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Dans cette partie, il s’agira, à partir du travail de terrain réalisé, d’analyser les pratiques médiatiques des communautés indigènes diaguitas. Afin de modéliser ces dernières et dans une visée analytique, je propose de les scinder en trois catégories. La première est celle des pratiques que j’appelle « intracommunautaires », elles ont comme destinataires les membres de la communauté d’où provient le message. La seconde catégorie recouvre les pratiques médiatiques qui ont comme destinataire l’ensemble des communautés indigènes diaguitas de l’UPND, je les nomme « intercommunautaires ». La dernière comprend les messages à destination de « l’extérieur », c’est-à-dire tous ceux qui ne font pas partie des communautés indigènes, ces dernières seront désignées sous l’appellation « extracommunautaires ».

Après avoir présenté la situation politico-juridique des communautés, la relation spécifique qu’ils entretiennent avec leur territoire, leur lutte identitaire, leurs objectifs socio-politiques, mais aussi leurs conditions techniques de réalisation de contenus communicationnels, je m’attacherai dans un deuxième temps à l’analyse des pratiques médiatiques des diaguitas. Je montrerai qu’à travers la complexe réalité des communautés, on retrouve un jeu d’échelles à trois niveaux. Ces niveaux sont repérables dans les discours des personnes que j’ai côtoyées, bien qu’elles n’en soient pas forcément conscientes. Chaque niveau fera l’objet d’un chapitre. Cette modélisation des usages communicationnels, issues de mon travail de terrain, permettra de comprendre qu’en fonction du niveau auquel on se situe, les artefacts techniques, les discours et les enjeux sont très hétérogènes mais tous concourent à la reconnaissance identitaire.

a) Les pratiques médiatiques intracommunautaires : ce premier niveau est celui de la communauté en elle-même, en tant qu’entité ayant sa propre complexité puisqu’elle est traversée par les structures imposées par la société nationale argentine ainsi que par les règles dictées par la structure ancestrale indigène.

b) Les pratiques médiatiques intercommunautaires : ce second niveau est celui du récent réseau crée à travers l’Union des Peuples de la Nation Diaguita. Cette jeune institution, qui

195 connait un développement non linéaire et non stabilisé, est une structure politique particulièrement intéressante dans la mesure où elle se présente comme un acteur faisant le lien entre les communautés et la société nationale.

c) Les pratiques médiatiques extracommunautaires : ce dernier niveau est formé par la relation que les membres des communautés, et plus particulièrement les membres politiquement engagés, entretiennent avec le reste de la société argentine, les institutions gouvernementales, les autres peuples originaires et les associations civiles.

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Chapitre 7 : Pratiques médiatiques intracommunautaires : un enjeu de re-connaissance

Dans une perspective analytique, je propose de me focaliser maintenant sur les pratiques médiatiques résultant d’une « communication intracommunautaire ». Il s’agit de celles qui se développent à l’intérieur même d’une communauté. Les contenus informationnels sont créés et diffusés par et pour les comuneros d’une même communauté. L’hétérogénéité des communautés indigènes observées ne permet certes pas de définir un fonctionnement uniforme de la communication intracommunautaire qui serait applicable à chacune d’entre elles lorsqu’elles transmettent des informations à leurs comuneros, dans la mesure où ne serait-ce qu’en termes de dispositifs, certaines disposent d’artefacts numériques, d’autres de radios FM et/ou VHF, et d’autres encore uniquement d’artefacts traditionnels. Cependant, j’ai choisi d’en faire une catégorie à part puisque non seulement j’ai observé que ce type de communication diverge de celui réalisé lorsque les communautés souhaitent s’adresser à un public qui n’est pas celui de leur communauté, mais également et surtout, parce que cette distinction est notable dans les discours des personnes rencontrées.

Dans les messages diffusés à l’intérieur des communautés, si parfois les membres d’autres communautés sont évoqués, ils ne sont pas les destinataires principaux. Cette remarque a, par exemple, été soulevée par Ruben (comunero de Quilmes) pour justifier l’implémentation d’une radio FM au sein de sa communauté. Il m’explique que lorsque les Quilmes souhaitaient diffuser une information à destination des membres de son peuple, ils ne pouvaient pas utiliser la radio de la communauté voisine Amaicha, celle-ci étant considérée comme poursuivant des intérêts sociopolitiques divergents des leurs. Une exception à cette remarque peut cependant être faite dans le cas de la radio de Tafi del Valle. En effet, les autorités de la Angostura s’y rendent à l’occasion pour y laisser des messages afin que ceux-ci soient transmis à l’attention de leurs comuneros qui, pour la majorité, captent cette fréquence. Cependant, les membres de la Angostura sont aujourd’hui entrés dans un processus de négociation pour obtenir leur propre radio communautaire. Par conséquent, il apparaît le processus d’acquisition de moyens de communication de la part des communautés est non seulement un fait réel et notable mais également une tendance généralisée. En effet, toutes les communautés observées ont exprimé leur volonté de détenir leur propre moyen de communication.

197 Il s’agira ici d’interroger les pratiques médiatiques, à partir d’une approche communicationnelle critique et de la sociologie des usages, cela revient à considérer le contexte, les formes et les objectifs de l’appropriation sociale des objets communicationnels (Jouët, 1993).

L’écosystème médiatique 7.1.

Les artefacts techniques actuellement utilisés par les communautés lorsqu’elles souhaitent transmettre des informations à leurs comuneros sont : les radios FM, les radios VHF (Very High Frequency), et les téléphones portables93. J’évoquerai également dans ce point le feuillet « El Mirador », bien qu’il n’existe aujourd’hui plus. Comme il a été vu précédemment, certaines communautés disposent d’un accès Internet (Amaicha del Valle, Tafi del Valle et Indio Colalao), cependant, il est peu commun qu’elles l’utilisent pour leurs pratiques intracommunautaires puisque peu de comuneros disposent de ce moyen de communication. Afin de saisir les modalités de ces pratiques, je m’attacherai dans ce premier point à décrire des exemples de moyens de communication utilisés dans les communautés observées.

7.1.1. Les radios VHF

Les radios VHF sont apparues dans les années 1950. Celles-ci ont été créées afin de transmettre des messages vocaux à courte et moyenne distance (146 à 174 Mhz). Les messages sont diffusés sur des ondes ouvertes, c’est-à-dire écoutables par tous. La fin de la dictature et le retour à la démocratie a été marqué en Argentine par une volonté de démocratisation de la communication et le surgissement de radios « pirates ». C’est dans ce contexte qu’en 1988, l’Université Nationale de Tucumán (UNT) a élaboré un Projet Universitaire de Promotion Communautaire (PUDC) financé par la Fondation W.K. Kellogg. Du 01/04/88 au 30/11/91, cette dernière a contribué à hauteur de 1 402 800 $. L’un des volets

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Les comuneros vivant dans la haute montagne communiquent parfois entre eux grâce à des signaux de fumée. Je décide néanmoins de ne pas les prendre en compte ici étant donné que je n’ai pas assisté à de telles transmissions et qu’il s’agit de pratiques peu développées dans les communautés où je me suis rendue.

198 de ce projet était de réduire le déficit de communication des populations rurales de la province de Tucumán à partir de l’installation de radios VHF.

De juillet 1994 à 1999, un nouveau projet est proposé par la fondation américaine : Projet UNIR-Tucumán. Son objectif est d’améliorer les conditions de vie des familles rurales via la formation d’étudiants locaux sur aux problématiques concrètes des communautés de Tucumán.

« Promover el desarrollo sostenido de la familia rural a través de un esfuerzo colaborativo y unificado, en programas de desarrollo sostenido centrados en la producción, incorporándolos al proceso productivo microrregional, provincial o regional, con el objeto de mejorar las condiciones socioeconómicas de las familias rurales de escasos recurso, lo cual implica una mejor calidad de vida »94 (Villagra, Latina, 2010 : 558)

Il est intéressant de noter que les destinataires de ce programme sont les étudiants et non pas les populations « rurales ». Il s’agit de donner aux étudiants les moyens financiers pour qu’ils se forment aux problématiques réelles du terrain. Les communautés apparaissent donc des bénéficiaires indirects ou secondaires. L’appropriation des radios VHF dans les communautés indigènes résulte donc d’initiatives externes. Ce type de programme s’inscrit dans les projets de développement, tels que présentés par Frances J. Berrigan, c’est-à-dire en tant que méthodologie appliquée pour développer socio-économiquement les territoires.

La première antenne radio financée et les fonds de la Fondation Kellogg utilisés, l’UNT s’est tournée vers la Direction d’Architecture et d’Urbanisme (DAU95

) pour poursuivre l’implémentation des radios VHF. C’est ainsi qu’en 1996 les communautés indigènes diaguitas de la province de Tucuman signent un accord avec la DAU et l’UNT dans le cadre d’un nouveau volet du projet UNIR96

. L’accord prévoit la construction d’un refuge (« Refugio del Cerro Morrado ») et le maintien d’une antenne radio de dix-huit mètres pour couvrir toutes les communautés des vallées Calchaquies et Chomorro. Ce projet octroie également aux communautés cent vingt-deux radios VHF. Ces dernières sont réparties entre les services

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Traduction : Promouvoir un développement équitable de la famille rurale à travers un effort collaboratif et unifié, par des programmes de développement équitable centrés sur la production, el les incorporant aux processus productifs microrégional, provincial ou régional, avec l’ojectif d’améliorer les conditions socio-économiques des familles rurales aux faibles ressources, qui implique une meilleure qualité de vie.

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La DAU est une institution du gouvernement provincial. 96

199 publics (police, CAPS97, gardes forestiers, etc.) et les comuneros. Dans chaque communauté les dispositifs ont été attribués à des comuneros qui ont été sélectionnés pour leur importance sociale ou politique au sein de leur localité, ou pour la situation géographique centrale de leur lieu de résidence.

Pour permettre aux comuneros ne disposant pas de l’électricité d’utiliser les radios VHF, des panneaux solaires sont installés pour leurs permettre le rechargement des batteries. Au niveau technique et financier, la DAU est désignée comme responsable des antennes installées et des refuges dans lesquelles elles se trouvent. Par contre, le maintien des stations fixes et portables distribuées aux comuneros est aux frais de leurs propriétaires.

Si en 1996, cent vingt-deux radios VHF ont été réparties, Jorge Mercado (ingénieur de la DAU) estime qu’aujourd’hui il n’en reste qu’une cinquantaine en état de marche. Cette diminution s’expliquerait pour trois raisons. Premièrement, nombre de comuneros et de communautés n’ont pas pu assumer financièrement le remplacement du matériel. Il faut dire que les batteries ont une durée de vie inférieure à 5 ans et un coût exorbitant pour ces populations. Par conséquent, le matériel n’est plus utilisé. Deuxièmement, certains comuneros ont revendu pour des raisons financières leur équipement (de manière illégale). Troisièmement, les radios VHF représentent un dispositif obsolète et relativement contraignant. Les communautés ne souhaitent plus investir dans le remplacement du matériel et souhaitent s’équiper de technologies plus modernes. Néanmoins, ce moyen de communication reste particulièrement utilisé dans les localités situées dans la haute montagne, ou dans les communautés les plus pauvres et isolées telles que Tolombon et Potrero Rodeo Grande.

Dans ce point, je m’appuie non seulement sur les observations et les entretiens réalisés mais également sur le questionnaire diffusé dans les communautés. Je rappelle que de mai à août 2011, j’ai organisé avec la DAU et l’UPND un questionnaire sur l’usage des radios VHF. Celui-ci a été remis dans les communautés de La Angostura, El Mollar, Casas Viejas, Tafi del Valle, Amaicha del Valle, Comunidad India Quilmes, Indio Colalao, Tolombón, Potrero, Rodeo Grande et Chasquivil. Sur les quatre-vingt-dix questionnaires, seuls trente-deux ont été retournés. C’est à partir de ces derniers que j’ai travaillé pour apporter des

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