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Complexité individuelle vs complexité collective

1.3 Décisions collectives dans les systèmes biologiques d’intelligence en essaim

1.3.2 Décisions collectives et intelligence en essaim

1.3.2.6 Complexité individuelle vs complexité collective

Dans les exemples traités précédemment, il apparaît clairement que des comportements in- dividuels très simples peuvent conduire le groupe à prendre une décision particulièrement bien adaptée à la situation environnementale présente. Grâce à des processus d’auto-organisation, des informations complexes et subtiles sur l’état du groupe et de l’environnement, parfois dispersées

sur des échelles spatio-temporelles importantes, sont intégrées pour produire un choix efficace dans la plupart des situations. Il n’est alors pas nécessaire aux individus de déployer des capacités cognitives importantes pour obtenir à l’échelle du groupe un choix sophistiqué.

Cependant il serait bien évidemment réducteur de penser que les animaux sociaux ne dis- posent que de faibles ressources cognitives que les processus d’auto-organisation permettraient de magnifier. En réalité, ces animaux sont des entités complexes, dont le comportement est le résultat d’une combinaison souvent insaisissable de facteurs génétiques et environnementaux multiples. Même chez des animaux de très petite taille, comme par exemple chez les insectes, il peut exister une diversité comportementale conséquente. Ainsi, malgré leurs 100 000 neurones, les abeilles mellifères utilisent pas moins de 17 signaux de communication différents pour échan- ger des informations (voir pour revue Seeley, 1998). Elles sont également capables d’ajuster leur comportement individuel en réponse à la variation de plus de 34 facteurs différents (voir pour revue Seeley, 1998). Il n’est donc pas question ici de nier la complexité de l’individu.

Il est légitime néanmoins de se poser la question suivante : dans quelle mesure la complexité individuelle trouve-t’elle sa place à l’intérieur des processus d’auto-organisation en biologie ? Comme nous l’avons vu précédemment, une simple modulation comportementale en réponse à un seul facteur environnemental est suffisante pour faire basculer le choix d’une population vers une alternative privilégiée. Sachant que les animaux sociaux, des plus “frustes” au plus “sophistiqués”, disposent pour la plupart d’une palette importante de réponses à de nombreuses variations de l’environnement, il est très probable que cette complexité comportementale influence d’une manière ou d’une autre la dynamique collective du choix.

La sélection d’un nouveau nid par les fourmis du genre Temnothorax (voir Figure 1.18) est un comportement collectif qui a été étudié ces dernières années tant du point de vue de la complexité comportementale individuelle que de la complexité comportementale du groupe (Mallon et al., 2001; Pratt et al., 2002; Pratt, 2005; Pratt et al., 2005). Lorsque le nid de ces fourmis est détruit, elles migrent après quelques heures vers un nouveau lieu de nidification qui a fait l’objet d’une sélection attentive. Dans ces petites colonies (entre 50 et 500 individus), environ 30% des individus prennent part à la sélection du nouveau nid. Cette sélection s’opère de la manière suivante. Un premier lot d’ouvrières entame une exploration de l’environnement à la recherche de cavités qui sont autant de sites de nidification potentiels pour cette espèce. Quand l’une d’entre elle en découvre un, elle évalue de manière indépendante sa qualité sur des critères aussi variés que l’aire totale de la cavité, sa hauteur, la taille de l’entrée ou le niveau de luminosité (Pratt & Pierce, 2001; Franks et al., 2003a,b). Si la fourmi trouve le site acceptable,

Figure 1.18: Un nid de fourmis Temnothorax formé par l’agrégation de petits grains de sable entre deux plaques de verres (40x40 mm) séparées de 1mm l’une de l’autre.

elle commence une première phase de recrutement en tandem : elle invite une autre ouvrière restée au nid à la suivre jusqu’au futur nid potentiel. La fourmi recrutée réalise à son tour une évaluation indépendante du site et peut à son tour recruter de nouvelles ouvrières si elle le juge acceptable. Le recrutement en tandem est un recrutement lent, car il exige que la recrutée suive attentivement la recruteuse. Dans un premier temps donc, le nombre de fourmis présentes à chaque site potentiel de nidification augmente lentement. Lorsque la population dans l’un de ces sites potentiels atteint un quorum donné, les fourmis présentes à ce site entament une deuxième phase de recrutement par transport des ouvrières et du couvain restés dans l’ancien nid (voir Figure 1.19a et b). Cette phase de recrutement étant trois fois plus rapide que la première, le nouveau site est rapidement choisi.

Comme dans les exemples précédents, la sélection du nid chez cette espèce de fourmis est réalisée grâce à un processus d’auto-organisation. Deux processus d’amplification successifs (le premier lent, le second rapide) assurent une compétition entre les différents sites potentiels de nidification, compétition qui se conclue par le choix de l’un d’entre eux par l’ensemble de la colonie. Au cours du processus de choix, chaque ouvrière évalue la qualité de l’un des sites découverts pendant l’exploration. Pour cela, elle intègre plusieurs critères différents et décide individuellement de recruter, ou non, vers le site en question. De plus, la durée de son évaluation est inversement proportionnelle à la qualité estimée du site : la fourmi commencera à recruter plus tard si la qualité du site lui semble moins bonne (Mallon et al., 2001). Elle peut donc moduler très finement son comportement de recrutement (pas seulement en “tout ou rien”) en fonction

Figure 1.19: Illustrations du mécanisme de sélection d’un nouveau site de nidification par les fourmis du genre Temnothorax. (a) Evolution du mode de recrutement en fonction du nombre moyen de fourmis présent au nouveau nid. Lorsque le nombre est faible, la probabilité qu’un fourmi recrute par transport est presque nulle. Lorsque ce nombre dépasse une certaine valeur (le quorum), la probabilité qu’un fourmi recrute par transport se situe aux alentours de 1. Les fourmis recruteuses opèrent donc un changement qualitatif de leur comportement lorsque la population au nouveau nid atteint une certaine valeur (Pratt, 2005). (b) Estimation de la po- pulation du nouveau nid à partir de laquelle une fourmi donnée abandonne le recrutement en tandem pour le recrutement de groupe. Les extrémités de chaque barre noire indiquent les valeurs minimales et maximales déclenchant ce changement pour une ouvrière donnée. Les lignes poin- tillées représentent la médiane des valeurs minimales et maximales respectivement (Pratt et al., 2002). (c) Evolution du seuil de déclenchement du changement de recrutement en fonction des conditions environnementales. Dans chaque cadran, B représente des conditions normales et H des conditions dégradées. Dans tous les cas, les fourmis déclenchent le recrutement par transport plus tôt lorsque les conditions environnementales sont dégradées (Franks et al., 2003a).

de sa perception des différentes qualités d’un site. De cette manière, chaque fourmi peut “jouer” localement sur la vitesse de l’amplification et le choix final de la colonie pourra ainsi être très finement ajusté aux conditions locales présentes à chaque site potentiel de nidification.

Chaque fourmi peut également moduler la valeur du quorum requis pour débuter le recrute- ment rapide par transport (Pratt et al., 2002; Franks et al., 2003a,b). Ce paramètre a un impact particulier sur le choix final de la colonie. Lorsque le quorum est bas, il peut être atteint très rapidement. Dans ce cas, le choix de la colonie sera rapide. Cependant, la probabilité que le recrutement rapide par transport débute sur plusieurs sites au même moment est importante et donc la colonie a de fortes chances de se diviser. Au contraire, lorsque le quorum est plus élevé, la colonie a moins de chances de se diviser, mais le choix prendra plus de temps à s’établir6. De plus, le choix du nid sera plus précis car il intègrera les évaluations indépendantes d’un plus grand nombre de fourmis. Une étude récente a montré que les fourmis du genre Temnothorax sont capables de moduler la valeur de ce quorum en fonction de la dureté des conditions en- vironnementales (voir Figure 1.19c). Lorsque l’environnement est défavorable et qu’il est donc urgent pour la colonie de trouver un nouveau nid, elles utilisent une valeur de quorum plus petite qui permet d’entamer la migration plus tôt, au risque de voir la colonie se séparer en plusieurs sous-ensembles. En absence de pression particulière sur la migration, une autre étude montre que ces fourmis sont également capables d’augmenter la valeur du quorum afin d’obtenir une comparaison plus précise des différents sites potentiels de nidification.

Cet exemple illustre donc parfaitement comment un mécanisme très simple de sélection par amplification peut être modulé très précisément par les multiples variations du comportement des individus. D’un côté, la simplicité du mécanisme de sélection permet à celui-ci d’être robuste, c’est à dire de produire un choix dans une vaste gamme de conditions. De l’autre, la sensibilité des individus aux variations des conditions locales permet d’ajuster en permanence le choix du groupe à ses besoins et à ses contraintes. Au final, la combinaison entre le processus d’auto-organisation et la complexité comportementale des individus procure au groupe un registre comportemental très fourni lui permettant de s’adapter en permanence aux incertitudes de son histoire.

6. Si le quorum était trop élevé, il pourrait ne pas être atteint et la colonie ne ferait alors pas de choix. Chez ces fourmis, le quorum se situe entre 9 et 17 ouvrières dans des conditions normales et il augmente légèrement avec la taille de la colonie.

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