisciplinaires est tentante dans une situation de baisse d’effectifs ou de difficultés budgétaires et le risque devient trop grand que l’ « excellence » inhérente à la maîtrise de chaque matière individuelle soit négligée.342 Pour certains, il va de soi que

l’acquisition des connaissances « disciplinaires » est nécessaire avant de pouvoir agir de façon « interdisciplinaire » : or, dans le cas de la primauté des cours interdisciplinaires, les professeurs ne seraient pas humainement capables d’être « expert » dans tous les domaines.343

Pourtant, les apports des travaux interdisciplinaires sont multiples. La stimulation qu’offrent les approches et les contenus des autres disciplines peut produire de nouvelles théories ou méthodologies innovatrices et élargir le champ des théories et des méthodologies existantes.344 Dans l’ouvrage sur les études de littérature française aux

États-Unis publié par le Modern Language Association en 2004, la partie qui traite les propositions interdisciplinaires prône surtout des liens artistiques (sculpture et littérature, cinéma et littérature) et sociopolitiques (féminisme, sexualité).345 L’interdisciplinarité peut

aussi servir de mécanisme d’équilibre contre les habitudes institutionnelles inhérentes à la répartition des pouvoirs. Surtout, dans ce monde moderne et changeant, une approche interdisciplinaire peut apporter des solutions plus approfondies aux questions larges et complexes d’aujourd’hui :        341 SCHNEUWLY, Bernard. « Le ‘Français’ : une discipline scolaire autonome, ouverte et articulée, » in  FALARDEAU, Erick et al. (dir.) La didactique du français. Les voies actuelles de la recherche. Laval,  Canada : Presse de l’Université de Laval, 2007, p. 10.  342  MORAN, Joe. Interdisciplinarity, Routledge, 2001, p. 182‐183.  343 Id., p. 184.  344  Id., p. 182.  345  STIVALE, Charles (ed.) Modern French Literary Studies in the Classroom: Pedagogical Strategies, New  York: MLA, 2004. 

108  Alors, on objecte qu’un tel enseignement ne répond pas aux normes et ne concerne pas un

étudiant traditionnel, qui prétend légitimement acquérir la maîtrise d’une discipline en elle-même. Cette objection ne nous semble pas du tout fondée ; il est au contraire du plus grand intérêt pédagogique de faire jouer à l’intérieur de chaque discipline ces résonances entre des niveaux et des domaines d’extériorité.346

De toute manière, les croisements entre les disciplines sont inévitables et la nature englobante de la littérature la rend particulièrement susceptible aux confrontations multiples. Le lien plus ou moins serré entre la littérature et l’histoire, par exemple, persiste depuis ses débuts. Si traditionnellement, la littérature donnait l’impression de se servir des chronologies et des événements historiques afin de « contextualiser » les œuvres, c’est depuis le postmodernisme en théorie littéraire que le concept de l’histoire se transforme, lui, au gré de la critique littéraire. La validité des documents historiques est maintenant problématisée,  comme tout autre écrit susceptible d’être une interprétation possible des

faits.347 Certains groupes d’ethnicité ou de sexe marginalisés écrivent leurs propres histoires

littéraires en vue de souligner que toute histoire littéraire reflète, après tout, un système de référence parmi d’autres.348

Le livre, A New History of French Literature349, édité par Denis Hollier, professeur à

New York University, est un exemple intéressant d’une histoire littéraire entremêlée avec un contexte historique plus développé. La politique, les beaux-arts et d’autres éléments extra-disciplinaires des différentes époques rentrent en jeu dans cet « ouvrage à travers lequel

une large équipe d’universitaires européens et nord-américains revisite deux cent moments forts de l’histoire littéraire française à l’aide d’autant d’articles orientés à chaque fois vers les enjeux actuels des débats du passé ».350 Ce texte interdisciplinaire, publié d’abord en anglais, a comme apport, parmi

d’autres, de présenter l’ampleur et l’importance de la littérature française aux spécialistes en histoire ou en politique française, par exemple. Cette idée de regarder les textes du passé

       346  DELEUZE, Gilles. « L’interdisciplinarité par Gilles Deleuze. Un enseignement expérimental (1979), »   Le Monde de l’éducation, 371, Juillet‐août 2008, p. 68.  347 LOUCIF, op cit, p. 524.  348  HUTCHEON, Linda. « Interventionist Literary Histories: Nostalgic, Pragmatic, or Utopian? »  Modern  Language Quarterly, 59, 4, September 1998: 401‐417  349 HOLLIER, Denis (ed.)  A New History of French Literature. Cambridge, MA: Harvard University Press,  2001, 3e édition (1989)  350  CITTON, Yves. Lire, Interpréter, Actualiser. Pourquoi les études littéraires ?  Paris : Éditions  Amsterdam, 2007, p. 27. 

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en vue de les « actualiser », d’en faire quelque chose de nouveau pour aujourd’hui,351 est

récente et fait partie, elle aussi, de la nouvelle légitimité recherchée pour la littérature. Nous l’évoquerons encore dans notre prochaine partie.

En fin de compte, comme le constate l’éditeur du New History, « entre actualisation

sociopolitique et belles-lettrisme » il n’y a pas forcément « contradiction ».352 Il est vrai que le

Teagle Report vante les bénéfices des cours interdisciplinaires, cours qui rendent les connaissances acquises moins « abstraites » puisqu’elles sont alors « appliquées » à autre chose.353 Pourtant, dans la liste de cours recommandés par le rapport pour les spécialistes

en langues et littératures, ils ne suggèrent qu’un minimum d’un seul cours interdisciplinaire.354 Aujourd’hui, les priorités semblent toujours résider dans les disciplines,

même si les disciplines doivent parfois se montrer capables de se modifier elles-mêmes :

Une des spécificités du français, c’est d’être une discipline aux contours mouvants, instables, une discipline marquée par la variabilité historique. Les évolutions rapides obligent à travailler dans l’inconfort du provisoire, de l’aléatoire. Mais c’est justement ce qui en fait une discipline vivante, ce qui est stimulant car bien plus que l’éclatement, le danger pour la discipline, c’est la routine, tout ce qui contribue à la figer, à la définir une fois pour toutes.355