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Le clonage et le double : figures similaires, combats similaires ?

6.1.1. L’image du double et du clone sont toutes les deux effrayantes… Tout part dřune croyance selon laquelle le clonage crée du double, alliée à un constat, celui de la condition du double qui est toujours mauvaise car synonyme dřusurpation, de spoliation de soi par lřautre. Si le clone est apparenté au double, cřest parce que tous les deux présentent des points communs. Tout comme il existe une image archétypique du clone, totalement fantasmée par la science-fiction, il existe une image archétypique du double, également fantasmée par la littérature, mais qui en tant quřimage archétypique révèle la symbolique que lřhomme projette en elle. Une fois cette image étudiée, le sens quřelle revêt pour lřhomme permet de mieux comprendre les modalités selon lesquelles lřhomme se pense, se conçoit et envisage sa place parmi les autres qui influent sur son comportement et sa compréhension même du monde et de ces autres. Cette image relève du symbolique, elle ne représente donc jamais le réel car elle en est justement quřune représentation mais elle est utile en cela quřelle révèle deux choses : ce que lřhomme imagine de lui, comment il se pense, mais aussi

pourquoi le clone dérange autant, au-delà des valeurs traditionnelles remises en question par le clonage. Mais en quoi clone et double partagent-ils une image similaire ?

Tout dřabord, il nous faut nous rappeler335 que le double a été considéré de façon positive

en cela quřil faisait originellement partie de lřhomme, étant un des constituants de son âme. Lřhomme est en effet compris comme un individu, un « soi » lui-même constitué de plusieurs parties. Souvenons-nous ainsi336 que chez les peuples primitifs ou dans les pensées traditionnelles

antiques, le double représente une partie essentielle de lřêtre humain : sans le double et sans cette partie de lřâme, nous ne serions pas totalement humains, nous ne serions pas des êtres complets mais des êtres affaiblis en raison de ce manque. En effet, cette partie que le double représente est la partie immortelle en nous : le double participe à la construction de lřêtre et sans lui, lřhomme est soit affaibli, soit mourant. La caractéristique dřun homme qui va mourir consiste dřailleurs chez le peuple Samo en une séparation de cette part immortelle qui se défait du corps pour s'éloigner de cet obstacle périssable, afin de rejoindre les lieux immortels, comme cřest le cas également chez les Égyptiens où le double, le kâ, représente le souffle vital de lřhomme et quitte le corps humain à sa mort. Le double est donc dřabord un élément positif : il lřétait chez les Égyptiens ou le peuple Samo337 pour ne citer quřeux, puisquřil représentait alors la partie

immortelle de lřhomme.

Or initialement, de façon similaire, le clone a rempli le rôle de porte ouverte vers lřimmortalité : lřâme, comprise au final toujours comme un souffle vital immortel pourrait se détacher des corps affaiblis afin de se réincarner dans le même corps, une fois celui-ci cloné et redevenu sain. Le clonage permet dans lřimaginaire Ŕ peut-être justement en raison de cette proximité avec le thème du double auquel le clone est parfois consciemment ou non rapproché Ŕ dřatteindre lřimmortalité, en permettant de changer de corps dès que le premier est devenu défectueux ; dans les deux cas, quřil sřagisse du clone ou du double, quelque chose est compris comme restant identique, comme si le double possédait en lui un noyau dur immuable condition de son immortalité. Il sřagit de lřessence même du double comprise comme souffle vital dans la pensée primitive, et il sřagit de lřâme (pensée à tort comme clonée et « copiable »), dans le mythe du clonage comme accès à lřimmortalité. Dans tous les cas, la dualité permet de penser une

335 Nous nřinsisterons pas sur ces points car ce chapitre nřest quřun rappel de notre M1 où nous avions développé

tous ces points de façon approfondie. Seulement, nous avions seulement analysé lřimage du double et ce quřil représentait en disant que le clone était compris sur le modèle du double, sans le prouver ni lřexpliciter. Cřest ce que nous allons faire ici, expliciter en quoi clone et double partagent la même figure dans lřimaginaire collectif.

336 Les diverses représentations de lřâme à travers lřhistoire et leur évolution révèlent beaucoup de choses sur

lřévolution de la conception que lřhomme se fait de lui-même et leur étude est passionnante. Toutefois, nous ne les aborderons pas, mais nous renvoyons à Otto Rank, qui les a examiné dans son ouvrage Don Juan et le double, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1992.

certaine forme de permanence : la copie signifierait, en langage moderne, la « sauvegarde » de lřâme, rendue matérielle par le clonage.

Pourtant, cette positivité nřest quřune illusion. Lors des discussions philosophiques qui étudient le statut du clone, il nřy a en réalité nulle positivité, dřautant que cette idée dřun double- clone permettant lřimmortalité nřest quřun fantasme. Lorsque la discussion sur le clonage est donc sérieuse, elle se focalise plus particulièrement sur la condition du clone vis à vis du cloné et

vice versa, en analysant leur rapport. Or cřest ici principalement que le rapport du clone et du cloné

ressemble fortement à la relation de la copie et du modèle, relation marquée par la malfaisance du double, et donc du clone.

En effet, et cřest là le second point, si lřombre est associée à lřesprit protecteur dans la pensée primitive, elle devient vite le symbole du monde des morts, des fantômes, symbole non plus de lřimmortel en lřhomme mais de la mortalité de lřhomme : qui voit son double sait quřil va bientôt rejoindre le domaine des ombres. Le double est donc une ombre, il se voit dévalué et synonyme de sorcellerie, de mal. Le double devient donc lřimage par essence de toutes les formes de maux : de la duplicité de lřhomme, de son manque dřhumilité, de sa perversion, de son immoralité, de son ambition… Il nřest donc traité dans la littérature que de façon négative, offrant des trames narratives qui se dénouent de façon nécessairement dramatique, par la mort dřun des protagonistes et il sřagit rarement de la mort du double mais plutôt de son modèle et de la victoire du double (et de la duplicité de lřhomme sur son âme scindée entre le désir du bien et le goût du mal). Or le clone, de la même façon est synonyme, aussi bien dans la littérature que dans le cinéma, de malheurs, de mésaventures toujours néfastes et tragiques pour celui qui se voit « en double », résultant de la confrontation du clone et du cloné calquée sur celle qui a lieu entre le double et son modèle. Nous le voyons ainsi clairement dans le cinéma, comme dans The

Island où les clones tuent les modèles pour prendre leur place et vivre la vie quřils menaient

(même si ce nřest pas là leur but premier, à lřinverse du double : leur but premier est de survire en échappant au laboratoire qui veut les éliminer pour connaître la vérité, à savoir quřils sont des clones ayant une conscience). Dans A l’aube du 6e jour, le clone également se fait passer pour le

cloné et prend sa place auprès de sa femme et de ses enfants, obligeant le cloné, le modèle, à vivre caché. Dans la série Farscape, nous assistons au même scénario, cette fois avec des histoires de cœur : lřhéroïne préfère le clone à lřoriginal, laissant penser à ce dernier que cřest lui la simple copie. Il se dévalue alors même sřil ne tente pas de le tuer par amour pour lřhéroïne, bien quřils se battent et se querellent à maintes reprises, comme si aucune entente ne pouvait exister entre eux. Mais pourquoi cela ?

Parce que tout comme le double est la réplique en tout point du modèle, le clone est pensé de la même façon, et cřest là un autre point commun qui permet dřidentifier la figure du double à

celle du clone. Double et clone sont les répliques cřest à dire lřimage même du personnage original avec qui il partage selon les descriptions tous les traits physiques, jusquřa la pensée et les souvenirs en ce qui concerne le clonage. Le clone est un double encore plus abouti : il est un double autant physique que mental, parce que plus quřun simple clonage et une technique de reproduction assistée, le clonage est pensé comme une technique de duplication. Lřêtre x est donc dupliqué en un être x’ avec toutes ses propriétés, quřelles soient mentales ou physiques. Il sřagit là bien évidemment, comme nous le montrerons ensuite, dřune image totalement fantasmée mais pourtant étonnamment récurrente, jusque dans le discours éthique et juridique, comme nous le montrerons également, dřoù lřimportance de le souligner ici.

Cependant, si le clone diffère du double en raison de son essence de « double encore plus abouti », incarnant dès lors avec autant de force toutes les frayeurs que colporte lřimage du double, il en diffère également en cela que la description physique du double devient de plus en plus hideuse afin de montrer son immoralité. Tout se passe comme sřil fallait réinscrire un écart, une distance entre le double et le modèle après que le double eut aboli cette distance. En effet, le double est un monstre au sens où il montre son caractère immoral, il est conçu comme similaire au modèle mais pourtant différent par son caractère monstrueux et répugnant qui semble côtoyer le domaine de lřindicible. Le clone en revanche reste humain mais parce quřil nřy a aucune différenciation entre le clone et le cloné à lřinverse de celle qui existe entre le double et le modèle, lřimage du clone est bien plus effrayante.

Dans la littérature338, le double est toujours présenté comme un double grossier ce qui

permet toujours de distinguer la copie du modèle, de sorte que le lecteur nřest jamais perdu dans sa lecture. Le fossé entre clone et non-clone se réduit, quant à lui, de façon drastique, jusquřà disparaître et ne plus exister : les clones en effet pensent être les modèles. Ainsi dans The Island, les héros sont des humains normaux qui vivent dans un monde parfait, avant dřapprendre quřils sont clones, connaissance quřils acquièrent que parce quřils voient leur double, sinon, ils ne lřauraient jamais su339. Dans Stargate Atlantis, le clone du docteur Carson Beckett, comme nous le

disions dans notre premier chapitre, pense lui aussi être lřoriginal et le remplace effectivement à la mort du modèle, tant et si bien quřune personne ayant manqué lřépisode qui raconte la genèse du clone, ne peut comprendre et peut ne jamais deviner quřil est effectivement un clone. La crainte de voir le double suppléer le modèle est alors beaucoup plus grande quřavec le double car

338 Principalement chez ANDERSEN, Hans Christian, Contes d’Andersen, Paris, Mercure de France, 1943 ;

DOSTOÏEVSKI, Fedor Mikhailovitch, Les Pauvres gens : le double, la logeuse, un cœur faible, le bouffon, Lausanne. Ed. Rencontre, 1961 ; MAUPASSANT, Guy, Le Horla, Paris, Gallimard, 1996 ; MUSSET, Alfred, La nuit de décembre in Poésies Nouvelles : 1836-1852, Paris, Garnier frères, 1965, SHELLEY, Mary, Frankenstein ou le Prométhée moderne, Paris, Gallimard, 1997 ou encore STEVENSON, Robert Louis, L'étrange cas du Dr Jekyll et Mr Hyde, Paris, Gallimard, 1992.

339 Nous commençons déjà à voir ici une conséquence du double et du clonage dans le besoin de voir lřautre pour

toute la distance qui séparait ces derniers est annulée : cette distance nřapparaît pas toujours aux yeux des membres de la société mais elle apparaît du moins aux protagonistes principaux que sont le double et le modèle. Si donc le double est un monstre car il est le symbole de son immoralité et du fait quřil ne devrait pas exister, le clone en revanche ne porte pas sur lui sa condition de clone, dřoù sa dangerosité accrue puisquřaucun écart ne permet dřidentifier le modèle.

Ainsi, parce que clones et doubles partagent la même condition, ils suscitent les mêmes réactions, réactions plus poussées encore chez le clone puisque celui-ci apparaît comme lřaboutissement même de lřimage du double. Dans notre mémoire de Master I, nous avions envisagé trois réactions que la présence du double suscite : inquiétude et aversion, sentiment de dépossession de soi et dřinexistence, et enfin une lutte à mort contre le double qui sřapparente à une lutte pour la reconnaissance. Or le clone suscite effectivement ces réactions.

Il suscite bien pour commencer, dans la littérature et le cinéma, déni et effroi chez les clones qui refusent initialement leur condition notamment parce quřils ne se savent pas être des clones et parce quřils en refusent les conséquences, à savoir leur mort programmée comme dans

The Island, A l’aube du 6e jour ou Farscape. Lřinquiétude et lřaversion se traduisent chez les clones

par un état de choc, lequel transparaît soit par un effondrement du clone (The Island) soit par une violence accrue pourtant non caractéristique du personnage (Farscape). Le cloné également ressent ce choc quand il sřaperçoit de lřexistence de son clone, lorsquřil prend sa place, le relègue au rang de copie : de façon analogue, il y a soit effondrement du cloné (A l’aube du 6e jour) soit

encore une fois, violence (The Island). Dès lors et de façon vraiment consécutive au choc, le clone suscite inquiétude et aversion, ouvrant la voie à des interrogations du type « que vais-je devenir ? » pour le cloné « ou qui suis-je » pour le clone. Le clone suscite également des réactions tendues chez les autres protagonistes : dans Stargate Atlantis, personne ne veut parler au clone du docteur Beckett car les personnages jugent quřil nřest pas le vrai Beckett, même si cette crainte sřestompe vite.

Le clone suscite ensuite un sentiment de dépossession de soi et dřinexistence chez le cloné en cela que celui-ci se sent spolié de sa vie et se lui-même, sentiment parfois partagé par les clones. Ainsi, dans The Island, les clones découvrent avoir toujours vécu dans le mensonge et ils découvrent ainsi que leur existence nřa jamais eu de valeur en elle-même mais modelée selon des besoins spécifiques. Dans A l’aube du 6e jour et dans Farscape, le cloné voit le clone prendre et

usurper (car cette prise de possession se fait par la force) sa place, sa vie, sa famille et son identité même, le reléguant à la place de la copie, de lřinauthentique. Chacun, que ce soit le clone ou le cloné affirme ainsi être la vraie personne, dans une sorte de débat stérile où chacun affirme sa propre vérité « je suis moi », recourant à chaque fois de façon désespérée au pronom « moi » afin

de se réaffirmer comme sujet et non plus comme objet. En effet, la dépossession de soi mène à la désubjectivation du sujet et à sa réification comme copie. Sitôt que le double ou la clone aperçoit le modèle ou le cloné, et vice-versa, le héros refuse cette réalité, exactement de la même façon que ne le fait le héros Goliadkine confronté à son double dans la nouvelle Le double de Dostoïevski340. Tout comme les doubles dans les romans étudiés en master I, le clone devient le

spectateur de la vie dřun autre, comme John Crichton dans Farscape devient le spectateur de la romance des autres. Ainsi, lřirruption du double dépossède les personnages de leur existence, de leur agir, et même de leur identité, le double usurpant leur place, les reléguant au rang de copie puisque le « double devient plus fort que lřoriginal, qui sřexténue, sřamincit, devient le double de son double. Le double vampirise lřoriginal qui parfois en meurt »341.

Dès lors, contre ce risque de mise à mort, sřengage une lutte tragique contre le double, qui peut mener soit à la capitulation dans la folie soit le plus souvent à la mort dřun des doubles (clone ou cloné). Toutefois cette mort du héros nřest pas voulue en elle-même : si le héros meurt, cřest pour avoir tenté de se débarrasser du double, comme dans tous les films cités ci-dessus. En se donnant la mort, le docteur Jekyll tente en réalité de tuer Hyde dans le roman de Stevenson,

Docteur Jektll et Mister Hyde, de mettre fin à ses agissements immoraux. Chacun des personnages

met tout en œuvre pour mettre fin aux intrigues de leur double, essayant ainsi de retrouver leur place et leur identité, en tentant de rétablir lřéquilibre que le double a rompu. La lutte entre le clone et le cloné doit permettre aux protagonistes de regagner la confiance et du crédit aux yeux de la société. Dès lors, il sřagit bien dřune lutte pour la reconnaissance de chacun « tous deux, en même temps, cřest impossible »342, ce qui nřest quřune résurgence, là encore, de la figure

mythique des jumeaux tels Remus et Romulus qui sřentretuent, « lřassassinat de lřun des jumeaux étant la condition de survie de lřautre »343.

Mais pourquoi une figure si effrayante du clone ? Nous avons bien compris que si lřimage du clone est si alarmante, cřest parce quřelle sřapparente à la crainte du double qui présente lui aussi une figure monstrueuse. Mais le clone apparaît comme lřaboutissement du double, en abolissant les limites mêmes qui peuvent permettre de distinguer le double du modèle et cřest en cela que sa figure est plus dérangeante encore. Le clone est lřimage moderne du double et il en est une image encore plus puissante. Mais si lřimage du clone rebute tant, que nous apprend-elle sur la peur de lřhomme et sur la vision que lřhomme se fait de lui-même ?

340 CONIO,Gérard, Figure du double dans les littératures européennes, cahiers du cercle l’Age d’Homme,p. 301. 341 Ibid. p. 48

342 DOSTOÏEVSKI,Fedor Mikhailovitch, Op. cit. p. 369. 343 OTTO,Rank, Don Juan et le double. p. 98.

6.1.2. …car les deux touchent à l’identité de l’homme et à sa possible dépossession

Si le clone effraie tant, cřest parce quřà lřimage du double, il remet en question lřidentité même de lřhomme. Nous disions en effet précédemment que, que ce soit le clone ou le cloné, chacun affirme être la vraie personne en se référant au pronom « soi/moi ». Chacun veut prétendre pouvoir dire avec vérité « je suis moi ». Les pronoms « je », « tu » ou « moi », « soi » sont en fait des « indicateurs de subjectivité »344 selon Benveniste. Ce dernier sřest attaché dans

ses Problèmes de linguistique générale à démontrer comment le langage permettait de construire la subjectivité et il a ainsi porté lřaccent sur ces indicateurs de subjectivité en montrant que tout discours a une structure dialogique, le sujet étant un véritable acteur du discours et quřil ne saurait y avoir de discours sans une relation dialogique, sans un « je » et un « tu ». Même lorsque