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Clinique dans la « postmodernité » : l’errance vient-elle supplanter la plainte hystérique ?

Dans le document La mort comme origine (Page 162-183)

Élaboration praxéologique

4) Clinique dans la « postmodernité » : l’errance vient-elle supplanter la plainte hystérique ?

a) Michael : les conséquences de vouloir faire de l’un.

Je reçus un jour le coup de fil d’un homme d’une trentaine d’années, qui souhaitait prendre un rendez-vous avec moi. Lorsque nous évoquâmes la date de cette première rencontre, il m’expliqua qu’il voulait que ce soit à son retour de vacances. Je fus un peu étonné de cette remarque : pourquoi n’avait-il tout simplement pas attendu son retour ? Face à Michael, lors de cette première rencontre, j’attendais qu’il prenne la parole. Très vite il sembla inquiet de mon silence. Il me demanda très anxieux : « Ça va ? »

Je ne sus quoi lui répondre. Il répéta sa question deux fois. Puis il finit par commencer à évoquer ce qui l’amenait, et ses précédentes tentatives de thérapie auprès d’autres « psys ». Ce qui le questionnait était en lien avec son rapport aux femmes. Lors de ses précédentes vacances, il avait débuté une relation, ou plutôt « une amourette de vacances », comme l’ont dit. Très rapidement, son investissement dans la relation effraya la jeune femme qui y mit un terme. Son état lors de cette courte idylle (deux jours), le rappelait à une difficulté plus générale dans ses relations amoureuses. Il exprimait l’idée d’un collage dans lequel son seul désir était d’être avec cet être momentanément élu, et que dès lors, rien d’autre n’était plus possible. Au moment où cet autre s’échappait, détournait son attention, Michael vivait quelque chose d’absolument intolérable qui le prenait au corps. Lorsque la séparation intervenait, dans le cas évoqué parce qu’il avait émis l’idée d’amour un peu trop tôt au goût de la jeune femme, son choix pouvait se résumer à la dualité suivante : mourir ou partir. Alors, en plein milieu de ses congés, Michael quitta subitement sa destination ensoleillée pour échapper à la violence de ce vécu. Dans une tentative de rationalisation, il tentait de comprendre d’où pouvait bien venir ce rapport si étrange aux femmes. Il évoqua sa mère, et le lien très proche qu’il entretenait avec celle-ci. Puis sa relation de plusieurs années avec une femme, avec qui cette période de « collage » laissa vite place à un ennui très profond. Une autre conquête lui fit remarquer que sa relation avec sa mère ne lui semblait pas « normale », et comme souvent lorsqu’il entendait le « diagnostic » d’autres personnes sur son cas, là aussi il collait à leurs énoncés. Pour autant quelque chose insistait là, et me donnait même le sentiment de ponctuer son discours: « Est ce que c’est normal ? ».

162 Au-delà de son récit, je ressentais une certaine crainte, sans pouvoir l’expliquer. Lors de notre seconde rencontre, Michael se montra assez véhément. Il me reprocha que notre premier entretien fût trop court. Puis il me dit qu’il n’aimait pas que je regarde sur le côté quand je l’écoutais. Que cela signifiait que je « réfléchissais ». Il remit également en cause la règle de libre association, qu’il percevait comme un danger. Je restais silencieux, toujours un peu sidéré par la massivité de cette angoisse qu’il dégageait. Il put d’ailleurs m’en dire un peu plus à ce sujet, sur la violence pour lui de venir me rencontrer. Cela se traduisait par une difficulté à respirer. Il me demanda à cette occasion la possibilité de reprendre son souffle. Michael prit de grandes inspirations pendant une bonne minute. Il revint sur ses relations « éphémères » avec les femmes qui le questionnaient tant et me dit : « c’est comme si je

voulais prolonger l’éphémère ». J’entendis, « prolonger l’effet-mère ».

Michael m’interrogea sur le fait que parfois je devais recevoir des gens caractériels, où qui devaient se mettre à parler fort, à crier. Je lui répondis que tant que cela restait dans le registre de la parole ce n’était pas un souci. Pour le rendez-vous suivant, il me signifia qu’il aurait peut-être un empêchement, et qu’il me contacterait pour confirmer ou non son rendez- vous. Je me dis que probablement je ne le reverrai plus, pensant aux quelques « psys » qu’il avait rencontrés deux, trois fois, tel qu’il me l’avait livré. En effet, je ne reçus aucun appel. La semaine suivante, alors que j’étais en séance avec une autre personne et que je n’en attendais pas d’autres, j’entendis la sonnerie d’ouverture de ma porte retentir. À la fin de l’entretien, je passais donc la tête dans la salle d’attente et découvrais Michael. Je lui rappelai qu’il avait dit qu’il me confirmerait sa venue. Un peu gêné, il m’expliqua qu’il n’avait pas compris cela, ce que je ne crus qu’à moitié. J’acceptai cependant de le recevoir, en lui expliquant qu’il avait de la chance de me trouver là, et de l’importance de bien confirmer ses rendez-vous. Je me fis également une réflexion sur la nature du transfert qui se mettait en place, en lien avec cette recherche « d’effet-mère » sous la forme d’un questionnement : chez qui passe-t-on sans prévenir ? Peut-être chez sa mère…

Le travail occupait une place importante dans son existence. C’est souvent lorsqu’il n’en avait plus, lors de périodes de chômage, ou de vacances, qu’il avait rencontré de grandes difficultés morales. Dans ces périodes où rien ne semblait plus le tenir, son rapport à l’objet devenant obsédant, et sa réussite ou son échec dans la rencontre avec l’autre le plongeait dans le plus grand désarroi. Pendant longtemps Michael n’avait eu aucune relation sociale, pas d’amis, pas de copines. Il observait une passion pour le sport, qu’il pratiquait presque à

163 outrance. Il me livra certains détails crus quant à sa sexualité solitaire lorsqu’il était adolescent, assez rapidement, sans gêne apparente. Il y était question notamment de films pornographiques, qu’il avait trouvés dans les affaires de son père, père qu’il décrivait comme un homme rustre, parfois violent, et avec qui les relations étaient très pauvres. Il ressentait une grande violence à l’égard de celui-ci, allant même jusqu’à évoquer l’idée de pouvoir le frapper. Il représentait en quelque sorte son antithèse, ce à quoi il ne voulait pas ressembler. Sa fratrie était composée de trois enfants, il était le second. Son grand frère était en proie à des troubles psychiatriques chroniques, qui l’avaient conduit à vivre en institution. Michael exprimait une crainte de fond de souffrir du même mal. Son cadet était un grand consommateur de cannabis et d’alcool, et ne semblait, selon les dires de Michael, n’aspirer à rien de particulier dans l’existence. Michael était en quelque sorte le seul qui avait réussi, le modèle. Plus jeune, il disait avoir occupé une place de père auprès de ce petit frère. Lors de la séparation de ses parents, il fut le confident de sa mère, et s’était ainsi trouvé à interférer dans la fin de relation en faveur de celle-ci qui souhaitait quitter le père, ce qu’elle fit. Par la suite il prit un appartement avec elle. Œdipe un peu trop réalisé…

L’importance que revêtait sa profession pour lui, se traduisait donc, en particulier, par sa grande souffrance quand il n’avait plus de travail. Que ce soit dans une période de chômage passée, ou dans le cadre de son activité professionnelle du moment, les périodes de « creux » le laissaient dans une très grande apathie. Il put associer sur le souvenir d’un homme qui fut pour lui un exemple lorsqu’il était enfant, et qui occupait le même poste que lui. C’est

d’ailleurs cette même personne qui lui avait offert d’occuper les fonctions qu’il exerçait, alors que celui-ci avait gravi quelques échelons, le mettant au poste qu’il occupait préalablement. Ce « collage » dans la manière de faire son travail, totalement identifié à

celui-ci, apparaissait massif. Mais cette personne fut licenciée, puis il y eut un remaniement hiérarchique, qui laissait désormais Michael sans supérieur, ce qui lui devenait proprement insupportable. Il en venait à dysfonctionner dans son travail. Alors que de par sa position, il avait su garder la distance nécessaire à sa fonction, avec les personnes qu’il dirigeait, cette distance commença à lui manquer. Ainsi, il put faire des avances à une jeune femme qui travaillait pour lui, et qui lui refusa ses faveurs. Naturellement il ressentit cet insupportable précédemment décrit, qui s’accompagnait d’un sentiment de persécution. Alors que cette jeune femme revint travailler quelque temps plus tard, il me dit qu’il lui arrivait de penser qu’elle revenait le voir. Il me sembla nécessaire de le rappeler à quelques limites. Je répondis donc avec un peu de fermeté : « Elle revient travailler ». Avant de lui rappeler que le type de

164 relation qu’il espérait n’était peut-être pas des plus approprié sur son lieu de travail : « Le

travail c’est le travail » lui dis-je. Il est intéressant que j’en sois à ce moment à lui poser des

limites, intervention a priori plus éducative que clinique, sauf à interpréter que son discours de transgression appelait inconsciemment une limite …

Ce début de récit m’amène à l’erreur que je commis dans mon hypothèse de structure, erreur qui s’avéra féconde dans ma réflexion. L’ensemble des éléments sus-rapportés, m’avait convaincu que Michael était probablement paranoïaque : idée de ce collage aux femmes qui le menait au bord de la décompensation avec cette idée qui l’accompagnait que tout le monde lui en voulait, sa tendance à rapporter si vite des dimensions crues sans gêne apparente, la relation si proche à sa mère, le sentiment qu’il était tout « tenu » par son métier, ce besoin d’être semblable à l’autre, auquel s’associait une grande perméabilité à la demande de l’autre, la psychose supposée de son frère ainé…

Son rapport à la question de la mort était tout à fait étonnant. Un des premiers souvenirs qui lui revint, était des crises d’angoisse à l’endormissement lorsqu’il était enfant. Il me décrit ainsi le phénomène : il tentait de se « représenter la mort ». Il ne put exprimer ce qu’il voyait, mais l’horreur de cette tentative était tout autant palpable à ce jour. Alors il appelait sa mère pour qu’elle le console. À partir de ce premier souvenir d’enfance, lui revinrent des vécus de violences subies (réelles ou fantasmées ?) de la part du père. Michael semblait retrouver une mémoire, et parallèlement commença à évoquer des rêves, sans pouvoir m’en dire plus à ce moment. Il avait également écourté ses vacances, lors desquelles il craignait le retour du symptôme qui l’avait amené à me consulter, afin de venir me voir. Il évoqua à plusieurs reprises l’importance pour lui de nos rencontres, comme d’un appui. Les silences qui lui apparaissaient si difficiles, dans les premiers temps, ne lui posaient plus de problèmes, et il ne préparait plus nos entretiens comme il se sentait obligé de le faire au début, parce qu’il payait, et qu’en quelque sorte il fallait que ce soit rentable. C’est à ce moment que je remis en doute ma première hypothèse. Tout d’abord ce père que j’entendais absent, inopérant, dans un premier temps, était malgré tout une référence, peut-être de ce qu’il ne fallait pas être, mais qui le consacrait dès lors tout autant comme telle. De plus s’y associer en fait une grande ambivalence. Par exemple Michael pouvait me dire qu’il n’aurait jamais de femme, d’enfant, que cela lui évoquait trop son père, tout en esquissant un désir de fonder une famille à d’autres moments. Enfin ce que j’avais entendu comme absence d’histoire, de roman

165 de vie, se démontra comme faux, puisque des souvenirs « remontaient », ce qui plaidait davantage pour du refoulement. En quoi avait donc résidé mon erreur ?

Je pense qu’elle tenait au rapport cru à l’objet, et à l’angoisse massive qui l’accompagnait. En d’autres termes, ce qui s’offrait cliniquement à moi n’était pas une supposée psychose de Michael, c’était la psychose sociale, c'est-à-dire ce que Charles Melman propose comme « nouvelle économie psychique ». La question qui s’ouvrait donc pour moi devenait la suivante : la nouvelle économie psychique est-elle un masque posé sur une structure

névrotique à part entière, ou est-ce une entité clinique à part entière ?

La question a de quoi faire réfléchir et on pourrait la reposer de manière quasi anthropologique : là où une culture postmoderne supplante toutes les autres, un

fonctionnement psychique peut-il venir supplanter les structures habituelles ?

Cette question de son rapport à l’objet, nous pûmes l’évoquer assez directement, en ce qui concernait sa question qui s’organisait autour des femmes, qui continuait à faire énigme pour lui. Alors qu’il exprimait l’idée que si ça « n’allez pas au bout » pour reprendre son expression, après les diverses manœuvres de séduction pouvant se jouer avec l’autre, il y avait là ce ressenti horrible pour lui (cette mort peut-être). Je lui fis donc remarquer que cela ne semblait pas aller mieux quand il parvenait à ses fins. Il en convint. Peu à peu, la possibilité d’un ratage devint possible pour lui. Ce mal-être qu’il ne pouvait nommer, et qu’il pointait dans ce lien aux femmes, ainsi que dans le grand ennui qu’il rencontrait parfois, il finit par lui donner un nom : « Big sheet ». Cette nomination lui permit de circonscrire quelque chose de cette angoisse. Lorsque son surgissement se faisait sentir, il se disait « c’est big sheet », et étrangement cela semblait l’apaiser. Parallèlement à ma remarque nous pûmes réévoquer le ratage avec ces tentatives de conquête, et Michael commença à entendre la possibilité de se maintenir dans ce ratage avec l’autre. La course derrière l’objet lui semblait désormais plus viable. À ce sujet, la question du regard semblait centrale pour lui. Par exemple Michael appréciait de se mouvoir sur les pistes de danse, en s’imaginant que les autres le regardaient. Il y avait là un besoin, qui me permettait désormais d’entendre quelque chose de l’insupportable de mon regard « sur le côté » qu’il avait relevé lors de notre premier entretien.

Michael finit par me raconter deux rêves. Dans le premier il était dans sa douche et observait l’eau qui coulait du pommeau. C’est alors que j’intervins dans son rêve pour lui faire remarquer qu’au dos du pommeau, il y avait une « enceinte ». Son second rêve, celui-là répétitif, concernait un acte sexuel qui le satisfaisait, avec une femme sans visage mais dont

166 le corps correspondait parfaitement à son goût. À ces deux rêves venaient s’associer dans une séance suivante, deux souvenirs qu’il apparaît pertinent de mettre en continuité. Tout d’abord d’avoir surpris un jour son père nu sortant de la douche, ajoutant qu’il ne parvenait pas à se souvenir s’il avait vu son sexe. Le second souvenir datait de la maternelle. Michael se rappela qu’alors qu’il replaçait son sexe dans son pantalon un peu serré, une adulte lui avait demandé avec insistance, et plusieurs fois, s’il voulait faire pipi. Je lui dis alors : « Comme si cela ne

pouvait pas être autre chose ? ». Michael me répondit par l’affirmative. En effet il lui avait

semblé que cette femme, à qui il trouvait un beau visage, l’avait regardé avec une forme de désapprobation.

Dans le rêve de la femme « sans visage », je trouvais intéressant que ce qui fut gommé est ce qui est sans doute le plus à même de représenter l’humanité. En effet nul autre lieu du corps n’exprime mieux les sentiments, l’étincelle humaine, que ce soit dans le regard, ou encore les mimiques. J’y associais le fait que le rapport sexuel que Michael évoquait était « réussi ». Ce rêve me fit une nouvelle fois associer sur ce rapport direct à l’objet. Pour l’autre rêve, dans lequel apparaissait l’ « enceinte » reliée au souvenir du père nu, je m’interrogeais sur l’équivocité du signifiant repéré, et quel lien il pouvait y avoir avec le souvenir du père nu. Je laissais la question ouverte. Michael, lui, interpréta le rêve, comme le signe d’un projet qu’il m’exposait avec de plus en plus d’insistance. Changer de travail. La conséquence en était un retour possible dans sa région d’origine, qui, de fait, aurait interrompu le travail que nous menions, et qu’il envisageait alors de continuer ailleurs. Pour autant cette idée de partir devenait insistante. Je finis par intervenir pour lui demander au sujet de ses difficultés à entrer en lien avec l’autre, et de son désir de partir : « Qu’est-ce qui vous fait penser que ce sera

différent ailleurs ? »

Michael se rappela peu à peu qu’il était souvent parti. Que le fait de rester trop longtemps à un endroit lui était proprement insupportable. Il put me dire la séance suivante que ma question lui avait un peu déplu. Qu’il se disait que je voulais qu’il reste. Cette idée de partir continua à être centrale, au point que Michael se lança dans une sorte de décompte : « Il reste

un mois », « il reste deux séances » etc.

Il me semblait qu’il y avait peut-être chez lui, malgré le fait que ma question lui ait déplu, une sorte d’appel à ce que je le retienne, mais répondre à cette demande l’aurait sans doute fait fuir. Je continuais donc de ne pas commenter ce départ. Arrivé à la dernière séance, Michael reprit sur ce discours. À cette occasion il me répéta cette idée qu’il avait déjà avancée

167 quelques temps auparavant : « Pour moi la vie est une sorte de salle d’attente de la mort ». Michael m’expliqua alors qu’il commençait à entendre que ce mouvement, seule manière qu’il avait trouvé de faire une coupure, n’était peut-être plus à la longue une solution qu’il trouvait satisfaisante. Mais l’insupportable de « rester » était encore trop fort. Je lui proposai de reformuler les choses ainsi : « Est-ce que pour vous, rester, c’est y rester ? ».

Après un petit moment de flottement il acquiesça à cette idée (ce qui n’offre pas pour autant un statut d’interprétation à ma question). Il évoqua alors un sujet qu’il avait déjà amené autour de « construire » quelque chose avec quelqu’un, c'est-à-dire avoir une femme, des enfants. Michael reliait toujours cela à ses parents, à cet exemple qu’il ne voulait pas suivre et qui l’amenait à affirmer qu’il ne fonderait jamais de famille. Je commençais à penser qu’en fait cela était tout le contraire. Probablement son désir était-il là…

C’est alors que je remarquais que le terme « construire » n’était pas anodin dans son existence. Pendant plusieurs années il avait vu sa mère et son père travaillaient dans la même entreprise, collaboration qui s’était poursuivie encore dix ans après leur divorce. On peut imaginer l’ambiguïté maximale de cette situation. Or, l’entreprise en question était spécialisée dans le bâtiment, c'est-à-dire que son action était de « construire ». Il s’agissait donc d’un construire qui avait eu la particularité pour Michael de détruire quelque chose du côté du père.

Dans le document La mort comme origine (Page 162-183)