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1. DES CONTRATS À FORFAIT À LA MULTIPLICITÉ DES COMPTEURS DES COMPAGNIES PRIVÉES (1880-1946)

1.4 Compter pour vendre des applications électriques

Les ingénieurs des années 1880-1920 ne s’attèlent pas seulement à des po-litiques antifraudes dans la conception technologique du compteur d’électri-cité. Ils se mobilisent également pour concevoir des compteurs compatibles avec de nouveaux services commerciaux vendus aux abonnés. Le développe-ment de tarifications progressives par les compagnies d’électricité, afin de développer les applications électriques, prend en compte la mesure de la con-sommation à travers un ou plusieurs circuits domestiques : chaque nouveau circuit vendu et installé permet de vendre un nouveau service d’électricité à l’abonné et suscite tout autant d’installations de compteurs d’électricité. Les ingénieurs jugent alors que l’installation d’un nouveau circuit, associé à un compteur mesurant la consommation par usage (cuisine, eau chaude, etc.) permettra le développement des marchés de l’électricité dans les foyers, bien que ce type de configuration technique complique parfois la commercialisa-tion.

La diffusion du comptage électrique sera concomitante de celle du déve-loppement des réseaux. On a rassemblé ici quelques chiffres ou estimations du parc technologique. Avant les années 1920 et 1930, le taux de pénétration des compteurs semble relativement faible. Si les ménages urbains sont sou-vent raccordés et équipés d’appareils, et bénéficient du réseau électrique, ce n’est pas le cas des communes rurales au début du 20e siècle. Le développe-ment des réseaux électriques à la campagne est redevable d’une utopie du réseau selon Olivier Coutard. Dans un contexte de volontarisme de l’État, un imaginaire de la modernisation des campagnes (lutte contre l’exode rurale, amélioration de conditions de vie agricoles, notamment féminines, etc.) a in-fluencé, et sans doute accéléré, le processus d’électrification rurale commen-cée entre les années 1920 et 1930 (Coutard, 2001). L’égalité de traitement entre les usagers semble avoir été importante assez tôt, dès 1907 à Paris dans une clause de parité des tarifs, s’imposant comme une règle de conduite aux concessionnaires qui a été appliquée jusque les années 1930 avec vigueur. La règle est assouplie, à la demande des concessionnaires eux-mêmes, notam-ment selon la Compagnie parisienne de distribution d’électricité pour assou-plir ce tarif et « se réserver des possibilités de tarification suivant les usages » (Bernard, 1986, p. 176‑177). Entre 1928 et 1939, le nombre d’abonnés passe de 5 à 11,5 millions (Nadeau, 1995, p. 1223). À la fin des années 1930, la quasi-totalité de la population est raccordée à l’électricité, soit près de 90 %

moyens pour arrêter cette fraude permanente, on a toujours échoué. La préfecture de police, la préfecture de la Seine, la Compagnie générale ont proposé un prix important pour l’inventeur d’un compteur infaillible qui serait à l’abri du cocher et du client. On n’a point réussi jusqu’à présent. Le problème en effet n’est point facile à résoudre. Il faudrait que l’appareil indiquât d’une façon positive l’espace parcouru, le temps employé à le parcourir, les moments de repos, la vitesse du cheval, enfin si la voiture a été louée à l’heure ou à la course. On cherche, on fait des essais ; mais en admettant qu’on découvre le chef-d’œuvre rêvé, je ne donne pas huit jours aux cochers pour l’avoir rendu aussi menteur, que leur feuille de travail ». Du Camp M., 1867,

de la population. Au 1er janvier 1937, 36 571 communes sur 38 013 sont équi-pées d’électricité, soit 96 % (Beltran, 1995, p. 1195). Sans avoir de chiffres pour les années 1920-1940, on peut supposer qu’un important nombre de compteurs aient pu être installés dans les foyers en étant raccordés à des ré-seaux protéiformes et gérés par une multitude de sociétés d’électricité. Ainsi, en 1930, les compteurs, tels que les modèles à induction « noirs » (Fig. 5) produits par la Compagnie Continentale de Paris auraient déjà été diffusés à plusieurs millions d’exemplaires.

Fig. 5 — Compteur à induction, puissance estimée à 6,92 kW, 1930 (Source : Ph. Maillet, 2016)1

La multiplication des compteurs est d’autant plus importante que certains foyers sont équipés de plusieurs compteurs selon la nature de leurs usages électriques (souvent jusqu’à trois compteurs). Chaque usage électrique étant compté, puis tarifé de manière différente par la compagnie d’électricité. C’est

1 Version triphasée, approuvée le 27 janvier 1930. Site Internet de conservation de technologies d’amateurs, Technology Museum, page personnelle de PH. Maillet.

le cas d’un certain Jérôme Giraud, un abonné de la compagnie L’énergie in-dustrielle sur le réseau de Rhône et Loire. Il a souscrit aux abonnements « Force » (par exemple pour l’usage de machines-outils) et « Lumière » pour l’éclairage. Son relevé de compteurs de décembre 1929 faisant également of-fice de facture fait apparaître la part variable de la consommation d’électricité et les parts fixes du service comme la location du compteur par exemple (Fig. 6). Le comptage par usage s’est développé pendant une longue période partagée entre la logique d’estimation d’une consommation forfaitaire qui préexistait au compteur (avec les contrats à forfait) et la logique de comptage « moderne » (soit un calcul unique pour l’ensemble des usages, soit découpé par tranches horosaisonnières).

Fig. 6 — Un exemple de bulletin de relevé et facture des services Force et Lumière de 1929 (Source : delcampe.net)

Les entreprises continuent de développer des politiques tarifaires incita-tives, basées sur un régime contractuel de détermination des prix jusque les années 19401 (Bernard, 1986, p. 182). Différents aspects du secteur de l’élec-tricité (coûts de perception de tarifs, de comptage et de circuits séparés par les ménages ; coûts de charges fixes liés à la non-stockabilité de l’électricité, diminution des coûts avec la diversification des usages) conduisent certains

1 Celui-ci est d’abord lié au système juridique de la concession électrique, fixant les prix maximum, puis à travers la circulaire du 24 novembre 1919, à travers les index économiques définis cette fois-ci par le Ministère des Travaux publics. Ceux-là sont fixés en fonction de l’évolution du prix de charbon et de celle des salaires.

économistes à commencer à réfléchir et à modéliser les transactions mar-chandes. Toutefois, jusque les années 1925, il semble que la question des coûts des transactions marchandes n’ait fait l’objet que d’analyses fragmen-taires (Bernard, 1986, p. 177). La consultation des archives montre bien à quel point les concepteurs des compteurs évoquent assez tôt les coûts de location du ou des compteurs. Ces coûts représentent à leurs yeux un frein au déve-loppement des marchés, notamment auprès des populations rurales ou mo-destes en ville.

Dans les réflexions émergèrent les questions de la répartition saisonnière, mensuelle, hebdomadaire et horaire de l’électricité. Ce n’est pas seulement le prix du kilowattheure qui varie à ce moment-là, mais également les modes de tarification. Elles encouragent la consommation et prospectent déjà vers la vente de l’énergie de nuit avec les tarifs spéciaux : chauffage de l’eau, cuisine, etc. (Fig. 7) en tentant d’inciter à la consommation et à de nouvelles applica-tions électriques lors de l’envoi des factures (Fig. 8). Comme précisé plus haut, si les clients veulent bénéficier de ces tarifs à usages, ils doivent modi-fier leur installation intérieure, des circuits spéciaux, équipés chacun d’un compteur, doivent être installés. Ainsi pour le tarif Cuisine, seuls la cuisinière et le réfrigérateur ne devaient être raccordés sur ce circuit (Dubois, 1995, p. 648). Dans les années 1920, la Compagnie parisienne de distribution d’électricité a établi des tarifs dans lesquels apparaissent des créneaux ho-raires, jugés complexes pour les clients. Ces tarifs dépendent en outre d’un système de tranches, établi en fonction de la nature et du nombre de pièces du logement (Bernard, 1986, p. 180).

Fig. 7 — Publicité pour l’utilisation du chauffe-eau électrique en courant de nuit, Énergie Électrique du Sud-Ouest, 1937

Ces politiques tarifaires, selon l’usage, présentent un inconvénient majeur pour les sociétés. Par exemple le triple tarif (initié en 1927 à Paris) — dont la tarification varie selon la consommation électrique en hiver ou en été et selon les heures — implique d’une part la disposition des appareils sur plusieurs circuits et d’autre part l’utilisation d’un compteur spécial à triple cadran et horloge pour comptabiliser les trois tarifs (Beltran, 1989, p. 1127‑1128). Par exemple à Paris en 1927, les tarifs sont découplés par tranches : les prix d’hi-ver ne sont pas les mêmes que les prix d’été. En été (du 1er avril au 30 sep-tembre) : pour le tarif jour (7 h - 11 h ; 13 h 30 - 18 h), le kilowattheure basse tension coûte 0,74 franc, et pour le tarif « nuit » (11 h - 13 h 30 ; 18 h - 7 h), le kWh coûte 0,30 franc. Tandis qu’en hiver (du 1er octobre au 31 mars), pour le tarif jour (7 h - 11 h ; 13 h -15 h), le kilowattheure coûte 0,74 franc, en heure de pointe (15 h - 18 h), il en coûte 1,45 franc, et en horaire de nuit (11 h - 13 h 30 ; 18 h - 7 h) 0,30 franc (Beltran, 1995, p. 1126-1127). Avec un certain succès semble-t-il, puisqu’entre 1926 et 1935, « la consommation de nuit augmenta à Paris de 79 % contre 40 % pour la consommation de jour. L’amélioration de la courbe de charge était donc manifeste » (ibid., p. 1237). Ainsi, au départ, dès 1880, les concepteurs et les compagnies d’électricité re-courent à plusieurs compteurs pour contrôler et encourager la consommation de l’électricité aux heures qui arrangent les industriels d’un point de vue éco-nomique dans la mesure où les stations électriques ne produisent pas à pleine charge. Trente ans plus tard, la démultiplication des compteurs ne semble plus autant appréciée dans le milieu des électriciens.

De plus, le service Cuisine, lancé entre 1925 et 1930, à « très faible res-ponsabilité de pointe », constitue un révélateur d’une identification plus fine des coûts en fonction de la répartition horosaisonnière, mais sera également critiqué pour le coût du comptage associé (Bernard, 1986, p. 177). Les con-ditions de fixation des prix allaient évoluer, avec le décret du 16 juillet 1935. Puisque jusqu’à cette date les tarifs offerts aux abonnés basse tension varient d’un endroit à l’autre, d’ailleurs beaucoup plus pour le réseau basse tension que le réseau. Le décret crée une forme de compensation, avec le fonds de péréquation, fixant des prix maximums simplifiés et indifférenciés (de 150 francs par kilowatt et un prix de l’énergie variant selon la puissance sous-crite entre 0,34 et 0,40 franc par kilowattheure) pour les ventes aux distribu-teurs d’électricité à leurs abonnés (ibid., pp. 181-182).

Fig. 8 — Publicités sur les factures de la Société Vosgienne d’électricité de mars 1939 et de la Société andelysienne d’électricité d’octobre 1947 (Source : www.delcampe.net)1

Comme pour les réseaux d’eau et de téléphone, le soutien de l’État a joué un rôle moteur dans le développement des réseaux électriques (constitution de monopoles territoriaux et généralisation du service en ville) jusqu’à la pé-riode de l’entre-deux-guerres. Comme le signalent Olivier Coutard et Géral-dine Pflieger, la régulation du marché par l’État est attestée par des indices de la figure de l’usager-consommateur au nom d’une conception non marchande des services de réseaux. La diffusion de services contre la concurrence et ses services alternatifs, le développement de services pour répondre aux attentes et à la diversité de la clientèle, l’importance du critère de solvabilité indivi-duelle ou encore le recours aux innovations techniques et commerciales faci-litant l’accès au service sont certains de ces signes. Entre les années 1919 et jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, le raccordement au réseau est ainsi perçu comme un symbole de l’égalité républicaine, un instrument de la mo-dernisation dans un contexte d’universalisation des réseaux par l’intervention publique (Coutard et Pflieger, 2002, p. 139‑141).

Sur le plan du comptage électrique, les discours des concepteurs sur les abonnés ont joué un rôle important pour la légitimation de certaines caracté-ristiques techniques. L’analyse des archives et études historiques montre que les ingénieurs ont façonné et adapté ses qualités techniques (fiabilité, justesse, résistance, modularité tarifaire) en fonction de la représentation d’un abonné, étant perçu comme un consommateur (à conquérir) et solvable, d’où le place-ment de plusieurs compteurs sur différents circuits électriques. Il est défini

1 On retrouve ici la dimension genrée de la publicité souvent évoquée dans les travaux d’histoire montrant que les promoteurs de l’électricité se sont beaucoup appuyés sur la figure de la ménagère (Mosgalik, 2014). La consultation des archives de factures des années 1910-1940 rend compte de la place des femmes dans leur cuisine électrique ou même dessinée demi-nue près de sa baignoire avec son eau de bain chauffée à l’électricité. Et lorsque les hommes sont représentés, un peu moins fréquemment, ils sont représentés dans le jardin en train d’arroser avec une moto-pompe électrique ou comme le présent extrait lisant le journal sous un éclairage intense.

également en certaines occasions, comme un abonné fraudeur de mauvaise foi que les concepteurs craignent, d’où la protection de l’appareil contre les bricolages et les détournements. On voit bien que l’invention du compteur est inextricable des aspects commerciaux de la vente de l’électricité et de l’ana-lyse de la demande d’électricité. Ces éléments sont importants à préciser dans la mesure où les représentations sociales du client (fraudeur par exemple) per-durent chez les concepteurs des années 2010 à l’occasion des générations sui-vantes (notamment le compteur Linky) et qu’elles constituent un guide de conception.1 Dans le contexte de la première période étudiée, la politique de modernisation et d’égalité républicaine est beaucoup moins frappante dans la conception du compteur d’électricité que dans le développement et l’univer-salisation des grands réseaux techniques. Le contexte de la nationalisation (dès 1946) marque le développement d’un unique type de comptage. Celui-ci, lancé en 1963, est impulsé par l’existence d’un opérateur unique à la suite de la nationalisation du secteur de l’électricité et par la conquête des marchés menée par le nouvel opérateur qui viendra limiter les catégories d’usages du compteur d’électricité.

2. LE TOURNANT DE L’UNIFICATION DES RÉSEAUX (1946)