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1.2 Communication et gestion des accidents nucléaires

1.2.3 Communication de crise nucléaire

Ces cas nous montrent que la gestion et la communication des accidents nucléaires est particulièrement complexe. Pour maîtriser cette complexité, il est nécessaire d’iden- tifier les spécificités de ces situations de crise et de prendre en compte leur impact sur la perception du risque nucléaire. Dans cette section, nous exposons quelque-unes de ces spécificités puis nous décrivons et commentons le plan de réponse prévu en France pour la gestion des étapes clefs d’un tel accident.

61. Figure 1.10 : Carte par Roulex_45, licence CC-BY-SA (https://commons.wikimedia.org/ wiki/File:Fukushima_decontam.svg)

Figure 1.11 : Photographie par Giovanni Verlini / IAEA, licence CC-BY-SA (https://www.flickr .com/photos/iaea_imagebank/6234779912/in/album-72157627870489208/)

Figure 1.12 : Photographie par Toru Hanai / Reuters (http://www.reuters.com/article/us -japan-tsunami-widerimage-idUSKBN0M50HS20150309)

62. http://www.meti.go.jp/english/earthquake/nuclear/decommissioning/pdf/20160527 _01.pdf

63. En raison de l’intrication des effets du séisme, du tsunami et de l’accident nucléaire, il est difficile de déterminer le nombre exact de victimes causées exclusivement par l’évacuation des zones menacées par les radiations.

Perception sociale et communication du risque nucléaire

Nous avons vu que le risque doit être considéré non comme une propriété concrète et objective d’une situation donnée, mais comme une construction issue des perceptions tant individuelles que collectives des parties prenantes (Section 1.1.1). La compré- hension de la perception du risque radiologique est donc cruciale pour communiquer efficacement après un accident nucléaire (Perko, 2015 ; Renn, 2008). Les citoyens consi- dèrent l’énergie nucléaire comme particulièrement dangereuse, en comparaison avec la perception qu’en ont les experts (Slovic, 1996). Avant la survenue des premiers graves accidents nucléaires – notamment Three Miles Island (1977) car l’accident de Kychtym, bien qu’antérieur, était resté secret – cette appréhension pouvait notamment s’expli- quer par l’origine militaire des technologies nucléaires et leur association avec la bombe atomique (Hohenemser, Kasperson, & Kates, 1977). Depuis, le caractère invisible et l’origine humaine de la radioactivité, la crainte de la douleur associée au cancer, le manque de contrôle et de compréhension de la situation contribuent également à cette perception exacerbée du danger (Ropeik, 2008). Cependant, cette crainte dépend for- tement du contexte d’exposition. Ainsi, les mêmes rayonnements ionisants sont perçus comme beaucoup moins dangereux durant une radiographie ou une radiothérapie que lors d’une exposition involontaire (Sato, 2015 ; Slovic, 1996).

Par ailleurs, les conflits relatifs aux usages de l’énergie nucléaire affectent fortement les perceptions du risque radiologique (Lochard, 2002). La contestation anti-nucléaire est née de l’opposition à l’arme atomique dans les années 1950, puis s’est focalisée sur l’intensification du développement du nucléaire civile au cours des années 1970 (Topçu, 2006). Le nucléaire n’était pas seulement critiqué pour sa dangerosité, mais également comme le symbole d’une société industrielle, bureaucratique, technocratique et auto- ritaire (Chambru, 2015 ; Topçu, 2007 ; Weart, 1991). Depuis l’accident de Tchernobyl, la critique porte davantage sur la gestion du risque radiologique et les défaillances des organisations garantes de l’expertise nucléaire (Topçu, 2006). La recherche d’une contre-expertise scientifique a entraîné la création de nombreuses associations, comme la CRIIRAD (Commission de Recherche et d’Information Indépendantes sur la Radio-

activité)64et l’ACRO (Association pour le Contrôle de la Radioactivité dans l’Ouest)65

en France (toutes deux fondées en 1986). Dans ce contexte conflictuel, chaque incerti- tude scientifique – telle que celles relatives aux effets des faibles doses d’irradiation – fait l’objet de vives controverses (Lochard, 2002), affectant fortement la crédibilité de l’ensemble des acteurs institutionnels.

64. http://www.criirad.org/ 65. http://www.acro.eu.org/

La confiance et la connaissance jouent un rôle important dans la gestion et la com- munication du risque nucléaire. Ainsi, les personnes ayant des connaissances préalables dans le domaine sont plus attentives à la communication de crise et retiennent davan- tage d’informations (Perko, 2015). La complexité de la situation, l’incertitude quant à l’importance du risque et la diversité des perceptions de ce risque sont d’importants fac- teurs de l’inquiétude suscitée par la radioactivité (Sato, 2015). Cela confirme le besoin d’une solide communication du risque en prévision d’un éventuel accident nucléaire, puis, lorsqu’un accident survient, d’une communication de crise basée sur la trans- parence. Par ailleurs, les démarches d’expertise pluraliste, associant toutes les parties prenantes – citoyens et experts –, contribuent tant à la qualité qu’à l’acceptabilité de la gestion de crise (Lochard, 2002). Dans le domaine du nucléaire comme dans les autres, la communication de crise doit donc prendre la forme d’un dialogue incluant le public (Perko, 2015).

Enfin, la gestion et la communication du risque nucléaire doivent être considé- rées sur toute la durée de la crise. En effet, les personnes confrontées durablement au risque radiologique peuvent développer des attitudes de dénis ou de fatalisme (Abbott, Wallace, & Beck, 2006 ; ICRP, 2009, p.23) qui se traduisent par des réactions parfois contradictoires d’exagération ou de diminution des précautions (e.g. consommation d’aliments pourtant déconseillés ou, à l’inverse, anxiété extrême) (IAEA, 2005, p.41). Ces attitudes, adoptées pour réduire la charge cognitive et l’anxiété générées par la crise (Covello, 1983), peuvent affecter l’efficacité des mesures de protection et donc alourdir les conséquences sanitaires de l’accident. Pour ces raisons, les actions d’information et

d’aide aux victimes doivent être maintenues tout au long de la crise66.

Gestion d’une crise nucléaire en France

Le CODIRPA (Comité directeur pour la gestion de la phase post-accidentelle), émanant de l’ASN (Autorité de Sûreté Nucléaire), a développé pour la France un ensemble d’« éléments de doctrine » décrivant le processus de gestion d’un accident

nucléaire67. Ce plan divise une crise nucléaire68 en deux phases successives : la phase

66. Cette gestion à long terme nécessite un engagement à long terme des autorités pour financer les actions coûteuses de protection et de communication. En Ukraine, par exemple, entre 5 et 7% du budget du gouvernement sont dédiés à la gestion de l’accident de Tchernobyl. En Biélorussie, cette part a baissé de 22,3% en 1991 à 6,1% en 2002 (IAEA, 2005, p.33). Une telle diminution ne saurait être sans conséquences sur la qualité de l’aide apportée aux victimes.

67. http://post-accidentel.asn.fr/Gestion-post-accidentelle/Les-travaux-du-CODIRPA 68. La rapport emploie le terme « nucléaire » mais traite davantage des conséquences « radiolo- giques » d’un tel accident.

d’urgence et la phase post-accidentelle nucléaire (PAN), chacune composée de plusieurs périodes (Figure 1.13).

Phase d'urgence Phase post-accidentelle

Menace Rejets Sortie Transition Long terme

Figure 1.13 – Phases et périodes d’un accident nucléaire69

La phase d’urgence correspond à l’accident en lui-même et s’articule en trois périodes : menace, rejets et sortie. Durant la période de menace, des défaillances sur- viennent dans une installation, entraînent une phase de rejets de substances radioactives dans l’environnement au cours de laquelle des actions sont entreprises pour faire cesser ces rejets. Au cours de cette phase, la gestion de crise est caractérisée par la nécessité d’agir très vite pour limiter l’exposition de la population. Elle consiste principalement à mettre en application les « actions de protection d’urgence » prévue en prévision de la crise dans un plan particulier d’intervention (PPI) défini par les autorités locales :

information, confinement, évacuation, prise de comprimés d’iode70.

La période de sortie vise à mettre fin à ces mesures d’urgence, nécessairement gé- nériques, au profit d’actions plus adaptées à la situation réelle. Ces ajustements néces- sitent tout d’abord un zonage des territoires affectés, réalisé à l’aide de modélisations de la contamination basées sur les premières données de l’accident. Le zonage permet de définir un périmètre d’éloignement (PE) dont la population doit être durablement évacuée, une zone de protection des populations (ZPP) où des contre-mesures devront être mises en place pour limiter l’exposition et une zone de surveillance renforcée des

territoires (ZST) pour laquelle une vigilance particulière est de mise (Figure 1.14).

Dans chacune de ces zones, des mesures destinées à limiter l’exposition et éviter la dispersion des radionucléides peuvent s’appliquer : nettoyage des habitations, fixation des poussières, restrictions quant à la circulation des marchandises et des productions agricoles. La population vivant dans les zones affectées par l’accident est prise en charge grâce à la mise en place de centres d’accueil et d’information (CAI), à l’estimation des doses reçues en vue d’une surveillance épidémiologique et à la mise en œuvre d’un suivi psychologique.

69. Adapté depuis (CODIRPA, 2012)

70. La prise de comprimé d’iode stable permet de saturer la thyroïde, l’empêchant d’absorber l’iode radioactif, cancérigène, souvent relâché lors d’accidents nucléaire.

71. http://www.irsn.fr/FR/connaissances/Installations_nucleaires/La_surete _Nucleaire/risque-nucleaire/zonage-post-accidentel/Pages/sommaire.aspx

Figure 1.14 – Zonage post-accidentel71

Notre travail ne s’intéresse pas tant à la phase d’urgence qu’à la phase post-

accidentelle, qui commence lorsque les rejets de substances radioactives prennent fin

et que la situation de crise se stabilise. Tout au long de cette phase, composée de deux périodes (transition et long-terme), les conséquences de l’accident doivent être gérées durablement.

Durant la période de transition, la mesure de la contamination sur le terrain se substitue à la simulation pour permettre une ré-évaluation (généralement itérative) du zonage. Cela peut, dans certaines zones préalablement évacuées, permettre le re- tour d’habitants, nécessitant un accompagnement particulier. De même, les restrictions agricoles, systématiques durant la phase d’urgence, peuvent être aménagées à condition qu’un système de contrôle efficace puisse être mis en place. Pour les personnes vivant dans des zones contaminées, un approvisionnement en eau et nourriture saines doit être assuré. L’information des habitants doit se poursuivre, pour leur garantir l’accès à des mesures de la radioactivité (en assurant la pluralité des sources) et permettre le développement d’une « culture pratique de la radioprotection » (connaissances et savoir-faire nécessaires à la mise en œuvre d’actions de protection). Le suivi médical doit se poursuivre, de manière à commencer l’évaluation des conséquences sanitaires de la catastrophe. La suite des actions de nettoyage nécessite, enfin, la mise en place de solutions pérennes pour la gestion des déchets contaminés.

La période de long terme, enfin, désigne les décennies voire les siècles durant les- quels les contre-mesures doivent être scrupuleusement mises en œuvre, contrôlées et

adaptées, jusqu’à ce que la contamination des territoires s’estompe. Les actions de mesure, d’information du public et de suivi sanitaire doivent se poursuivre. L’implica- tion des acteurs locaux – comme les professionnels de la santé ou de l’éducation – et des citoyens peut permettre de maintenir l’engagement dans les actions de protection. L’expérimentation en vue de réduire la contamination des productions (notamment agricoles et forestières) doit être encouragée. L’activité économique dans la région ne peut néanmoins être relancée qu’en prenant en compte les risques liés aux conditions de travail en milieu contaminé (CODIRPA, 2012).

Les limites d’un mode de gestion centralisé

On constate que les mesures décrites dans ce plan s’inscrivent dans un schéma de gestion descendante (top-down) de la situation de crise, s’appuyant sur une distinction très marquée entre les victimes et les experts chargés de la gestion de la crise.

En phase d’urgence, les CAI, principaux relais de l’information, sont avant tout créés pour « l’apport d’informations » aux citoyens (CODIRPA, 2012, p.14). Leurs missions s’élargissent durant la période de transition, mais conservent la même finalité : « informer sur l’accident et ses conséquences », « diffus[er] des conseils et des bonnes pratiques » (p.29-30). Cette tendance se retrouve également dans les démarches à destination des professionnels dont l’activité est affectée par la contamination, pour lesquels le CODIRPA recommande l’intervention d’« experts capables d’apporter des informations [...] adaptées à la demande des producteurs » (p.66). Ce discours reflète une communication pensée comme unidirectionnelle et descendante, où les citoyens sont considérés comme passifs, exclusivement en situation de demande d’informations. Si les CAI peuvent « permettre la remontée d’informations relatives à la gestion de l’événement » (p.58), ces informations ne sont destinées qu’à permettre aux autorités d’adapter leurs actions en conséquence. Cette interaction ressemble davantage à une simple boucle de rétroaction (feedback) qu’au véritable dialogue recommandé dans la section précédente.

Par ailleurs, ce plan de gestion préconise une place centrale des experts et des autorités dans la communication de crise. L’implication des associations, des ensei- gnants et des professionnels de la santé locaux n’est envisagée que pour la diffusion des connaissances émanant des institutions. L’« autoprotection » (p.63) demandée aux citoyens ne consiste qu’à suivre des contre-mesures proposées par les experts. Cette vision semble contradictoire avec l’objectif affiché de favoriser, durant la phase de long terme, l’« acquisition d’une autonomie des habitants face à la situation de contami-

nation radiologique » (p.63). De plus, le CODIRPA est très suspicieux à l’égard des dispositifs permettant aux citoyens d’être acteurs de la diffusion d’information : « des vidéos, des commentaires ou des articles postés sur des réseaux sociaux, des blogs peuvent perturber le message des pouvoirs publics » (p.59). Cependant, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, l’usage de ces médias en situation de crise est non seulement inévitable, mais également un atout pour une gestion de crise incluant de manière efficace tous les acteurs.

Ce mode de gestion top-down (descendant) de l’information peut être approprié en phase d’urgence, lorsque la mise en application du PPI nécessite une action rapide et coordonnée. En revanche, durant de phase de long terme, lorsque ces contraintes ont disparu, une telle approche est en contradiction avec les recommandations que nous avons préalablement relevées dans la littérature. La gestion de la crise doit in- clure davantage les citoyens, notamment à travers la mise en place de dispositifs de communication de crise ouverts, bidirectionnels et décentralisés.

Synthèse

Une situation de crise survient lorsqu’un événement imprévisible affecte le fonc- tionnement de la société. Les crises peuvent être considérées comme la manifestation d’un risque préexistant, que l’on a pas pu empêcher de se concrétiser. La gestion d’une crise doit permettre le retour à un fonctionnement normal de la société. Ce processus est néanmoins compliqué par la nature subjective des risques et des crises. En effet, la perception de ces derniers – et par conséquent les actions qui doivent être entreprises pour y répondre – dépendent fortement de facteurs indi- viduels et sociaux. Une gestion efficace de la crise nécessite donc la mise en place d’une communication de crise permettant la construction d’une image commune de la situation. Pour cela, cette communication doit prendre la forme d’un dialogue ouvert entre l’ensemble des acteurs.

En l’espace d’un siècle, les technologies exploitant l’énergie nucléaire ont pris une place centrale dans nos sociétés. Pourtant, les rayonnements ionisants présentent des risques importants pour la santé humaine. Au cours des dernières décennies, plusieurs accidents radiologiques de grande ampleur ont ainsi causé la mort, la maladie ou le déplacement de centaines de milliers de personnes. La gestion de crises de ce type est par ailleurs complexifiée par des spécificités relatives à la

perception du risque nucléaire. Pourtant, le processus de gestion de crise prévu en cas d’accident nucléaire en France ne repose que sur une communication de crise unidirectionnelle et descendante.

Nous estimons que le manque de dialogue lors de la gestion des conséquences d’un accident nucléaire est susceptible d’affecter la réussite de cette gestion et, par conséquent, la vie des personnes affectées par la crise. Durant la phase post- accidentelle, tout particulièrement, il nous semble indispensable de mettre en place des dispositifs de communication de crise permettant la participation active des habitants des zones contaminés. L’éventualité d’un accident nucléaire en Europe, voire en France, nous amène à considérer la conception de tels dispositifs comme une question scientifique capitale.

Dans cette perspective, nous allons maintenant étudier le rôle que jouent les technologies de l’information et de la communication pour la communication de crise.

Communication médiatisée en

situation de crise

The Web is more a social creation than a tech- nical one. I designed it for a social effect — to help people work together — and not as a technical toy1.

Tim Berners-Lee, Weaving the Web

Des débuts du télégraphe électrique, au XIXème siècle, jusqu’à l’avènement des connexions Internet par satellite, les technologies de la communication ont connu une suite ininterrompue d’innovations. Conséquemment, les pratiques de communication médiatisée se sont radicalement transformées. La communication de crise ne fait pas exception, et a vu son fonctionnement bouleversé par l’émergence de ces technologies ainsi que par les opportunités qu’elles offrent à leurs utilisateurs.

Dans ce chapitre, nous résumons tout d’abord le rôle joué par les médias sociaux au cours des situations de crise (2.1). Pour cela, nous revenons dans un premier temps sur le développement des systèmes de communication basés sur le réseau Internet et les technologies du Web (2.1.1), puis décrivons les pratiques de communication de crise qui se sont développées autour de ces outils (2.1.2). Dans un deuxième temps, nous présentons les technologies du Web Sémantique, leur potentiel pour les systèmes d’organisation des connaissances et leurs apports possibles à la communication de crise (2.2).

1. « Le Web est davantage une création sociale que technique. Je l’ai conçu dans un but social – aider les gens à travailler ensemble – et non comme un jouet technique. » (traduction personnelle)

2.1

Usage des médias sociaux pour la communica-

tion de crise

Aujourd’hui, à travers les smartphones, leurs caméras, les réseaux sans-fil et les logiciels de messagerie instantanée, les situations de crises peuvent être documentées et commentées dans le monde entier quelques minutes après leur occurrence. Ce nouveau potentiel en termes d’instantanéité et de portée de la communication de crise est forte- ment lié aux caractéristiques des systèmes informatiques qui sous-tendent ces échanges, mais aussi des pratiques et usages qui se sont développés parallèlement à l’émergence de ces technologies.