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Parmi les langues utilisées par les entreprises, il est impossible d’en ignorer une qui jouit d’une prééminence incontestée : l’anglais, lingua franca des affaires internationales. Le terme « lingua franca » (en français « langue franche ») se rapporte originellement à une langue composite parlée sur les bords de la Méditerranée par les marchands européens, maghrébins et levantins qui commer- çaient d’une rive à l’autre. On la désigne également sous le terme de sabir, demeuré en français pour qualifier une langue hétéroclite et incompréhensible, autrement dit un charabia.

3.1 L’hégémonie anglo-saxonne

C’est de l’anglais lui-même que nous vient l’abus de langage consistant à désigner l’anglais langue internationale des affaires comme une lingua franca. Les linguistes francophones lui préfèrent le terme de « langue véhiculaire », considérant très justement que l’anglais n’a rien de « franc » puisqu’il est au contraire profondément marqué par la culture anglo-américaine (Truchot, 2002).

C’est un constat qui s’impose tout particulièrement dans le milieu de l’entreprise, où l’anglais, loin d’être un véhicule neutre de la pensée managériale, porte avec lui des valeurs, des façons de penser, toute une idéologie, une évangile du management3 qu’il impose d’autant plus facilement qu’elles

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semblent indissociablement attachées au véhicule linguistique (Tietze, 2004). Le même constat peut d’ailleurs être fait dans le monde académique (Tietze & Dick, 2009). À l’extrême, d’aucuns considè- rent l’anglicisation du monde, conséquence de l’hégémonie économique des États-Unis d’Amérique, comme une nouvelle et dangereuse forme d’impérialisme (Phillipson, 1998). L’ELF constitue dans cette perspective un « cheval de Troie [moderne], rempli de professeurs d’anglais, soldats et

missionnaires armés de mots anglais en guise de balles, résolus à recoloniser le monde pour le refaire à l’image de la démocratie occidentale » (Qiang & Wolff, 2005).

Cela nous semble une vision tout à fait excessive et paranoïaque de l’anglicisation du monde, que ne partagent heureusement pas tous les linguistes4. La question de savoir si l’anglais lingua franca est ou n’est pas une menace pour le multilinguisme reste d’ailleurs débattue : d’un côté l’anglais remplace les langues locales dans un certain nombre de leurs usages et notamment au travail, d’un autre côté certains autres domaines d’usage (par exemple les relations familiales et amicales) lui restent absolument imperméables et les langues locales elles-mêmes, quoiqu’elles lui empruntent plus de vocables que ne le souhaiteraient les puristes, sont peu susceptibles de voir leur structure s’altérer sous la pression de l’anglais (House, 2003; Phillipson, 2003; Truchot, 2008).

3.2 Une histoire d’ELF

Mais est-ce bien de l’anglais que l’on parle ? À rebours de ceux qui égalent la propagation de l’anglais avec celle du modèle anglo-saxon ou « anglo-américain », d’autres voient dans l’anglais véhiculaire utilisé par les entreprises une nouvelle langue avec ses propres règles de syntaxe et de prononciation et son propre vocabulaire, considérablement appauvri par rapport à l’anglais que parlent ceux dont c’est la langue native, dépouillé de formes argotiques et de verbes à particules, auxquels il préfère les tournures explicites et les formes latinisantes. C’est le fameux Globish, terme proposé par Nerrière (2003, 2004) et qui a fait florès dans le langage courant : « Chez nous on parle anglais… enfin,

Globish ! » entend-on souvent dire dans les entreprises, sur un ton désapprobateur ou amusé, par

quelqu’un qui précisément prétend parler autre chose que ce sabir.

On hésite cependant à suivre Nerrière jusqu’au bout de la démonstration, lorsqu’il propose de définir le Globish comme une langue à part, indépendante de l’anglais qui lui a fourni son substrat, en redéfinissant sa grammaire et en circonscrivant radicalement son vocabulaire (1 500 mots). La proposition est d’une part très utopique – cela reviendrait à imposer une nouvelle langue artificielle, or on sait ce qu’il est advenu du volapük et de l’espéranto – et d’autre part désagréablement prescriptive – comme c’est peu, 1 500 mots, lorsqu’il faut tâcher d’être subtil ! Il est illusoire de penser ériger une frontière entre l’anglais et le Globish car il n’y a pas de différence nette entre les

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deux mais un continuum qui va de l’un à l’autre. On peut sensibiliser les anglophones natifs pour qu’ils fassent un effort et descendent un peu en complexité lorsqu’ils s’adressent à des locuteurs non-natifs ; les locuteurs non-natifs, quant à eux, changent inconsciemment de position dans le continuum selon qu’ils s’adressent à un locuteur natif ou non-natif. Cependant on n’éradiquera pas l’idée que le Globish est une forme dégradée de l’anglais.

Moins radicaux, des anglicistes s’attellent à décrire les propriétés du Globish, qu’ils affublent plus dignement (ou pas) de l’appellation ELF (Nickerson, 2005; Seidlhofer, 2001) ou BELF (Charles, 2007; Kankaanranta & Louhiala-Salminen, 2010) pour (Business) English as a lingua franca. Plutôt qu’une nouvelle langue, l’ELF doit être considéré comme une variété de l’anglais au même titre que l’anglais d’Australie ou, plus exactement, que l’anglais d’Inde ou du Nigéria – lesquels sont considérés par beaucoup d’anglophones natifs comme des versions dégradées de l’anglais, au même titre que le Globish et contrairement à l’anglais d’Australie (Mollin, 2006). De ce point de vue, nos fautes d’anglais ou celles que l’on nous apprend à considérer comme telles (l’oubli du « s » de la troisième personne du singulier, la confusion des voyelles courtes et longues…) peuvent être considérées comme des caractéristiques structurelles de l’ELF, acceptables du moment qu’elles n’entravent pas la communication du sens (B. Björkman, 2008; Jenkins, 2002).

Cette vision, si l’on y souscrit, a des implications révolutionnaires pour l’apprentissage de l’anglais. Il n’y a plus de règles contraignantes, une erreur cesse d’être une erreur lorsqu’elle se répand au point de pouvoir être considérée comme la règle d’une nouvelle variété ! Sans pousser aussi loin l’émancipation des règles, beaucoup de professionnels de la formation aux langues souscrivent déjà en partie à cette analyse dans la mesure où ils mettent l’accent sur la communication internationale plutôt que sur la correction grammaticale. Si l’on voulait aller plus loin dans la reconnaissance de l’ELF, il faudrait former les anglophones natifs à communiquer en ELF, c’est-à-dire leur apprendre à simplifier la langue qu’ils parlent (Charles & Marschan-Piekkari, 2002). Cette préconisation fort judicieuse se heurte cependant à un problème : si la maîtrise de la langue d’échange constitue bien, comme on le verra plus bas, un outil de pouvoir, alors accepter de parler l’ELF suppose pour un anglophone natif de renoncer à ce précieux atout.

3.3 Au-delà de l’anglais

Allant contre le tropisme des entreprises et de la littérature, certains auteurs appellent à regarder au-delà de l’anglais. D’une part, son usage comme lingua franca n’est pas toujours une évidence pour les relations entre entreprises de différents pays. Par exemple, les entreprises finlandaises cherchant à exporter en Russie trouvent dans le russe une langue au moins aussi incontournable que l’anglais (Karhunen & Louhiala-Salminen, 2008). Ceci n’est guère étonnant si l’on adhère à cette maxime très souvent citée et attribuée à l’ancien chancelier allemand Willy Brandt5 : « If I’m selling to you, I speak

your language. If I’m buying, dann müssen Sie Deutsch sprechen ! » – encore qu’il soit douteux que

les Russes fassent eux-mêmes l’effort de se mettre au finnois pour vendre aux Finlandais : la taille des marchés respectifs et l’histoire des relations entre les deux pays y sont évidemment pour quelque chose. D’autre part, l’adoption de l’anglais comme langue officielle ne peut résoudre complètement le problème linguistique d’une entreprise multinationale, puisque les langues locales continueront de toute façon à jouer un rôle localement. Ce constat élémentaire, qui tend à échapper à une littérature qui se centre sur les relations entre sièges et filiales, doit inciter les entreprises à considérer les langues dans leur dimension stratégique et non comme un problème mineur, une simple barrière linguistique à surmonter (Maclean, 2006).

Allant plus loin encore dans le refus des solutions uniformes, certains considèrent que la langue naturelle n’est pas le bon objet d’analyse et qu’il faudrait plutôt s’intéresser au langage, y compris à celui que développe chaque entreprise, à force d’appropriations lexicales et d’évidences partagées, sans forcément en être consciente. Ce « jargon » ou « parler d’entreprise », que l’on peut envisager d’analyser et d’organiser par la terminologie (De Vecchi, 1999), serait le vrai levier pour « la crois-

sance et l’agilité stratégique » de l’entreprise :

Des entreprises dont la langue est pauvre conceptuellement et liée au contexte [context-specific] peu- vent avoir du mal à voir au-delà de leur environnement immédiat. Elles risquent de manquer de lon- gueur de vue et d’une orientation de long terme, de passer à côté d’évolutions stratégiques exogènes […] qui pourront les rendre vulnérables. (Brannen & Doz, 2010).

Quoique indéniablement intéressante, cette approche qui nous appelle à nous aventurer au-delà des langues naturelles sort du périmètre auquel nous avons délibérément choisi de nous restreindre. Nous ne la poursuivrons donc pas davantage.

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