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La concentration économique chez Sismondi, de la chute de l’Empire romain au rejet des

Dans le document Sismondi et le romantisme économique (Page 68-73)

6. Les influences du romantisme sur la pensée économique de Sismondi

6.2. Le triptyque « équilibre, stabilité, harmonie » au cœur de la pensée économique de

6.2.6. La concentration économique chez Sismondi, de la chute de l’Empire romain au rejet des

Son idéal d’indépendance s’oppose naturellement à son aversion la plus profonde, la concentration, qu’elle soit économique ou politique. Son rejet de la concentration est particulièrement intéressant car il est représentatif de l’influence du romantisme sur Sismondi,

192Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique (vol. V), 2016 p. 213

193 Sismondi, Etudes sur les sciences sociales (vol. VI), 2018, p. 366

194 Pioletti, Pour un retour aux études sur les sciences sociales : autonomie locale et richesse territoriale, 2015, p. 40

mais aussi parce qu’il est un des principaux éléments expliquant le refus de Sismondi de rejoindre les mouvements coopératifs dont les idées peuvent sembler assez proches au premier abord.

La notion de concentration est au cœur de sa critique du capitalisme industriel, système dont la tendance va justement à la concentration que ce soit du capital, des moyens de production, des exploitations agricoles, des terres et patrimoines. Le phénomène s‘étend au travail et à la main d’œuvre, cette dernière étant de plus en plus regroupée dans les manufactures, et menace les petits producteurs, pouvant difficilement lutter contre une telle concurrence.

« Nous voyons la tendance universelle de la richesse à séparer l’action des capitaux de celle des bras ; nous voyons que dans chaque profession, dans chaque métier, ce que l’on nomme progrès, c’est la réunion en un seul centre d’un immense capital, avec toute l’assistance que peut donner à la volonté dirigeante l’emploi de la science et d’une haute intelligence ; c’est d’autre part, la subordination de la force physique de plusieurs milliers de bras, de tous les bras qui travaillent, à cette volonté dirigeante qui se charge seule de penser, de combiner, de payer ; ou plus brièvement, nous voyons que le progrès recommandé par la chrématistique, c’est l’affermissement de l’argent, et la création des prolétaires. »195

La concentration engendre pour des milliers d’ouvriers une perte de leur indépendance et de leur autonomie, créant ainsi une société de plus en plus polarisée, la puissance de l’argent et ses détenteurs sortant renforcés en échange d’une prolétarisation rampante.

Il est intéressant de relever que son utilisation de la concentration est très transversale, voire parfois très large l’assimilant avec le phénomène politique de centralisation, mais ce qui réunit ces diverses conceptions dans leurs formes économiques, c’est l’accroissement de la production. En effet, la concentration des capitaux, des exploitations agricoles, des richesses et des moyens de production, ont toujours pour finalité l’augmentation de la production et de manière liée la rentabilité196. Sismondi associe également la concentration à la puissance, à une pente risquée vers une concentration de puissance au service d’une seule volonté, soit un despotisme politique mais aussi économique écrasant toute autonomie :

« Cette tendance est celle de la centralisation. Les hommes sont aujourd’hui, plus que jamais, admirateurs de la force, de la puissance, de l’ordre ; ils croient les voir attachés à

195 Sismondi, Etudes sur les sciences sociales (vol. VI), 2018, p. 394

196 Dans le même sens, au niveau politique, Sismondi relève que la centralisation apporte une

rationalisation de l’organisation politique, une amélioration de l’efficience de cette dernière, mais c’est une amélioration au profit des choses et au détriment des hommes, car elle met à mal, entre autres choses, leur indépendance. « La centralisation perfectionne tout dans les choses, il est vrai ; en revanche, elle détruit tout dans les hommes. » In Etudes sur les sciences sociales (vol. VI), 2018, p. 522

une volonté unique et intelligente, qui dirige tout. […] Un même principe domine aussi dans l’économie politique : là aussi, on veut soumettre toute industrie à une volonté unique, éclairée, et rendue puissante par d’immenses capitaux ; et l’on veut que tous les bras qui la servent agissent par une seule impulsion, sans que les têtes de la multitude s’en mêle. »197 C’est donc à la fois la concentration et sa finalité productiviste, Sismondi dirait plutôt industrialiste, qui est au cœur de son analyse et de sa critique.

Cette critique de la concentration est, selon nous, à la fois romantique par son origine profonde, cette aversion pour ce phénomène caractéristique du grand et de l’abstrait qui menace l’indépendance, soit le petit producteur indépendant qui l’incarne au niveau socioéconomique ou la petite république au niveau politique, mais aussi dans sa nature anti-productiviste. Un autre élément, l’inspiration historique venant de la Rome antique, qui a pu construire ce rejet pour la concentration nous semble aller dans le sens d’une identité romantique de la critique de la concentration. En effet, la comparaison avec l’histoire antique de Rome est déterminante dans sa vision critique de la concentration, car, c’est en partie, par rapport à cette période que s’est forgée sa détestation de la concentration et son image de menace pour la société de son époque :

« J’ai au contraire une très grande admiration pour l’ancienne République, et je ne connois pas de nom moderne ou du moyen âge qui puisse être mis à côté de celui de ses vrais citoyens. Mais j’ai dans les temps anciens comme dans les modernes l’amour de l'indépendance locale, de l’existence individuelle, l’aversion de l’esprit et du système de concentration, et Rome toute remplie des monuments des Empereurs me met sous les yeux le plus grand, le plus funeste exemple de ce que je crois le plus fatal à l'humanité. »198

Si dans cette citation, Sismondi évoque une concentration de nature plus politique, avec les empereurs romains, c’est aussi une concentration de type économique qui, selon lui, mena l’Empire à sa perte :

« Mais ce fut aussi pendant cette même période que la paix et la prospérité favorisèrent l’accroissement colossal de quelques fortunes, de ces latifondia ou vastes domaines, qui selon Pline l’ancien, perdoient l’Italie et l’Empire. »199.

Sismondi pointe ainsi la concentration des richesses et des domaines agricoles, transformés en pâturages, comme une des causes de l’effondrement de l’empire romain,

« l’excès d’opulence » entraînant une dépopulation, et donc un affaiblissent de la capacité

197 Sismondi, Etudes sur les sciences sociales (vol. VI), 2018, p. 551

198 Lettre à Eulalie de Saint-Aulaire, 28 mai 1837, Sismondi, Epistolario vol. IV, 1954, p. 117

199 Sismondi, Histoire de la chute de l’Empire romain et du déclin de la civilisation de l’an 250 à l’an 1000 (tome 1), 1835, p. 50-51

militaire de l’Empire. La ressemblance avec les évènements qui lui sont contemporains et qu’il décrit notamment en Ecosse et dans la campagne romaine est frappante, laissant penser qu’il avait à l’esprit l’exemple de la Rome antique en écrivant ses articles. On trouve une première confirmation de cette hypothèse à travers la mention dans l’article, Comment repeupler la campagne romaine, des latifundia et de l’augmentation de ces grandes exploitations agricoles, qu’il associe à la chute de la république romaine et à l’avènement de l’Empire romain :

« l’organisation de la société moderne, c’est au système tout entier qui a créé les latifundia, comme au temps où finit la république romaine […] »200

Cette hypothèse est à nouveau confirmée par une citation dans laquelle il compare le phénomène de concentration moderne, avec celui survenu dans la Rome antique qu’il brandit comme l’exemple historique qui menace les sociétés modernes ayant mené jadis à de funestes conséquences :

« La tendance de la société telle que le temps nous l’a faite, c’est de réunir sans cesse les petits Etats en un grand, les petites fortunes en une grande, d’accumuler les capitaux, d’agrandir les fermes, d’ajouter un domaine à un autre et cependant l’observation des faits nous confirme ce que Pline l’ancien avait déjà prononcé à une époque antérieure, lorsqu’un même luxe, une même accumulation des richesses, une même concentration entre un très petit nombre de mains que la Providence avait destiné au bonheur de tous avait produit également la dépendance et la servilité du plus grand nombre, puis l’expulsion des cultivateurs romains.

[…] c’est l’étendue démesurée des patrimoines qui a perdu l’Italie, puis les provinces. »201 Enfin un dernier extrait est particulièrement intéressant tant pour comprendre sa vision de la concentration, qu’il nomme ici centralisation, que pour confirmer définitivement le lien avec la Rome antique :

« Mais le but de la société humaine doit être le progrès des hommes, non celui des choses. La centralisation perfectionne tout dans les choses, il est vrai ; en revanche, elle détruit tout dans les hommes. Sur les ruines de Rome, comment ne pas songer à la centralisation de l’Empire romain ? Quel pays au monde pourrait présenter sous un jour plus éclatant et ses merveilles et ses effets désastreux ? »202

Il est intéressant à ce sujet de relever que Sismondi dans son Discours sur la philosophie de l’histoire a recours à des raisonnements se rapprochant fortement de la

200 Sismondi, Etudes sur les sciences sociales, 2018, p. 581

201 Sismondi, Etudes sur les sciences sociales (vol. VI), 2018, p. 522

202 Sismondi, Etudes sur les sciences sociales (vol. VI), 2018, p 522

dialectique hégélienne, en expliquant qu’un évènement (ex: l’Inquisition) qui pour sa nature et ses effets immédiats peut être considéré comme négatif peut se révéler source d’effets bénéfiques plus tard dans l’histoire. Cependant, à l’inverse de Marx, l’économiste genevois n’a pas recours à cette dialectique hégélienne dans son analyse du capitalisme industriel et nous émettons l’hypothèse que la comparaison avec la chute de Rome, notamment avec le phénomène de concentration, a pu être ici déterminante. En effet, à l’image de l’effondrement de la Rome antique, la société capitaliste moderne est menacée par le même phénomène de concentration, que Sismondi décrit comme menant « au terme de la carrière que nous parcourons, comme la conséquence de nos efforts journaliers, comme le tombeau presque inévitable de la civilisation moderne. »203.

Cette critique de la concentration est aussi importante sur le plan des idées politiques et économiques de Sismondi et de son positionnement, car c’est elle, qui explique son refus de se joindre aux mouvements coopératifs. Alors que comme il l’évoque lui-même, leur pensée se rejoigne sur l’idée d’une association, d’une coopération entre travailleurs :

« Mais comme il existe un rapport entre le système développé dans les écrits de MM.

Owen, Thompson, Fourier, Muiron, et la réforme vers laquelle je crois tendre, je me sens obligé de déclarer avec précision que nous ne sommes d’accord que sur un seul point, et que sur tous les autres, il n’y a rien de commun entre nous. Je voudrais comme eux qu’il y eût une association entre ceux qui coopèrent au même produit au lieu de les mettre en opposition les uns avec les autres. Mais je ne regarde point les moyens qu’ils ont proposés pour arriver à cette fin comme pouvant jamais y conduire. »204

Et que l’on a l’impression que Sismondi sous-estime leurs points communs, comme leur préoccupation pour la question sociale ou leur critique commune du capitalisme, le rejet de ces mouvements par Sismondi est beaucoup plus clair à la lumière de sa critique de la concentration qu’il juge trop présente dans les mouvements coopératifs. En effet, les usines d’Owen comme les phalanstères de Fourier sont des concentrations de main d’œuvre, avec même un aspect aliénant chez Owen, qui exerçait un contrôle presque total sur ses ouvriers, à l’opposé de l’indépendance et de l’autonomie défendues et promues par Sismondi. Ainsi, en affirmant ce qui le distingue des socialistes coopératifs, Sismondi nous offre une esquisse du système économique qu’il souhaite :

« Je désire que l’industrie des villes, comme celle des champs, soit partagée entre un grand nombre d’ateliers indépendants, et non réunie sous un seul chef qui commande à des

203 Sismondi, Etudes sur les sciences sociales (vol. VI), 2018, p. 522

204 Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique (vol. V), 2016, p. 491-492

centaines ou des milliers d’ouvriers ; je désire que la propriété soit partagée entre un grand nombre de moyens capitalistes, et non réunie par un seul homme, maître de plusieurs millions »205

Soit une « société commerciale structurée par l’échange de producteurs indépendants »206 dans des rapports symétriques. Idéal romantique dans sa référence à une organisation économique, à un paysage socio-économique inspiré des Républiques italiennes du Moyen-Age, de cet âge d’or précapitaliste, composé d’artisans indépendants et de paysans propriétaires.

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