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Le côté obscur de la langue

Un des résultats importants de Marschan-Piekkari et al. (1997; 1999a, 1999b) sur Koné est l’importance de l’informel : la plupart de ce qui a trait aux langues échappe aux dirigeants. La langue crée une structure de l’ombre (shadow structure) à l’intérieur de la structure organisationnelle. Elle influence la formation des réseaux professionnels et constitue une source de pouvoir informelle considérable dans l’entreprise multinationale, où la maîtrise de l’information est une clé du pouvoir. Le concept de gatekeeper, emprunté à Macdonald & Williams (1994), décrit ceux qui par leur compétence dans la langue officielle réussissent à canaliser l’information et se rendre indispensables au bon fonctionnement de l’organisation6.

4.1 Une fusion houleuse

Les implications de la langue en termes de pouvoir deviennent particulièrement visibles dans le cas d’une fusion entre entités de langue différente. Un cas qui a donné lieu à d’intéressantes études est la fusion de la banque suédoise Nordbanken avec la finlandaise Merita à la fin des années 90.

Il avait d’abord été décidé que la langue officielle (senior management language) serait le suédois. Sans surprise, ce choix a été interprété par les Finlandais comme un signe de domination suédoise aux allures néo-coloniales. Les Finlandais dont le suédois n’était pas la langue maternelle se sont trouvés marginalisés, empêchés de contribuer aux réunions et d’intervenir dans les discussions importantes, amputés d’une partie de leur compétence professionnelle. Ceux qui parlaient le suédois – et mieux encore, les bilingues finnois-suédois – ont pu au contraire mettre à profit cet atout pour se saisir des positions de pouvoir dans l’organisation fusionnée et s’arroger une place de choix dans les nouveaux réseaux sociaux. La formation aux langues, dont on avait anticipé qu’elle serait un levier important de mise à niveau, s’est avérée insuffisante pour corriger les effets désintégrateurs de l’adoption du suédois comme langue commune. De façon curieuse mais plus anecdotique, les suédophones de Finlande, bien qu’avantagés par rapport aux finnophones, se sont aussi sentis discriminés en raison des provincialismes qui caractérisent le suédois de Finlande : les Suédois faisaient traduire certains des documents qu’ils produisaient !

Confrontée à ces multiples dysfonctionnement dont la multiplicité et la gravité n’avaient pas été anticipée (ou que l’on espérait compenser par des efforts de formation), l’entreprise a été contrainte de faire machine arrière et de choisir l’anglais comme langue officielle – le moins mauvais des choix possibles sans doute, mais un choix qui n’a pas établi l’égalité étant donné que les Suédois sont en

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Remarquons au passage que la distinction entre gatekeepers et language nodes n’est pas parfaitement claire dans cette littérature. Les seconds sont-ils simplement un cas particulier des premiers ? Ou alors, le premier terme décrit-il la position dans les relations de pouvoir que confèrent à ceux qui l’occupent la fonction de language node ?

moyenne plus compétents en anglais que les Finlandais (Piekkari, Vaara, Tienari, & Säntti, 2005; Vaara, Tienari, Piekkari, & Säntti, 2005).

4.2 L’adoption d’une langue officielle

Même sans l’événement d’une fusion – dont la barrière linguistique n’est qu’un des nombreux facteurs de complexité – l’adoption d’une langue officielle (common corporate language) est toujours une décision délicate. Il y a loin de la décision d’un dirigeant de choisir une lingua franca, souvent l’anglais, pour faciliter la communication d’un bout à l’autre du groupe, à l’adoption effective de cette langue par les salariés dans leur travail quotidien. Le service des ressources humaines joue un rôle essentiel dans le processus, à court terme comme à long terme, notamment à travers le recrutement, la formation et la mobilité internationale des salariés. Pourtant les ressources humaines ne peuvent tout contrôler : le « côté obscur » (unseen side) continue de jouer un rôle essentiel, notamment par l’opération des language nodes (Marschan-Piekkari et al., 1999a). Il n’est pas dit non plus que la décision prise au sommet d’adopter une langue officielle soit forcément suivie à la base de l’organisation. Les salariés ont une langue propre, une volonté propre, une compétence donnée dans la langue officielle. Une étude menée chez Siemens a montré que le statut de l’anglais comme langue officielle n’empêche pas que l’allemand, langue d’origine du groupe, continue de jouer un rôle important dans le quotidien des salariés. Bien que cela ne soit théoriquement pas impossible, il est difficile chez Siemens d’arriver à de hautes positions sans maîtriser l’allemand (Fredriksson, Barner-Rasmussen, & Piekkari, 2006). Cet écart entre la politique linguistique affichée par l’entreprise et les pratiques linguistiques observées a été fréquemment souligné par les sociolin- guistes (Lejot, 2013; Lüdi, Barth, Höchle, & Yanaprasart, 2009; Truchot & Huck, 2009).

Le cas fameux de Rakuten, entreprise japonaise opérant dans la vente en ligne et convertie à l’anglais en 2010 par la volonté souveraine de son président Hiroshi Mikitani, nous semble donc fort peu représentatif. Bien que présentée par Neeley (2012a, 2012b) comme une évidence et une nécessité (« One of the most powerful ways for non-American companies to compete globally is to mandate

that employees speak English. »), l’adoption inconditionnelle et brutale de l’anglais comme langue

officielle dans une entreprise où les salariés le parlent mal (« Many Rakuten employees are allergic to

English. ») peut difficilement être considérée comme une option viable dans la plupart des entre-

prises et ce, quel que soit l’effort consenti en termes de sensibilisation et de formation. On peut être agacé par le ton prescriptif, quasi-évangélisateur de la description du cas ; on brûle surtout de disposer d’une enquête ethnographique sur les conséquences de l’Englishnization chez Rakuten : Y a- t-il eu des rébellions ? des défections ? des licenciements ? Quelle place continue d’occuper le japonais dans le quotidien des salariés ? Quel est, au final, le coût de l’anglicisation ? A-t-on dû faire machine arrière ? Considérant le faible niveau du travailleur japonais moyen en anglais (voir Figure 7

au chapitre 4), il ne fait guère de doutes que le « côté obscur » de la langue a dû jouer chez Rakuten un rôle au moins aussi important que celui qu’il a joué chez Koné.

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