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La communication internationale

Le fait que la diversité linguistique au sein de l’entreprise internationale présente un obstacle à la bonne communication au sein de celle-ci ne nécessite guère de preuve. Cet obstacle est précisément ce que Feely & Harzing (2002) appellent la « barrière linguistique ». Or une bonne communication semble une condition sine qua non à la bonne coordination des différentes unités et donc au bon fonctionnement de l’entreprise. Un courant de recherche s’intéresse à décrire précisément les impacts de la diversité linguistique – et de l’anglicisation des entreprises – sur la communication au sein de l’entreprise internationale. On peut séparer ce courant en deux approches dominantes centrées sur deux niveaux d’analyse distincts : d’un côté le rapport siège-filiale, de l’autre l’équipe internationale. Les enjeux de la communication et donc les problèmes posés par la langue à ces deux niveaux sont assez différents : l’objectif de la communication dans la relation siège-filiale est la coordination et le rapport de pouvoir y est nécessairement asymétrique ; dans l’équipe internatio- nale au contraire, l’idéal visé est la coopération entre égaux.

2.1 Les relations siège-filiales

Un nombre important de travaux de recherche sur la langue et l’entreprise se centrent sur les relations entre filiales et maison-mère. Rien d’étonnant à cela : le rapport avec une filiale nouvelle- ment créée, ou l’amélioration du rapport avec une filiale existante, est l’événement idéal pour intéresser un dirigeant d’entreprise aux questions de langue. Harzing & Feely (2008) analysent que la barrière linguistique est susceptible d’affecter négativement la relation entre une entreprise et ses filiales à travers un cycle de « miscommunication » (Coupland, Giles, & Wiemann, 1991) : constatant l’échec des méthodes de coordination informelles et décentralisées qui fonctionnent généralement bien entre unités de même langue, le siège peut être tenté d’instaurer une relation plus formelle et

centralisée pour s’affranchir notamment des distorsions linguistiques – intuition confirmée par l’étude empirique à grande échelle de Björkman & Piekkari (2009) – mais il donne ainsi le signe de vouloir augmenter son contrôle de la filiale, générant une crise de confiance qui contribue à aggraver encore les difficultés de communication entre les deux unités.

En considérant le cas particulier de la relation entre les expatriés venus du siège et le personnel local dans les filiales taïwanaises de différentes entreprises, Du-Babcock & Babcock (1996) trouvent que l’on peut remédier à ces difficultés de communication en jonglant entre les langues au lieu de se confier exclusivement à la lingua franca. Sans surprise, les expatriés disposant de compétences opérationnelles dans la langue locale sont les plus à même d’établir une communication efficace entre le siège et la filiale. En l’absence d’expatriés pour jouer les language nodes, l’entreprise qui crée une filiale dans un pays étranger se trouve face à un dilemme. Quelle langue de travail adopter dans la filiale ? Quelle langue d’échange entre la filiale et le siège ? Pour la première question, la réponse est souvent : la langue locale, étant donné que la filiale est censée interagir avec le marché local. La réponse à la seconde question (anglais / langue du siège ou langue locale ?) conditionne grandement la qualité de la relation. L’exemple de sociétés danoises installées en France montre que la réponse choisie est généralement un mélange ad hoc de plusieurs solutions (« muddling-through

solutions »), dont le succès dépend crucialement des compétences linguistiques et de la bonne

volonté des personnes en présence ; la relation ainsi établie est éminemment vulnérable puisqu’elle demande à être renégociée en cas de changements de personnes d’un côté ou de l’autre (Andersen & Rasmussen, 2004).

Enfin il est bon de garder à l’esprit que le choix de la langue de communication entre un siège et sa filiale dépend des pays concernés. Dans une des seules études quantitatives de grande échelle menées sur le sujet, Harzing & Pudelko (2013) proposent de distinguer 4 groupes de pays au sein desquels les problématiques linguistiques sont similaires : pays anglophones ; pays nordiques (et Pays-Bas) ; pays d’Europe continentale ; pays asiatiques. C’est dans les deux derniers groupes que l’usage de l’anglais comme langue d’échange peut poser problème, particulièrement lorsqu’une entreprise de ces pays établit une filiale dans un pays des deux premiers groupes. Le principal risque est alors celui d’une distorsion de pouvoir, la filiale prenant l’avantage dans la relation parce ses salariés maîtrisent mieux la langue d’échange que ceux du siège. Les multinationales issues de pays asiatiques éviteraient cet écueil en utilisant la langue du siège pour les échanges avec les filiales, ce qui suppose un recours massif à l’expatriation, mais sans donner à cette langue de statut officiel.

2.2 Les équipes internationales

Un autre niveau d’analyse ciblé par de nombreuses recherches est celui de l’équipe internationale. La langue est en effet un obstacle considérable pour le bon fonctionnement d’une équipe internatio- nale, obstacle au moins aussi important que ne le sont les différences culturelles, pourtant sous- estimé et bien moins étudié que ces dernières. La barrière linguistique est même un double obstacle, analyse Chevrier (1996) : « d'une part parce qu'elle entrave sensiblement les échanges d'informations

et d'autre part parce qu'elle constitue un frein au développement de relations informelles qui favoriseraient l'émergence d'un climat de travail convivial » (voir aussi Chevrier, 2012, p. 119‑127).

Sur le premier aspect, on constate que le fait d’utiliser une langue tierce, même en faisant abstrac- tion des distorsions liées à des compétences inégales, augmente le risque d’une communication faussée. En dépit des efforts des participants pour arriver à une compréhension réciproque par des stratégies linguistiques et extralinguistiques audacieuses, des zones d’ombre demeurent qui empêchent l’information de circuler librement dans l’équipe (Huttunen, 2005). D’une simple et apparemment inoffensive erreur de compréhension peuvent ensuite découler quantité de maux, conflits et accusations d’incompétence (Rogerson-Revell, 2010). Quiconque a fait l’expérience de coopérer dans une langue étrangère pourra apporter confirmation de ces résultats.

Sur le second aspect, l’importance de la langue pour l’établissement du rapport (un gallicisme de la langue anglaise paradoxalement difficile à traduire : il connote une relation harmonieuse entre collaborateurs) a été soulignée par plusieurs auteurs (Henderson, 2005; Planken, 2005). L’utilisation de l’anglais comme lingua franca, considérée généralement comme la meilleure solution en l’absence d’anglophones natifs dans la mesure où elle situe l’échange sur un terrain neutre, oppose un frein à la socialisation et à la construction de la confiance entre collaborateurs. Ceci devrait amener les entreprises à gérer la diversité linguistique autrement que par le nivellement par l’anglais qui, s’il semble gommer les particularismes des uns et des autres, filtre aussi toute une gamme du spectre de la communication utile au fonctionnement des équipes de travail (Henderson, 2005). Ce constat, fait en France, reste étonnamment valide dans des pays où les compétences en anglais des salariés sont moins légendairement médiocres. Par exemple au Danemark, Lauring & Tange (2010) ont identifié deux schémas opposés de communication dans une entreprise : communication restreinte et communication diluée. La première est mise en œuvre par les impatriés non- danophones qui tendent à se replier par commodité sur leur groupe national, ce qui est interprété par les Danois comme une forme de paresse et de réticence à apprendre la langue du pays, mais aussi par ces derniers qui, repassant au danois pour les échanges informels, excluent de ce fait leurs collègues non-danophones. La deuxième décrit au contraire cette forme de communication qui, privée de la dimension informelle qu’il est si difficile de maîtriser dans une langue seconde, dépour-

vue notamment d’humour, de sous-entendus et d’implicite, apparaît « trop propre » aux locuteurs natifs et peut injustement faire peser un doute sur la compétence communicationnelle de ceux qui la mettent en œuvre.

Il semble indispensable de trouver un moyen terme entre ces deux pôles de communication également dysfonctionnels et également indésirables. Comme le résume très concisément Lauring (2009), « un environnement sans ethnocentrisme et sans conflits de groupes pourrait bien devenir un

environnement sans interaction et sans socialisation aucunes. » Si l’on suit cette préconisation, il

s’agit de mettre à profit les vertus socialisatrices de la langue maternelle (périmètre d’utilisation étroit mais large spectre) sans renoncer au moyen de communication de masse offert par la lingua franca (large périmètre d’utilisation mais spectre restreint). Steyaert, Ostendorp, & Gaibrois (2011) suggèrent que la solution au dilemme, fruit d’une négociation plus souvent implicite qu’explicite entre les parties prenantes, dépend des circonstances propres à l’organisation et à la situation considérée, toutes données qu’ils agglomèrent dans le concept de linguascape. Il n’est pas exclu d’avoir recours dans certains cas à des pratiques originales et difficilement codifiables, par exemple l’improvisation (utilisation de différentes langues « comme elles viennent ») et l’intercompréhension (chacun parle dans sa langue et comprend la langue des autres).

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