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Au moment d’introduire dans quatre régions « sources » une nouvelle gestion des migrations qui prenne en compte les « migrations mixtes », les rôles et les responsabilités des différentes institutions ne font donc pas l’objet d’un consensus. Comment sont partagées les fonctions de gestion et de protection ? Quelle catégorie de personnes concerne quelle institution ? Le concept de « migrations mixtes » ne fait pas non plus l’unanimité. L’OIM par exemple parle de

« flux migratoires composites », l’OIT de « déplacements motivés par les droits humains » (rights-based motivations for displacement). D’autres formules apparaissent également parmi les organisations de droits humains telle que, par exemple, les « stratégies migratoires relatives aux droits humains » (human rights-based migration strategies) utilisée par le Global migration group de l’ONU (GMG) ou le Migrants rights international (MRI). Les ONG locales ont une perception encore différente de la situation. Si les acteurs politiques participent au même processus, ils ne l’interprètent donc pas de la même manière. Mais ces formules ne sont pas seulement des interprétations des dynamiques migratoires, elles sont également des outils d’action politique. En effet, chaque institution développe des programmes particuliers qui sont Rencontre ministérielle de l’Union africaine et de l’Union européenne s’est tenue à Tripoli en novembre 2006.

alors légitimés par leurs conceptions respectives de la réalité migratoire. Ces différentes formules montrent ainsi les intérêts de chaque organisation de s’arroger un rôle dans cette thématique en fonction de leur propre mandat. En effet, les migrations irrégulières sont devenues une priorité de la politique internationale et, consécutivement, des gros bailleurs de fonds.

Les concepts de « mouvements mixtes » ou « migrations mixtes » du HCR n’échappe pas { cette logique. Il permet au HCR de revaloriser son mandat dans une situation de « crise » de l’asile et de corrélation des politiques d’asile et d’immigration. L’agence reconnaît, et déplore, les impacts des politiques migratoires sur l’asile, mais refuse d’allier les deux régimes (Crisp, 2008). Initialement, le HCR s’emploie auprès de l’opinion publique { clarifier la distinction

« essentielle » entre les personnes à la recherche de sécurité politique et celles aspirant à la sécurité économique. Jusqu’en 2005, le HCR continue { édicter des directives pour une application stricte des critères de détermination afin de protéger le régime de tout abus (UNHCR, 2008a). Puis, le Plan d’action en dix points présente un revirement intéressant dans les activités de l’agence puisqu’il propose d’élargir la protection { d’autres catégories de personnes. Crisp84 énonce cette évolution :

« While UNHCR’s primary concern in such situations [of mixed mouvements] is to ensure that refugees have access to the territory and asylum procedures of states and are provided with international protection, the organization has, by means of its "10 Point Plan of Action on Refugee Protection and Mixed Migration", adopted an increasingly comprehensive approch to this phenomenon, addressing (and encouraging other stakeholders to address) the situation of all the people involved in such movements, and not just the refugee component. » (Crisp, 2008 : 4-5)

Cependant, le tournant est surtout une question de présentation. En pratique, l’institution se mobilisait déjà, par exemple, pour le non-refoulement de toutes les personnes dont la vie pouvait ainsi être mise en danger, même si celles-ci ne répondaient pas aux critères du

« réfugié ». Cette clause de non-refoulement revient constamment dans les directives du Comité exécutif (UNHCR, 2008a). Jeff Crisp explique l’entrée du HCR dans le champ des migrations comme une adaptation au changement de contexte des années 1990. Il énumère l’augmentation des demandes d’asile, la baisse du taux de reconnaissance, la suspicion des gouvernements envers les demandes « manifestement infondées », les mesures restrictives des Etats, l’augmentation du trafic d’êtres humains, la faiblesse des Etats { renvoyer les demandeurs déboutés ainsi que leur tendance { corréler les questions d’asile et d’immigration

84 Pour rappel, Jeff Crisp est le chef du Service de l'élaboration de la politique générale et de l'évaluation (PDES) du HCR.

(Crisp, 2008 : 1). Il ressort ainsi de son article une certaine continuité logique dans les activités de l’agence onusienne qui propose, progressivement, sa contribution dans la gestion des migrations irrégulières.

Ainsi l’emploi du mot « mixte » semble avoir été au tournant du millénaire une simple commodité de langage pour exprimer des réalités nuancées, puis la « mixité » est devenue un véritable paradigme, une manière de penser au sein de l’institution. C’est un terme générique, représentant l’ensemble des personnes se déplaçant sur un même itinéraire, mais qui exprime paradoxalement la volonté de casser cette image homogène et de révéler la variété des motifs de départ. Au fil du temps, les références récurrentes du HCR aux « mouvements mixtes » pour définir les défis de protection l’ont transformé en concept clé. D’un usage d’abord représentatif (interprétation de la réalité migratoire) la notion est devenue un outil d’action politique (appliquer des procédures capables de différencier les catégories de personnes, puis mettre en œuvre des politiques « compréhensives » et sensibles à la protection). Toutefois, au sein même du HCR, le concept de « migrations mixtes » est interprété de façon nuancée. Pour les officiers proches du cadre juridique, le concept appuie la particularité des « réfugiés » et la

« nécessité » de les distinguer des autres personnes pour que leur accès aux droits d’asile soit assuré. Dans les secteurs plus opérationnels, le concept souligne surtout la proximité des parcours des personnes voyageant de manière clandestine et la « nécessité » d’accueillir et d’assister chaque catégorie de personnes selon les standards des droits humains.

Van Hear, Brubaker et Bessa (2009 : 8) pensent que le HCR a endossé des responsabilités plus larges dans la gestion des migrations suite { deux pressions. L’une provient des gouvernements du « Nord » (mais aussi des organisations internationales et de l’opinion publique) qui, comme on l’a vu, s’insurgent de l’abus de l’asile et de son utilisation { des fins d’« immigration ». L’autre pression vient de la sphère académique. En effet, les analyses scientifiques soulignent, depuis les années 1990, la fréquente corrélation des facteurs de départ politiques, économiques et environnementaux. Crisp lui-même définit dans son article de 2008 les « motifs mixtes » de départ (mixed motivations) :

« UNHCR maintains the position that it is possible to make a meaningful distinction beween refugees and other people who are on the move. At the same time, the organisation recognizes that people are prompted it leave their own country by a combination of fears, uncertainties, hopes and aspirations which can be very difficult to unravel. » (Crisp, 2008, 5)

Cette évolution décriminalise les « requérants d’asile » car elle souligne que la plupart d’entre eux ont des bonnes raisons de solliciter la protection internationale même s’ils ne rentrent pas

dans la catégorie exclusive du « réfugié ». Il existe en quelque sorte des personnes « mi-migrantes mi-réfugiées » pour lesquelles manque, d’après l’auteur, une protection adéquate.

Mais Crisp réaffirme ensuite que cette difficulté peut être minimisée par des procédures de haute qualité de détermination du statut de réfugié. Toutefois, l’éventualité de « causes mixtes » remet profondément en question l’évidence de la catégorie juridique du « réfugié » et de fait, le rôle du HCR.

Lors de la Conférence régionale de Dakar, les intensions du HCR semblent toujours hésitantes.

Le projet d’implantation du Plan d’action en dix points envisage-t-il uniquement la consolidation de la protection due aux personnes réfugiées, ou prévoit-il également d’étendre cette protection { de nouvelles catégories d’individus ? Dans le contexte actuel, cette question est légitime car les catégories usuelles sont d’ores et déj{ brouillées. Pourtant le HCR n’y répond pas vraiment.

« […] l’expérience du HCR et, de fait, la mise en œuvre de notre plan en 10 points, présentent un intérêt évident au regard de l’appui aux gouvernements dans leurs efforts pour accueillir de nouveaux arrivants, déterminer qui ils sont et quels sont leurs besoins de protection, le cas échéant. Les mesures d’appui les plus appropriées dans ce contexte dépendront, entre autres, de la nature des populations constituant ces mouvements. » (Déclaration d’Erika Feller, Haut commissaire assistant, { la Conférence régionale sur la protection des réfugiés et la migration internationale en Afriques de l’ouest { Dakar, 13 nov. 2008)

Dans son discours, Erika Feller souligne à la fois la vulnérabilité de l’ensemble des personnes en situation irrégulière et la responsabilité des Etats à les recevoir dans des conditions honorant les droits humains, puis réactualise la nécessité d’installer des procédures capables de différencier les nouveaux arrivants. Ces hésitations montrent que le concept de « migrations mixtes » n’a pas de signification toute faite. Au sein même de l’institution qui l’a créé, son sens varie en fonction de son utilisation. Sa définition est constamment rectifiée, ce qui révèle le mal-être de l’institution. Les contradictions structurelles de l’agence (créée et financée par les Etats pour leur rappeler leurs propres obligations, position intergouvernementale mais statuts sociaux et humanitaires, principes de protection large mais définition étroite du « réfugié », etc.) la force à constamment se repositionner dans le champ institutionnel plus large et à légitimer son existence. Finalement, les activités de protection du HCR s’étendent { de nouveaux groupes, mais les catégories juridiques se resserrent et deviennent plus exclusives (Zetter, 2007). Les droits et l’assistance sont alors différenciés selon une classification

« hiérarchique » des individus les « plus vulnérables » aux personnes les « moins vulnérables ».