• Aucun résultat trouvé

LA CHRONIQUE PARISIENNE (1865-1870)

Émile Zola signe son premier article dans la presse le 31 janvier 1863 ; il s’agit d’une critique littéraire dans le bulletin bibliographique de La Revue Contemporaine. Ses véritables débuts dans le journalisme ne se font par contre qu’en 1865 lorsque le chef de la publicité de la librairie Hachette, en même temps qu’il publie ses premières œuvres de fiction, devient aussi chroniqueur au Petit Journal, au Courrier du Monde, à La Vie Parisienne et au Figaro, en plus de fournir des critiques littéraires au Salut Public de Lyon et à L’Événement. Il importe de démêler d’entrée de jeu l’écheveau professionnel qui caractérise les débuts de Zola dans la presse afin de circonscrire le corpus textuel que nous étudierons dans ce premier chapitre.

Zola journaliste, c’est d’abord Zola rédacteur de réclame1, c’est-à-dire (on permettra les anachronismes) le relationniste et l’agent littéraire — pour son propre compte et celui des auteurs affiliés à la librairie Hachette — que révèle la correspondance de 1864-18652. Zola journaliste, c’est aussi l’auteur de la critique littéraire et artistique qu’il pratique activement au début de 1866 avec la chronique littéraire Les Livres d’aujourd’hui et de demain dans L’Événement de Villemessant, au point d’éclipser dans son parcours presque toute autre

1 Marie-Ève Thérenty, « La réclame de librairie dans le journal quotidien au XIXe siècle : autopsie d’un objet textuel non identifié », Romantisme, 2012/1, n° 155, p. 91-103.

2 On se rapportera pour cette période à la correspondance avec les auteurs affiliés à la maison Hachette (Amédée Achard, Alphonse Calonne, Edmont About) et avec le propriétaire du Journal populaire de Lille, Géry-Legrand. Voir Émile Zola, Correspondance, éditée sous la direction de B. H. Bakker, Montréal, Presses de l’université de Montréal/CNRS, 1978.

forme d’écriture journalistique jusqu’en mai 1868. Zola journaliste, c’est enfin Zola chroniqueur, c’est-à-dire non pas le salonnier de l’affaire Manet qui débute en mai 1866 ou le critique littéraire qui signe « Du progrès dans les sciences et dans la poésie3 », mais ce « chroniqueur indiscipliné » que définissent les « Lettres d’un curieux4 » que Zola envoie à L’Avenir national au printemps 1865 pour se faire engager et sur lesquelles nous reviendrons5. Le salonnier et le critique littéraire, c’est bien connu, tout comme l’agent de publicité, ont joué des rôles déterminants dans la formation esthétique et intellectuelle d’Émile Zola6 ; l’écriture de la chronique, cette « forme de pivot entre la littérature et le journal7 », a ouvert pour sa part un champ d’expérimentation thématique et stylistique dont les incidences sur le roman zolien, nous le verrons, ont été tout aussi déterminantes.

Afin de cerner le genre journalistique que Zola convoite et de définir les éléments discursifs dont il héritera et quel infléchissement il saura leur donner, revenons à cette année de 1865 quand l’employé de la librairie Hachette joue en quelque sorte un double jeu en se faisant à la fois relationniste et journaliste. La place de chroniqueur qu’il sollicite à L’Avenir national est alors occupée par Albert Wolff8, celui-là même avec qui il aura des démêlés qui le pousseront à la retraite du journalisme en septembre 1881, comme on l’a vu. Wolff, tout comme ses confrères en vue de l’époque, Aurélien Scholl et Alfred Assolant, pratique une chronique mondaine, parisienne et légère dominée par l’esprit et le paradoxe, « signe de l’indécidabilité des temps et de la vaste blague moderne9 ». Le recueil de chroniques que publie Wolff en 1866 donne la mesure de cette chronique mondaine qui se développe en même temps que la chronique populaire et consensuelle lancée par Timothée Trimm dans les pages du Petit Journal. Les chroniques de Wolff font une large place aux actrices de l’Empire des années 1860, une époque où préside une logique du

3 Journal populaire de Lille, 16 avril 1864. 4 « Lettres d’un curieux », NM, I, p. 671-685. 5 Infra, chapitre IV.

6 Voir les travaux de Colette Becker : « Émile Zola : 1862-1867. Élaboration d’une esthétique “moderne” »,

Romantisme, 1978, n° 21-22, p. 117-123 ; Les Apprentissages de Zola : du poète romantique au romancier naturaliste, 1840-1867, op. cit. ; « Zola, écrivain-homme d’affaires », dans Revue d’Histoire Littéraire de la France, 2007, n°4, vol. 107, p. 825-833.

7 Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien, op. cit., p. 259.

8 Voir l’entrée Albert Wolff dans Gustave Vapereau, Dictionnaire universel des contemporains, Paris, Hachette, 1893, p. 1604.

« spectaculaire » proche de la propagande d’État10. L’imaginaire des chroniques de Wolff évolue dans ce « Paris déguisé11 » de la mondanité impériale qui sera si présent dans les chroniques zoliennes. Cet imaginaire se construit autour de ces soirées données par les actrices du moment qui « ont résolu d’exclure de leurs bals toutes les femmes qui n’ont jamais montré leurs jambes sur aucun théâtre12 » et devant lesquelles un prince russe s’émeut : « Quel touchant spectacle ! Enfin je vois donc les grisettes parisiennes dont mon père m’a tant parlé !13 » C’est le Paris mondain de la nudité ambiante, des visites diplomatiques dans les coulisses (« Les nobles étrangers14 »), le Paris de cette prostitution sociale qui affleure à la surface des chroniques sans jamais être prononcée — voir cette « industrie » des lanceuses d’actrices15.

Si elle dit en creux la folie d’une époque — l’étourdissement, la dépense, la vie à outrance sont des termes de son répertoire —, la chronique mondaine de Wolff s’accommode par contre de cette frivolité si caractéristique des mœurs impériales : elle porte aux nues Offenbach et fredonne ses opérettes16, célèbre les grâces d’Hortense Schneider17 et cherche au final à écrire la poésie des bals masqués du boulevard de l’Hôpital. Les chroniques post-impériales d’Albert Wolff chanteront aussi la poésie de ce Paris noceur, mais dans un registre différent — celui du crépuscule, des viveurs alanguis et ruinés, des testaments contestés devant les tribunaux qui étalent au grand jour les mœurs viciées de l’ancienne époque. Les premières lignes de La Haute-Noce sont teintées de cette mélancolie de la fin des festivités dans le vacillement des bougies et des lueurs froides du petit matin.

Nous appelons à Paris « la Haute Noce », cette vie à outrance, qui semble être une fête perpétuelle, où toutes les folies sont déchaînées ; où les millions disparaissent, où les caractères s’écroulent et où souvent, à la fin de l’orgie, il ne reste de ces splendeurs d’un instant que les rares bougies, vacillantes dans les bobèches qui éclatent et disant que dans ces lieux à présent déserts, empestés par les émanations du festin consommé, on s’est jadis amusé. La haute noce parisienne a ses fastes, le plus souvent suivis de

10 Jean-Claude Yon (dir.), Les Spectacles sous le Second Empire, Paris, Armand Collin, 2010. 11 Albert Wolff, Les Mémoires du boulevard, Paris, Librairie centrale, 1866, p. 39 et s. 12 Ibid., p. 16. 13 Ibid., p. 19. 14 Ibid., p. 53-69. 15 Ibid., p. 169 et s. 16 Ibid., p. 84-90. 17 Ibid., p. 177.

cruels écroulements : elle se compose de la galanterie sous différents aspects, des grands festivals financiers à la fin desquels s’effondre la fortune publique, des noceurs qui basent leur vie sur le hasard, et des étrangers plus pervertis que les Parisiens et qui, après avoir fait la fête chez nous avec un dévergondage particulier, retournent dans leur pays pour dénigrer Paris.18

Les chroniques de Wolff des années 1870-1885 sont peuplées de ces « débris » de la fête impériale, de ces anciennes actrices parvenues, inondées jadis par l’or des princes, maintenant vieillissantes dans la solitude dorée de leur désespoir, comme cette belle madame Musard à la paupière tombante qui passa jadis « sur le second Empire comme une vision de beauté19 ». Le moralisme factice par lequel le chroniqueur achève son portrait n’offre pas le contrepoids nécessaire au regard attendri qu’il pose sur l’ancienne actrice ; manifestement, Wolff, plus proche en cela de la Régence de Philippe d’Orléans que des Expositions universelles, trouve une beauté à cette haute noce dont il semble presque regretter le déclin en 188520.

Le lecteur zolien, qui plus est le lecteur des chroniques zoliennes que nous allons aborder dans les pages suivantes, se trouve en terrain connu quand il parcourt les pages d’Albert Wolff. Zola a sans doute lu Wolff, mais là n’est pas l’enjeu : il s’agit plutôt de voir que la chronique zolienne est adossée à des imaginaires de la chronique mondaine qui font écho au contexte médiatique de la fin du Second Empire. Zola chroniqueur, pour le dire autrement, travaille à partir d’un déjà-là ; il puise dans le répertoire de la chronique mondaine des thèmes et des figures qui auront la résonnance que l’on sait dans les Rougon- Macquart. Comme il le fait dans le roman avec le texte programmatique « Différences entre Balzac et moi21 », Zola compose à partir d’un donné, d’une matière discursive qui alimentera son imaginaire créatif. Bien que les principaux thèmes de la chronique zolienne soient présents dans la chronique mondaine d’un Albert Wolff, c’est intégrés à l’univers zolien que ceux-ci prendront la tournure que l’on va voir.

18 Albert Wolff, La Haute-Noce, Paris, Victor-Havard Éditeur, 1885, p. 1-2. 19 Ibid., p. 19.

20 Sur le crépuscule des figures impériales dans La Haute-Noce, on se rapportera aussi à l’affaire de mademoiselle Valtesse dans « Le monde où l’on rigole », « Proxénétisme et cancan », « Les drames de la noce ».

Dans la biographie de Zola, il est admis que c’est mai 1868, avec la libéralisation du régime impérial, qui ferme le volet de la critique d’art pour ouvrir immédiatement celui de la critique politique22. Dans le dossier qu’elle compose sur Zola journaliste, Corinne Saminadayar-Perrin reconnaît aussi la cassure opérée par l’irruption du politique dans le journalisme zolien23. Nous ne contestons pas cette périodisation. Il nous semble par contre pertinent de déplacer le curseur à l’automne 1870 pour distinguer une première période dans le journalisme zolien puisque l’expérience du parlementarisme ouvre un terrain à l’écriture journalistique qui, sans être en complète rupture avec la chronique des années 1865-1870, recourt pourtant à des procédés (la sténographie des débats) et à des principes d’écriture (le déplacement nécessaire du chroniqueur parlementaire) qui ne sont pas ceux de la chronique à proprement parler. La fictionnalisation est certainement au nombre des procédés communs aux deux périodes, celle de la chronique parisienne et celle du parlementarisme ; mais les objets de cette fiction, flottants pour ainsi dire et même parfois indéterminés par leur caractère uniquement fictif dans la chronique parisienne, se précisent avec le personnel politique de la Chambre. Mai 1868, dans cette première période du journalisme zolien, est donc pour nous davantage une expansion des ressources subversives de la chronique zolienne, autorisée par la loi libérale sur la presse, qu’une véritable cassure générique.

Cette précision explique la mention générique sous laquelle nous regroupons un corpus journalistique très varié. Par l’appellation « chronique parisienne », on désignera ainsi dans ce chapitre une veine du corpus journalistique zolien des années 1865-1870 qui réunit une diversité d’articles que Zola, selon la logique des rubriques des journaux qui ont accueilli ses collaborations, a placés sous diverses mentions génériques : causerie, chronique, portrait-carte, profils parisiens, « Dans Paris », souvenirs, contes. Ces textes journalistiques tirent leur unité discursive d’une temporalité commune (celle de la chronique, de l’actualité au jour le jour) et d’un même ancrage géographique (le motif parisien). Lors même qu’elles abordent la vie rurale ou campagnarde, les chroniques zoliennes gardent dans leur horizon la capitale parisienne, le plus souvent à titre de repoussoir. La dimension parisienne est

22 Voir « Chapitre V. Mai 68 » dans Henri Mitterand, Zola, t. I, Paris, Fayard, 2001, p. 601-636. 23 Corinne Saminadayar-Perrin, « Zola journaliste : histoire, politique et fiction », loc. cit.

inhérente à la poétique de la chronique, comme si le genre, tel que le pense le XIXe siècle

médiatique, ne pouvait trouver prise sur l’actualité en dehors de la capitale24.

Si elle jouit d’une liberté d’invention enviable pour le critique d’art ou le fait-diversier, l’écriture de la chronique est accompagnée d’un cahier des charges avec lequel Zola a dû composer, et ce, avec un succès mitigé, comme en font foi ses débuts au Petit Journal 25. Au sein d’une rubrique dominée par la superficialité, la verve joyeuse et le rire, Zola ne se sent manifestement pas à son aise, comme l’a déjà montré Marie-Ange Fougère26. À maintes reprises, il en inverse l’horizon d’attente : il « entreprend de dissocier chronique et légèreté d’une part, étude littéraire et lourdeur de l’autre27 » ; l’indigeste est non pas le texte sérieux mais bien celui composé des futilités et autres aliments habituels de la chronique. Et lorsque Zola recourt aux effets de la causerie, c’est pour aussitôt s’éloigner de son pacte d’écriture en introduisant dans ses chroniques une tonalité politique et en empruntant volontiers les traits d’un moraliste28. C’est que Zola appartient aux contempteurs de la chronique — les Vallès, Barbey, Mirbeau — et que, comme eux, à titre d’écrivain, il est périodiquement tenté par les territoires dégagés de la fiction29.

Les réticences qu’il éprouve à l’endroit du genre et les ruptures de ton qu’il opère ne sauraient pour autant masquer l’héritage thématique et générique que Zola intègre à son écriture de la chronique. Si Paris est bien le motif qui englobe l’ensemble des sujets

24 C’est Delphine de Girardin qui fonde véritablement le genre de la chronique en fixant ses codes et ses stratégies et en lui donnant une référence parisienne. Voir Marie-Ève Thérenty, la Littérature au quotidien,

op. cit., p. 242 : « Mais surtout, il n’est de chronique que parisienne. Paris est l’espace de la chronique, le

passant est son héros, la Parisienne son personnage clichéique de prédilection et toutes les autres provinces (villégiatures et promenades de banlieue) ne sont envisagées que comme des espaces de vacances (au sens premier) ou de passage. »»

25 En 1865, Zola est chroniqueur au Petit Journal, au Courrier du Monde, à La Vie Parisienne et au Figaro. G. Stemme, le rédacteur en chef du Petit Journal, demande à Zola en 1865 d’égayer ses « portraits-cartes » jugés trop sombres par la direction : « M. Millaud nous recommande d’égayer un peu le journal, à cause des procès criminels qui se succèdent… Je crois que vous ferez bien de nous envoyer un portrait-carte dans les cordes amusantes. Votre mélancolique croque-mort comblerait la mesure. » Cité dans Henri Mitterand, Zola

journaliste, op. cit., p. 29. Pour un exposé chronologique des différentes collaborations de Zola, on se

rapportera à cet ouvrage d’Henri Mitterand.

26 Voir Marie-Ange Fougère, « Portrait de Zola en chroniqueur », Les Cahiers naturalistes, 2013, n° 87, p. 29-42.

27 Ibid., p. 32.

28 Voir Sandrine Carvalhosa, « Zola et la causerie. Un apprentissage de l’écriture oblique (1865-1870) », dans

Les Cahiers naturalistes, 2013, n°87, p. 43-62.

29 Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien, op. cit., p. 260 : « Mais la tentation de l’écrivain est souvent de s’arracher au contrat journalistique et de faire dériver le genre médiatique. »

qu’aborde la chronique zolienne de 1865-1870, il faut spécifier d’entrée de jeu les lignes de force, très similaires à celles de la chronique mondaine d’un Albert Wolff, qui traversent l’ensemble de ce corpus : la féminité et la mondanité. Zola fait de la chronique un lieu privilégié d’observation de la féminité parisienne et des manifestations mondaines où le futile (la mode, la météo) côtoie le politique (les bals impériaux et les festivités du 15 août).

La féminité exhibée

L’intérêt de Zola pour la psychologie féminine lui vient largement de son « premier maître30 », Michelet, qui a fait paraître La Femme en décembre 1859 et L’Amour un an auparavant. La production romanesque antérieure aux Rougon-Macquart, dominée par le motif de la « femme déchue31 », montre déjà à quel point la psychologie féminine intéresse le jeune auteur et annonce en un sens la richesse du personnel féminin des romans à venir.

Des « Esquisses parisiennes » (1865-1866) aux chroniques parues dans L’Événement illustré, La Tribune et La Cloche (1868-1870), en passant par Les Confidences d’une curieuse (1865), Zola poursuit son observation de la femme selon les demandes éditoriales et au gré de l’actualité parisienne. Zola se saisit ainsi des topiques de la chronique pour développer son propre motif de la femme : enchanteresse, elle présente une menace par sa sensualité enivrante ; spoliée et dépossédée, la femme des chroniques se dénude aussi selon les modes, les mœurs impériales ou le cloisonnement des conditions sociales. À l’image de la femme-sorcière ou de la dépossédée, les chroniques ajoutent celle de la femme-nation, abusée et dépossédée par le prince, mais que des jours libres attendent.

30 Henri Mitterand, Zola, t. I, op. cit., p. 236-237. Sur l’influence de Michelet, voir aussi Halina Suwala, « Zola disciple de Michelet », dans Grabska, Elbieta (dir.), Les échanges littéraires franco-polonais dans la

seconde moitié du XIXe et dans la première moitié du XXe siècle, Varsovie, Université de Varsovie, 1973,

p. 13-31.

31 Henri Mitterand, à propos des cinq premiers romans de Zola : La Confession de Claude (1865), Le Vœu

d’une morte (1866), Les Mystères de Marseille (1867), Thérèse Raquin (1867), et Madeleine Férat (1868),

cité dans François-Marie Mourad, « Présentation », Contes et nouvelles (1864-1874), Paris, Flammarion, 2008, p. 19.

La sensualité menaçante

La féminité est représentée à maintes reprises dans sa dimension menaçante pour l’homme ou plus généralement pour l’ordre établi, et ce, par le biais d’une sensualité envoûtante qui dépossède son spectateur de sa volonté.

« La vierge au cirage32 », « croquis de femme » paru dans La Vie parisienne en septembre 1865, s’ouvre sur l’intimité d’une jeune femme alors qu’un comte contemple silencieusement le corps à demi-nu d’une domestique chargée du cirage de ses bottes. Les regards de l’homme se perdent dans l’« onde de feu » de la chevelure féminine qui prend la forme d’un « incendie » et d’un « éblouissement ». La sensualité, ici, recoupe l’ivresse : le regard de l’observateur se brouille devant le spectacle des attributs féminins incandescents.

On ne saurait détailler ses traits, tracer le contour de son visage. Elle grise à la première vue, comme un vin puissant grise au premier verre. On ne voit qu’une tache blanche dans une auréole rouge, un sourire rose et un regard au reflet d’argent dans un rayon de soleil. La tête tourne, et on lui appartient trop déjà pour pouvoir étudier une à une ses perfections.33

Dépossession de soi par le regard, la contemplation de la demi-nudité est aussi menace pour l’ordre établi dans la mesure où il y a inadéquation entre la distribution des richesses et celle des attributs naturels :

La chambre est splendide, la femme est divine. Le comte regarde de nouveau le rideau bleu ciel et le fil d’or sur le drap blanc. Il s’approuve, il déclare qu’il a réparé une erreur de la Providence en mettant dans l’or et dans le satin cette reine de grâce que la fatalité a fait naître d’un égoutier et d’une portière, au fond d’une loge noire et sordide de la barrière de Fontainebleau.34

L’ordre établi est pourtant maintenu, et ce, par l’association de la féminité à la bestialité35, cette dernière autorisant, dans la logique interne de la fiction, la domestication de la menace par la commercialisation de la relation. Le comte, observant depuis la fenêtre de la chambre, « un cheval qui vient de s’abattre dans l’avenue des Champs-Élysées, et que

32 « Esquisses parisiennes », NM, I, p. 623-628. 33 Ibid., p. 623.

34 Ibid., p. 626.

35 Id. : « Je ne sais quelle passion âpre vous prend à la gorge, lorsque le regard s’oublie à fouiller cette nuque aux lumières molles et blanchâtres, aux ombres dorées ; on y trouve de la bête fauve et de l’enfant, de l’impudeur et de l’innocence, une sorte d’ivresse étrange et malsaine qui secoue les entrailles et fait monter aux lèves de terribles baisers. »

l’on essaie en vain de remettre sur patte36 », parvient à domestiquer la passion que suscite en lui la sensualité de la jeune femme puisqu’il lui refuse les cent mille francs qu’elle lui

Documents relatifs