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Les documents humains : Émile Zola, le journalisme et la littérature (1865-1893)

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Les Documents humains

Émile Zola, le journalisme et la littérature (1865-1893)

Thèse

Guillaume McNeil Arteau

Doctorat en études littéraires

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

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Résumé

Entre 1865 et 1881, Émile Zola est un journaliste actif à la fois dans la presse parisienne et provinciale ; pendant les dernières années de cette période, il est aussi correspondant pour une revue mensuelle russe, Le Messager de l’Europe. Cette vaste production textuelle constituée au fil de ces seize années de journalisme donne à lire les observations quotidiennes que formule Zola sur la vie culturelle française en usant des multiples ressources génériques de la presse : la chronique, le microrécit, le portrait-carte, le compte rendu parlementaire, l’étude sociale, la notice nécrologique, etc. Cette étude retrace ce parcours journalistique où l’activité littéraire zolienne se fait au contact d’une actualité tantôt immédiate, tantôt très dilatée, et interroge le rapport d’influence que l’on observe entre la presse et le roman zolien. Ce rapport s’opère sur divers aspects de l’œuvre littéraire : discursif (propos tenu sur la presse dans le texte critique, d’escorte ou au cœur de l’univers diégétique), romanesque (présence d’un personnel journalistique dans le roman zolien), thématique (publicité et littérature), poétique (la méthode d’élaboration du roman naturaliste partage des consonances très précises avec celle du reportage), réception littéraire (la critique antinaturaliste reproche au roman zolien d’introduire les procédés de la presse dans la sphère des lettres). L’étude de ces influences révèle que le romancier emprunte aux procédures journalistiques, et plus significativement aux procédures documentaires, certains modes de saisie du réel déterminants dans la composition de l’œuvre romanesque en régime naturaliste. En cela, on peut avancer que les pouvoirs cognitifs de la fiction zolienne procèdent d’un imaginaire de la documentation étroitement lié à celui du journal au XIXe siècle.

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Abstract

From 1865 to 1881, Émile Zola is a journalist both in the Parisian and the provincial press; he also is, during the last years of this period, a correspondent for a Russian monthly magazine, The Messenger of Europe. The vast textual production of those sixteen years of journalism gives access to Zola’s daily observations about French cultural life using the many usual forms of the press : the column, the micro-narrative, the « portrait-carte », the parliamentary account, the social study, the obituary, etc. The present literary criticism follows this journalistic career and the contact of zolian literary activity with immediate and not so immediate news, and reflects on the relation and the influence between the press and the zolian novel. This relation can be seen in many aspects of the literary work : discursive (remarks on the press in criticism, in a preface or in the heart of the diegetic universe), fictional (presence of journalistic staff in a zolian novel), thematic (advertising and literature), poetic (the construction of a naturalist novel is very similar to the construction of reportage), literary reception (the antinaturalist critique of zolian novels criticizes its introduction of journalistic methods in the literary world). The study of these influences shows that the novelist borrows, from journalistic methods, and especially from documentary methods, certain ways of grasping reality which are crucial in the composition of a novel in the naturalistic scheme. Thus, we can affirm that the cognitive powers of zolian fiction stem from a documentation imagination closely linked to the imagination of 19th-century press.

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé ... iii

Abstract ... v

Table des matières ... vii

Remerciements ... xi

Notice sur les abréviations ... xiii

INTRODUCTION ... 1

Émile Zola écrivain-journaliste ... 4

Le roman documentaire ... 12

Les colères de Flaubert ... 16

CHAPITRE I. LA CHRONIQUE PARISIENNE (1865-1870) ... 19

La féminité exhibée ... 25

La sensualité menaçante ... 26

La nudité ... 29

Le corps de la Nation ... 32

La mondanité ... 38

La fête impériale militaire ... 40

La fête impériale mondaine ... 47

L’opérette ... 49

La théâtralisation du monde ... 53

Chronique sociale et Histoire naturelle ... 58

Amusements, vices et angoisse ... 60

La dévoration ... 64

La pourriture morale ... 67

Le bilan historique ... 70

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La parole parlementaire ... 81

La voix nationale retrouvée : La Marseillaise et La Vraie République ... 83

L’impuissance oratoire de la majorité ... 88

Le centre gauche et l’extrême gauche : Thiers et la minorité républicaine ... 95

La foule parlementaire ... 105

La bête politique ... 107

Climatologie du désordre politique ... 111

L’argument historique ... 118

La somnolence provinciale ... 123

Le contrepoint communard ... 125

Fiction et parlementarisme ... 132

CHAPITRE III. L’ARTICLE DE REVUE (1875-1880) ... 137

Limites de la chronique : Le Sémaphore de Marseille (1873-1877) ... 141

Scepticisme politique ... 142

Lassitude du chroniqueur ... 146

Éloignement du chroniqueur : Le Messager de l’Europe ... 150

Lecture de l’actualité ... 155

L’événement littéraire ... 156

L’événement pictural ... 158

L’événement politique ... 160

Le vide événementiel ... 163

Plongée dans l’événement : le reportage ... 165

Lecture du territoire ... 170 L’écriture cartographique ... 170 L’écriture ethnologique ... 177 Lecture de l’Histoire ... 185 Mesure du passé ... 187 L’évolution littéraire ... 191

Le bilan historique (bis) ... 195

CHAPITRE IV. LA NÉVROSE DU SIÈCLE : ZOLA SUR LA PRESSE ... 199

Périodicité ... 202

Une place à prendre : 1865 ... 203

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L’héritage littéraire du journalisme : 1884 à 1889 ... 208

Zola et le débat sur la presse d’information ... 210

La névrose du siècle : la presse devant son public ... 214

Les effets de l’information ... 217

Figures du journalisme ... 223

La femme nerveuse ... 225

La totalité ... 228

CHAPITRE V. LE JOURNALISME DANS LES ROUGON-MACQUART ... 239

Saccard et l’« opinion » ... 242

Le personnel journalistique ... 246

Le couple Jantrou/Jory ... 247

Fauchery ... 253

Le couple Jordan/Sandoz ... 262

Le scénario zolien de l’écrivain-journaliste ... 264

L’objet-journal dans Les Rougon-Macquart ... 270

La distorsion du réel ... 271

Le réel découvert ... 276

Le règne de la publicité ... 282

Être écrivain en régime médiatique ... 288

CHAPITRE VI.LE ROMAN NATURALISTE AU MIROIR DU REPORTAGE .... 297

La « marge indécise » : Zola et la culture de l’enquête au XIXe siècle ... 300

Histoire de la presse et naturalisme ... 300

Histoire littéraire de la presse et naturalisme ... 303

Évolution de la méthode naturaliste ... 306

Histoire culturelle et naturalisme... 309

Le bilan 1890-1893 ... 311

Zola écrivain-reporter : théorie et pratique de l’enquête romanesque ... 314

La sortie dans le monde ... 318

Au Théâtre des Variétés : « le gaz toujours » ... 326

Immersion corporelle : « L’odeur, le gaz, la chaleur. » ... 332

À l’hippodrome de Longchamp : la vision déléguée ... 339

La collectivité naturaliste : l’écriture « collaborative » ... 348

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CHAPITRE VII. LE DOCUMENT CONTRE LE ROMAN ... 365

Naturalisme et culture de masse ... 369

L’industrie naturaliste ... 372

Le naturalisme démocratique ... 382

Superficialité romanesque et profondeur intellectuelle ... 389

Une littérature du trottoir ... 394

Les limites de la fiction documentaire ... 404

Zola et la culture de l’image au XIXe siècle ... 411

La conquête photographique du visuel au tournant du siècle ... 415

CONCLUSION ... 425

Le romancier et l’opinion ... 428

Le document apocryphe ... 430

Annexe — « Lettres de Paris », Le Messager de l’Europe ... 437

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Remerciements

Je tiens à remercier, en premier lieu, mon directeur, Guillaume Pinson, dont l’appui, l’aide et la direction bienveillante m’ont permis de mener à terme ces études supérieures. La communauté de chercheurs qu’il a su rallier autour de lui et auprès de laquelle il m’a introduit est à l’image de sa personne : désintéressée, probe et généreuse. L’Université Laval ne peut que se réjouir de compter dans ses rangs un professeur de sa trempe.

Je remercie aussi les membres du jury qui ont accepté de porter leur attention sur mon travail. Un merci tout spécial à Éléonore Reverzy et à Véronique Cnockaert qui, à certaines occasions, ont éclairé ma rédaction de leurs commentaires pertinents et constructifs.

Au terme de ma formation universitaire, je dois témoigner ma gratitude à Gérald Allard qui m’a initié à la vie intellectuelle, sans compter les heures. Raphaël, mon frère, merci pour tes encouragements : comme toujours, tu as ouvert devant moi un chemin en m’offrant des conseils qui ont facilité mon parcours. À mes parents, merci pour votre soutien et l’intérêt que vous avez porté à mes études depuis mes premiers pas.

Mélodie, qui a découvert en même temps que moi les plaisirs et les difficultés de la rédaction en travaillant à mes côtés pendant toutes ces années : c’est beaucoup plus que des remerciements que je dois te témoigner.

Je remercie enfin le Fonds de recherche du Québec — Société et Culture (FRQSC) qui a financé mes travaux et m’a permis de développer les réflexions qu’on va lire.

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Notice sur les abréviations

CDLP = Émile Zola, Œuvres complètes, Édition sous la direction de Henri Mitterand, 15 tomes, Paris, Cercle du livre précieux, 1966-1969.

NM = Émile Zola, Œuvres complètes, Édition publiée sous la direction de Henri Mitterand, préparée sous la direction de Françoise Juhel, 21 tomes, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.

RM = Émile Zola, Les Rougon-Macquart, édition d’Henri Mitterand, 5 tomes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967.

RMB = Émile Zola, Les Rougon-Macquart, édition de Colette Becker, 5 tomes, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2002.

Les références pour les articles de Zola renvoient ainsi à l’une ou l’autre de ces éditions en suivant la présentation suivante :

Le nom du journal, la date de publication originale, l’édition utilisée (NM ou CDLP), le numéro du tome, la page.

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Ce sont de certains journaux qui, lentement, mais sûrement, depuis quelques années, ont créé l'atmosphère factice où se meut l’imagination de M. Zola, comme ils ont insensiblement constitué le milieu où nous avons vu réussir des romans tels que L'Assommoir et tels que Nana.

Ferdinand Brunetière, La Revue des Deux Mondes, 15 mai 1882

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INTRODUCTION

Le 22 septembre 1881, après un bref mot de la direction qui souhaite le retour prochain d’Émile Zola dans ses feuillets, Le Figaro publie en première page un article du prestigieux collaborateur au titre sobre mais évocateur : « Adieux ». Les six lettres forment une saillie noire dans le tissu textuel du quotidien, la première à attirer le regard du lecteur après le nom du journal qui chapeaute les six colonnes. L’article occupe justement les trois premières et empiète sur la quatrième ; aussi bien dire qu’il domine l’espace éditorial.

Ces « Adieux », ce sont d’abord ceux au Figaro et à la campagne qu’y a menée le romancier pour imposer le naturalisme. Brouillé un an auparavant avec Jules Laffitte, le directeur du Voltaire qui soutient la politique de Léon Gambetta et de Jules Ferry, l’auteur de Nana, dont la sensualité délétère de l’héroïne avait déplu aux républicains rigoristes, est passé dans le clan adverse, celui du Figaro d’Hippolyte de Villemessant, journal conservateur alors dirigé par Francis Magnard. Zola, qui traine sa « légende d’écrivain malpropre » et qui se sait opposé sur presque tous les plans au personnel de ce quotidien, est d’autant plus reconnaissant de la bienveillance qu’on lui a témoignée.

Sa retraite ne saurait en être une sans que le polémiste ne distribue ses derniers coups contre « ces pantins d’une heure » : contre Ranc et Gambetta spécifiquement, mais plus largement contre toute la classe politique de cette République encore chancelante qu’il promet de tenir en respect. Le romancier réaffirme le thème central de la campagne qu’il achève, celui de la supériorité des lettres sur le politique ; à ces premières revient le

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domaine de l’absolu, au second celui du relatif. Le lecteur parisien retrouve dans ces lignes la plaidoirie à laquelle le collaborateur du Figaro l’a habitué au cours de la dernière année. Les formules doctrinaires qui suivent sur la « grande évolution naturaliste » surtout sonnent à ses oreilles avec une note familière. Peut-être en est-il même un peu las.

Les derniers coups portés, les « clous » du naturalisme bien enfoncés, le collaborateur annonce qu’en quittant le Figaro, il met plus significativement un terme à son activité journalistique. Zola ne sera plus écrivain-journaliste ; il ne sera désormais qu’écrivain. Plus que le dernier épisode du feuilleton de la bataille naturaliste qui s’est tenue dans les pages du Figaro et qui a trouvé des échos dans la plupart des organes de presse de la France, ces « Adieux », ce sont donc ceux qu’Émile Zola adresse au journalisme.

La retraite commande un changement de ton. La plaidoirie fait place à la rétrospection, voire à la confession : « Mais, je le confesse, au moment de remettre mon grand sabre au fourreau, je suis pris du regret de la bataille, malgré les lassitudes et les dégoûts qu’elle m’a souvent apportés. » Empruntant la forme d’une confession générationnelle, la rétrospection sur ces quinze années de métier s’élargit et devient expérience collective : « Nous sommes tous les enfants de la presse, écrit solennellement Zola, nous y avons tous conquis nos premiers grades. C’est elle qui a rompu notre style et qui nous a donné la plupart de nos documents. » La confession d’un enfant du siècle né en 1840 est bien différente de celle d’un enfant de 1810. Musset était né avec le mythe napoléonien dans les troubles et le sillon de 1789, avait fait son entrée dans le monde quand s’effritait cette mythologie héroïque de l’Ancien Monde et avait éprouvé le dégoût du siècle présent qui hésitait entre passé et avenir, entre « semence » et « débris ». Émile Zola était né dans la France préindustrielle, peu de temps après « l’an I de l’ère médiatique1 » inaugurée par Girardin ; son entrée dans le monde s’était faite à la librairie Hachette sous le règne déclinant du second bonapartisme et celui naissant de la culture de masse2, quand le réseau ferroviaire centralisé et la communication moderne transfiguraient le paysage national, initiant le

1 Marie-Ève Thérenty et Alalin Vaillant (dir.), 1836. L’An I de l’ère médiatique. Analyse littéraire et

historique de La Presse de Girardin, Paris, Nouveau Monde éditions, 2001.

2 Voir les travaux de Dominique Kalifa, notamment La Culture de masse en France. 1860-1930, Paris, Éditions La Découvertes, coll. « Repères », 2001 et « L’entrée de la France en régime “médiatique” : l’étape des années 1860 », dans J. Migozzi (dir.), De l'Écrit à l'écran. Littérature populaire : mutations génériques,

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passage du terroir au réseau, du local au global qu’achèverait le siècle suivant. Zola n’a pas éprouvé le « mal du siècle » ; son regard a toujours été immanquablement tourné vers l’avenir. Seul le monde moderne, celui d’après 1789, l’a intéressé. La confession de Zola enfant du siècle, pétrie dans le moule de l’individualisme démocratique et de la méritocratie républicaine, sonne donc à l’unisson du nouveau système de promotion sociale. Or, en ce 22 septembre 1881, afin de poursuivre plus librement l’établissement de son grand œuvre, le temps est venu pour l’auteur des Rougon-Macquart de quitter cette grande mère nourricière que fut pour lui la presse pendant quinze années.

Pour en saisir l’esprit, on dira que ses adieux sont en demi-teinte, oscillant entre amertume et nostalgie : « Il faut avoir longtemps souffert et usé du journalisme, pour le comprendre et l’aimer. » Amertume, en effet, puisque le romancier a des mots très durs contre la presse.

Que de fois je me suis surpris à reprendre contre elle les accusations de mes aînés ! Le métier de journaliste était le dernier des métiers ; il aurait mieux valu ramasser la boue des chemins, casser des pierres, se donner à des besognes grossières et infâmes. Et ces plaintes sont ainsi revenues chaque fois qu’un écœurement m’a serré à la gorge, devant quelque ordure brusquement découverte. Dans la presse, il arrive qu’on tombe de la sorte sur des mares d’imbécilité et de mauvaise foi. C’est le côté vilain et inévitable. On y est sali, mordu, dévoré, sans qu’on puisse établir au juste s’il faut s’en prendre à la bêtise ou à la méchanceté des gens. La justice, ces jours-là, vous semble morte à jamais ; on rêve de s’exiler au fond d’un cabinet de travail bien clos, où n’entrera aucun bruit du dehors, et dans lequel on écrira en paix, loin des hommes, des œuvres désintéressées.

S’« exiler au fond d’un cabinet de travail » sera plus qu’un rêve d’écrivain : c’est ce que fera Zola après 1881. La retraite du journalisme est aussi une retraite géographique, l’installation de plus en plus fréquente dans le cabinet de travail de Médan où le romancier récoltera annuellement la moisson des Rougon. Nostalgiques aussi, et peut-être davantage qu’amers, ces propos le sont puisque l’ancien chroniqueur reconnaît à cette gueuse de presse un pouvoir imparable, unique en son genre parce que d’une grande modernité ; l’« un des outils les plus laborieux, les plus efficaces du siècle » dont il ne saurait se passer définitivement.

Mais la colère et le dégoût s’en vont, la presse reste toute-puissante. On revient à elle comme à de vieilles amours. Elle est la vie, l’action, ce qui grise et ce qui triomphe. Quand on la quitte, on ne peut jurer que ce sera pour toujours, car elle est une force

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dont on garde le besoin, du moment où l’on en a mesuré l’étendue. Elle a beau vous avoir traîné sur une claie, elle a beau être stupide et mensongère souvent, elle n’en demeure pas moins un des outils les plus laborieux, les plus efficaces du siècle, et quiconque s’est mis courageusement à la besogne de ce temps, loin de lui garder rancune, retourne lui demander des armes, à chaque nécessité de bataille.

Se profile dans ces dernières lignes l’épilogue dreyfusard qui mettra un point final, mais combien retentissant, au journalisme zolien dont nous chercherons dans cette étude à retracer l’histoire3. Entretemps, le lecteur du Figaro peut se rabattre sur les articles qui suivent ces « Adieux » solennels. En parcourant les « Échos de Paris », il apprendra entre autres que des « pluies orageuses sont tombées en France sur toutes les côtes et dans le nord », que la princesse d’Angleterre voyage incognito en France sous le pseudonyme de lady Sandridge et que le doyen en âge de la Chambre est M. Guichard et non pas M. Bel comme on l’avait imprudemment affirmé. Suivent ensuite les « Nouvelles à la main » et le « Carnet d’un mondain ». L’information banale et le fait divers se mêlent à l’anecdote et au trait d’esprit. Au rez-de-chaussée de « la deux », on trouve la vingtième livraison d’un feuilleton de Mario Uchard sans doute divertissant, La Buveuse de perles.

Émile Zola écrivain-journaliste

L’ambivalence de Zola à l’endroit du journalisme dont témoignent ses « Adieux » est une illustration éloquente du statut indéfini de l’écrivain-journaliste au XIXe siècle, ce

« mutant des Lettres4 » qui fait son apparition sur la scène littéraire en France dans les années 1830 — l’invention du roman-feuilleton en 1836 renforce la solidarité du journal et des lettres qui s’est nouée dans la revue à la fin de la Restauration — pour évoluer progressivement au tournant du siècle vers la figure de l’écrivain-reporter. Tous les écrivains du siècle ont été mêlés, de près ou de loin, à l’écriture périodique ; le phénomène est maintenant bien connu. Les années 1880, au moment même où Zola se retire de la presse, enregistrent une évolution significative alors que le journalisme se constitue

3 Avant l’affaire Dreyfus, Zola reviendra au journalisme pour une nouvelle série de dix-sept articles dans Le

Figaro en 1895-1896. Voir « Nouvelle campagne (1896) » dans Henri Mitterand, Zola. III, L’honneur (1893-1902), Paris, Fayard, 2002, p. 189-218.

4 Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, L’Écrivain-journaliste au XIXe siècle : un mutant des Lettres, Saint-Étienne, Éditions des Cahiers intempestifs (Lieux littéraires), 2003.

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véritablement en profession5. Aussi bien dire que Zola a vécu de l’intérieur cette condition particulière de l’écrivain du XIXe siècle.

Cette hybridité professionnelle est à l’origine d’un « malaise » éprouvé par l’écrivain-journaliste à l’endroit du journal, malaise qui le montre très souvent hésitant « entre dénégation et revendication, entre rejet et conscience des possibilités6 » offertes par l’écriture de presse, état d’esprit dont les « Adieux » ambivalents de 1881 gardent la trace. La fiction, Guillaume Pinson l’a montré7, s’est chargée de raconter sur le mode de l’aliénation l’expérience douloureuse qu’est celle du journalisme pour l’écrivain : le roman du journalisme au XIXe siècle fixe en bonne partie cet « imaginaire anti-médiatique8 » où la

littérature se compromet avec le journal.

On entrevoit par contre la position particulière qui est celle de Zola sur la question délicate de la presse et de la littérature : renvoyant dos à dos l’une et l’autre, il refuse de les penser séparément, de les dissocier définitivement. Sa fiction même de l’écrivain-journaliste nous présente avant tout un calque du romancier et nous renvoie à la biographie : le Sandoz de L’Œuvre s’adonne au journalisme pendant un temps seulement et s’en émancipe dès que le succès littéraire devient tangible. Les « Adieux » de 1881 induisent donc peut-être une cassure insidieuse : avant cette date, le romancier entretiendrait avec la presse un rapport alimentaire dont l’aisance financière acquise avec les succès de librairie que furent L’Assommoir et Nana le libèrerait. Cassure insidieuse dans la mesure où elle trace une ligne de partage dans la biographie professionnelle de Zola qui se traduirait par une distinction de nature entre journal et roman.

Or, à y bien regarder, cette frontière entre le journal et le roman, sans être le fruit imaginaire d’un discours angoissé sur la littérature à l’heure du journalisme, s’avère plus

5 Voir Marc Martin, « Journalistes et gens de lettres (1820-1890) » dans Alain Vaillant (dir.), Mesure(s) du

livre, Paris, Bibliothèque Nationale, 1992, p. 107-123.

6 Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, L’Écrivain-journaliste au XIXe siècle: un mutant des Lettres, op. cit.,

p. 11.

7 Voir « Le journalisme est un roman » dans Guillaume Pinson, L’Imaginaire médiatique. Histoire et fiction

du journal au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 63-103.

8 Guillaume Pinson et Maxime Prévost, « Présentation » au dossier « Penser la littérature par la presse »,

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poreuse qu’elle n’y paraît9. La monographie qu’a consacrée Henri Mitterand à Zola journaliste en 196210 a déjà posé les jalons principaux de cette production textuelle qu’il importait de relire à la lumière des récents travaux sur l’histoire littéraire et culturelle de la presse11. Dans la foulée de ce renouveau des études dix-neuviémistes, Les Cahiers naturalistes consacraient tout récemment un dossier à Zola journaliste dans lequel était proposée une périodisation du journalisme zolien qui tenait compte de la poétique du support12. Zola écrivain-journaliste, un peu au gré des circonstances et dans les aléas de l’Histoire, s’adonna, en même temps qu’à celle de ses romans, à l’écriture de la chronique parisienne, de la chronique parlementaire et de l’article de revue. Ces trois formes d’écriture viennent chacune avec un « cahier des charges » qui orientent, rythment et circonscrivent le travail du journaliste. Aussi bien dire qu’il travaille, lui aussi, tout comme le romancier naturaliste, « sous la contrainte13 ». « Qu’est-ce que l’écrivain fait de cette contrainte ? Comment se l’approprie-t-il et en tire-t-il des effets poétiques ?14 » : appliqués au journalisme zolien, ces questionnements soulevés par le programme d’une poétique du support ouvrent sur un champ d’exploration susceptible de projeter un éclairage non pas radicalement nouveau sur le roman zolien, mais plus en phase peut-être avec l’expérience quotidienne que fut celle de Zola écrivain-journaliste. C’est l’ambition première de cette étude.

Revenons aux « Adieux » de 1881 : « Nous sommes tous les enfants de la presse, écrivait très significativement Zola, nous y avons tous conquis nos premiers grades. C’est elle qui a rompu notre style et qui nous a donné la plupart de nos documents. » Si la presse

9 Voir les hypothèses très riches, qui ont orienté nos travaux, proposées dans Alain Vaillant, « Le roman naturaliste, ou la littérature-journal », dans Réalisme, naturalisme et réception — Problèmes esthétiques et

idéologiques envisagés dans une perspective scandinave, française ou comparative, Brynja Svane et Morten

Nøjgaard éd., Upsala, Uppsala Universitet, (Studia Romanica Upsaliensia ; 72), 2007.

10 Henri Mitterand, Zola journaliste. De l’affaire Manet à l’affaire Dreyfus, Paris, Armand Colin (Kiosque), 1962.

11 D. Kalifa, P. Régnier, M.-È. Thérenty, A. Vaillant, (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et

littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011.

12 Voir Corinne Saminadayar-Perrin, « Zola journaliste : histoire, politique, fiction », dans Les Cahiers

naturalistes, n°87, 2013, p. 5-28. Sur la question du support dans la presse au XIXe siècle, voir Marie-Ève

Thérenty, « Pour une poétique historique du support », Romantisme, 2009/1, n° 143, p. 109-115.

13 Sur les contraintes du projet réaliste, voir les travaux de Philippe Hamon, notamment : « Un discours contraint » dans Roland Barthes et al., Littérature et réalité, Paris, Seuil, coll. « Points », 1982, p. 119-181 ; « I. La notion de projet réaliste (écriture et savoir) » dans Philippe Hamon, Le Personnel du roman. Le

système des personnages dans Les Rougon-Macquart d’Émile Zola, Genève, Droz, 2011 (1981), p. 28-38.

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est la mère nourricière pour la grande famille de l’écrivain-journaliste, elle est aussi un passage forcé, un apprentissage du métier de la plume dont le romancier gardera quelque chose comme l’empreinte d’un habitus professionnel15. Relire toute la production journalistique zolienne, c’est revenir à ce lieu premier où se développe l’imaginaire d’auteur avec lequel le lecteur des Rougon-Macquart est si familier. C’est sans doute l’un de nos étonnements : la lecture attentive de ce massif textuel révèle l’extraordinaire constance, cohérence et persistance — pour ne pas dire la grande ténacité — d’un imaginaire d’auteur, celui de Zola romancier, dans le cadre du support médiatique particulièrement contraignant. Zola, certes, se plie aux exigences des écritures de presse du moment ; il sacrifie par exemple au style et aux thématiques de la chronique mondaine dans la tradition féminine inaugurée par Delphine de Girardin ou encore aux impératifs de la chronique parlementaire. Mais c’est toujours, en quelque sorte, en résistant que Zola soumet sa plume au journal ; quand il se fait journaliste, pourrait-on dire, le romancier travaille toujours en sous-main : on rencontre dans le corpus médiatique zolien les mêmes obsessions, les mêmes thématiques, les mêmes traits d'écriture qui sont ceux et celles du roman zolien. On peut ainsi dire de Zola — en apportant toutes les précisions requises — ce que Gérard Delaisement affirme à propos de Maupassant chroniqueur, à savoir que « tout part des chroniques16 ».

Il y a par contre sur ce plan le risque certain — contre lequel nous ne nous sommes peut-être pas suffisamment prémuni — de verser dans une lecture romanesque du corpus médiatique, ce qui revient à reconnaître humblement le défi que représente l’étude médiatique d'un auteur canonique. L’objectif de ce travail étant de relire le roman de Zola à l’aune de son journalisme et non de situer Zola dans le réseau médiatique de l'époque, on reconnaîtra à notre lecture du journalisme zolien, peut-être trop téléologique, le mérite d’avancer sur un terrain dont l’exploration n’est pas complétée.

Revenons encore une fois à 1881 où, on le voit bien, se noue un ensemble de facteurs qu’il importe de démêler et de questionner. Sur l’instrumentalisation de la presse, d’abord.

15 Colette Becker, Les apprentissages de Zola : du poète romantique au romancier naturaliste, 1840-1867, Paris, PUF, 1993.

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Émile Zola, comme plusieurs autres écrivains avant et après lui17, aura su tirer de la presse plusieurs avantages, au premier chef financiers. La presse aura été aussi et surtout, entre 1877 et 1881, une formidable tribune sur laquelle le ténor de l’école naturaliste est allé annoncer triomphalement la venue de l’âge naturaliste dans l’évolution du siècle18. Jugeant qu’il en a assez fait sur ce plan et que les revenus de ses romans sont suffisamment élevés et réguliers pour lui assurer une pleine autonomie financière, Zola peut donc déposer les armes et se retirer à Médan. Il a pourtant d’autres raisons, moins prosaïques et plus révélatrices sur sa relation avec la presse, de « remettre [son] grand sabre au fourreau ».

Dans son récent ouvrage consacré au groupe de Médan, Alain Pagès revient sur la chronique de septembre 1881 en rappelant l’âpreté des débats auxquels Zola a été mêlé dans les mois qui ont précédé sa retraite du journalisme19. La polémique entre Zola, Aurélien Scholl, Albert Wolff et Charles Monselet s’est à ce point envenimée au cours du printemps et de l’été de 1881 qu’elle a versé dans l’attaque ad hominem : se portant à la défense du maître attaqué de toute part, Paul Alexis s’en est pris dans un petit journal républicain, le Henri IV, à Wolff et à Scholl. Ce dernier exige d’Alexis une réparation par les armes, qu’Alexis lui refusera, et demande des comptes à Zola.

Sommé de se justifier, Zola tente, le 18 juillet, un « Pro domo mea ». Il revient sur ses relations avec Albert Wolff et explique sa position. Mais l’affaire du Henri IV l’a épuisé. Toutes ces querelles ont provoqué en lui un immense écœurement. D’où la décision qu’il prend, en septembre 1881, au moment où il achève sa campagne du

Figaro : mettre un terme, définitivement, à son activité de journaliste. C’est une

rupture fondamentale.20

Les précisions qu’apporte Alain Pagès donnent la juste mesure du « dégoût » de Zola. Relisons : « Dans la presse, il arrive qu’on tombe de la sorte sur des mares d’imbécilité et de mauvaise foi. C’est le côté vilain et inévitable. On y est sali, mordu, dévoré, sans qu’on puisse établir au juste s’il faut s’en prendre à la bêtise ou à la méchanceté des gens. La

17 Voir par exemple Roland Chollet, Balzac journaliste. Le tournant de 1830, Paris, Klincksieck, 1983 et Sarah Mombert, « Alexandre Dumas : le journal, kaléidoscope du moi écrivant », Études littéraires, vol. 40, n° 3, 2009, p. 87-100. Sur l’entrée de Maupassant dans la presse, voir « Chapitre I. “Rien n’est plus vieux que le journal d’hier” » dans Gérard Delaisement, La Modernité de Maupassant, op. cit, p. 12 et s.

18 Colette Becker, « Les “Campagnes” de Zola et ses lettres ouvertes », Les Cahiers de l’Association

internationale des études françaises, 1996, n˚48, p. 75-90.

19 Voir « Chouya et Boulou » dans Alain Pagès, Zola et le groupe de Médan. Histoire d’un cercle littéraire, Paris, Perrin, 2014, p. 249-254.

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justice, ces jours-là, vous semble morte à jamais […]. » La lassitude de la bataille de presse, de la polémique, de l’attaque, de l’invective : Pagès indique ici quelque chose de juste. Zola en a donné dans cette bataille, il a âprement polémiqué, et ce, depuis ses débuts dans la presse ; Mes Haines est un chef-d’œuvre de la titrologie et annonçait déjà en 1866 dans quel esprit le jeune écrivain abordait sa carrière de journaliste21. Il est ainsi fort possible que l’usure de l’injure ait eu raison, du moins pour un certain temps, de la pugnacité médiatique d’Émile Zola.

Notre lecture de la production journalistique de Zola nous a conduit à considérer une autre raison susceptible d’expliquer la retraite de 1881, une autre forme de lassitude, si l’on veut, qui révèle de façon particulièrement sensible les intrications entre la presse et la littérature au XIXe siècle que les études littéraires ne cessent de découvrir depuis quelques

années. Selon cette hypothèse, déjà soulevées dans certaines recherches22, Zola aurait aussi plus largement éprouvé une lassitude à l’endroit de la matrice médiatique23, d’autant plus contraignante parce que partiellement compatible avec les ambitions du projet romanesque zolien. Partiellement : on ne saurait trop souligner l’importance de cet adverbe. Pendant ces quinze années de métier, Zola aurait fait l’expérience des limites littéraires — ou naturalistes — du journal. Nous disions précédemment que Zola journaliste résistait à cette matrice médiatique ; c’est certes vrai, mais l’ensemble de son parcours journalistique révèle la prégnance de certaines doléances, des inconforts dans l’exercice journalier de l’écriture de presse, qui, au fil des ans, ont sans doute pesé lourdement sur la plume de l’écrivain-journaliste. Le diktat de l’actualité et la « rubricité » sont au nombre de ces contraintes. Zola a peut-être senti d’une façon toute particulière leur poids du fait qu’il mettait dans ces écritures quelque chose qui relevait de l’écriture naturaliste, du fait que le ressort de ces écritures s’apparentait d’une quelconque façon à celui du naturalisme.

21 François-Marie Mourad, « Logiques de Mes Haines. L’entrée de Zola dans le journalisme », Les Cahiers

naturalistes, n° 87, 2013, p. 169-190.

22 Voir Corinne Saminadayar-Perrin, « Les Lettres de Bordeaux : l’Histoire au jour le jour », Les Cahiers

naturalistes, n˚83, 2009, p. 111-133 et Adeline Wrona, « Zola chroniqueur politique, ou les expériences du

temps », Les Cahiers naturalistes, n˚87, 2013, p. 119-133.

23 Dans son étude des poétiques journalistiques au XIXe siècle, Marie-Ève Thérenty avance que les genres journalistiques (premier-Paris, chronique, fait divers, petit reportage, grand reportage et interview) sont le produit de la rencontre de la matrice médiatique composée de quatre contraintes (périodicité, collectivité, « rubricité » et actualité) et de la matrice littéraire de la presse (fictionnalisation, ironie, mode conversationnel et écriture intime). Voir Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe

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Le journalisme zolien — c’est l’axe de lecture que l’on privilégie dans cette étude — porte la marque de l’ambition naturaliste, et ce, sur plusieurs plans : thématique, épistémologique, méthodologique, esthétique. Mais ce journalisme porte aussi la marque de son propre rejet : contrainte temporelle, rédactionnelle, course à l’actualité, superficialité, exiguïté de l’espace textuel, réquisitoire contre la presse d’information, dimension plus spécifiquement politique de l’article qui engendre des conséquences directes dans la vie de l’auteur — l’article « Le lendemain de la crise » du 22 décembre 1872 chasse par exemple Zola des salles de rédaction parisiennes entre 1873 et 1876. C’est donc en partie cette complémentarité à la quadrature du cercle entre les écritures de presse et naturaliste qui peut expliquer la retraite de 1881 et qu’on veut indiquer d’entrée de jeu.

Pour dégager les constituants de cette complémentarité des écritures, il fallait bien sûr relire toute la production journalistique de Zola, chercher à en distinguer l’évolution, les moments d’enthousiasme comme les déconvenues. C’était aussi aller au-delà de 1881 pour traquer les traces du journal dans le roman. Après cette date, pourrait-on affirmer un peu cavalièrement et à l’encontre des faits, Émile Zola est encore et toujours un écrivain-journaliste. D’où notre refus au final de distinguer nettement, en des parties autonomes, journal et roman. Dans les chapitres qui suivent, se décline cette histoire du journalisme zolien où le journal cède peu à peu le pas au roman sans jamais vraiment disparaître du cadre d’analyse ou de la perspective.

Faire l’histoire du journalisme zolien imposait un certain ordre à notre parcours, d’emblée chronologique. Les trois premiers chapitres retracent les trois temps de la carrière journalistique de Zola, celui de la chronique parisienne (chapitre I), de la chronique parlementaire (chapitre II) et celui de l’article de revue (chapitre III). On suit d’abord Zola lecteur de l’actualité et chroniqueur du temps présent ; il développe dans ces pages sa compréhension du présent impérial engagé dans un processus de déclin irréversible. Le chroniqueur se transporte ensuite à Bordeaux, puis à Versailles pour assister à la naissance politique de la Troisième République. Collaborateur pour un mensuel russe, le chroniqueur acquiert par la suite une plus grande distance à l’endroit de l’actualité immédiate et développe une vue surplombante de l’actualité. Ce sont ainsi quinze années d’observations quasi quotidiennes de la vie culturelle française que nous abordons dans ce premier bloc.

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Le chapitre IV forme en quelque sorte un pivot entre le journal et le roman : nous y étudions le discours que tient Zola sur la presse au cours de sa carrière. La complémentarité partielle entre les écritures de presse et le naturalisme y est soulignée à maintes reprises. Dans les trois derniers chapitres, c’est le roman qui est interrogé. On y étudie d’abord le journalisme dans Les Rougon-Macquart (chapitre V) pour ensuite toucher au point nodal du roman zolien en faisant l’analyse des poétiques comparées du naturalisme et du reportage (chapitre VI). On étudie enfin dans le dernier chapitre de ce travail (chapitre VII) la « mort du naturalisme » en montrant que c’est en partie de la proximité alléguée du naturalisme avec les écritures de presse que procède le discours antinaturaliste qui s’élève dans les dernières décennies du siècle. Le déclin de l’école se fait ainsi sous la faux des fossoyeurs que sont pour le naturalisme le journal et l’illustration, deux éléments constitutifs du régime médiatique.

Dans le cadre de ce travail, nous avons été sensible à la périodicité de l’histoire de la presse qui trouve des échos dans le journalisme et le roman zoliens. C’est d’abord sur le mode de la chronique parisienne que Zola journaliste questionne et observe la vie parisienne. Puis, la chronique parlementaire, voisine du petit reportage en pleine émergence, apporte un apport considérable au romancier naturaliste : elle est le lieu d’une expérience qui impose une dynamique nouvelle à la vie politique française. L’article de revue est l’occasion d’un éloignement, d’une distanciation du romancier : émerge une hauteur de vue qui n’est sans doute pas étrangère à l’élan théorique de 1877-1881. Sur un plan plus général, le roman naturaliste est en phase avec les principales « étapes » selon lesquelles se met en place dans la France du second XIXe siècle un régime médiatique

étroitement lié à la culture de masse. Il partage plusieurs traits avec cette culture : réconciliation entre les exigences commerciales et littéraires, industrialisme littéraire, démocratisation de la composition romanesque, attention accordée aux faits de la rue, etc. C’est plus spécifiquement à la presse d’information que le roman zolien emprunte ses outils, Zola écrivant très significativement à propos de « l’investigation que le journalisme porte sur les faits réels » : « Tout marche à la fois, dans l’évolution intellectuelle d’une société, et le même outil est aux mains de tous les ouvriers de la même heure24. »

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Interroger le rapport d’influence entre presse et naturalisme invite bien sûr à questionner « la manière dont l’écrivain intègre les contraintes nouvelles de ce mode de communication » — la vision zolienne de l’histoire est par exemple tributaire du travail du chroniqueur sur l’actualité —, mais surtout à « réfléchir à la façon dont les imaginaires de la presse façonnent les œuvres25 ». L’article de septembre 1881 indique, encore là, la piste à suivre : « C’est [la presse] qui a rompu notre style et qui nous a donné la plupart de nos documents. » Henri Mitterand a montré, à partir des notes que prend Zola entre 1865-1869 lors de sa lecture des traités scientifiques du Dr Prosper Lucas et du Dr Moreau de Tours, qu’un « imaginaire biologique26 » est à l’œuvre dans le roman zolien. Or, la presse, présentée en 1881 comme le pourvoyeur de documents du roman naturaliste, opère une fonction similaire dans la littérature naturaliste. Les pouvoirs d’invention de Zola travaillent sur la doxa scientifique et sur le journal. Son imaginaire est celui du document.

Le roman documentaire

Le second XIXe siècle découvre pour ainsi dire le document alors qu’on enregistre une

augmentation frappante des occurrences du terme et que s’inventent quelques-unes de ses déclinaisons, notamment « documentation » et « documentaire »27. Selon Claude Pérez, l’inflation documentaire dans la lexicologie du XIXe siècle est attribuable à la passion que se

découvre le siècle pour l’histoire.

Le regain de document après 1800 (tranchant sur son presque effacement durant le siècle précédent) signe d’abord la passion du XIXe siècle pour l’histoire. Le mot ne change pas de sens (« titres ou preuves des faits qu’on allègue, et principalement des choses anciennes », disait Furetière), mais il change d’emploi. Il passe du Palais aux Archives (les Archives nationales ont justement été créées en 1790), et rentre dans l’usage général via les écrits des mémorialistes (Las Cases, Chateaubriand) et des historiens. Augustin Thierry, Fustel de Coulanges, Taine, Renan, plus tard Langlois et Seignobos ne se contentent pas d’utiliser des documents ; ils font du document l’instrument essentiel de la « science historique » en voie de constitution. À mesure

25 Marie-Ève Thérenty, « Pour une poétique historique du support », art. cit., p. 114.

26 Henri Mitterand, « Les racines culturelles des Rougon-Macquart », Zola. L’histoire et la fiction, Paris, PUF (écrivains), 1990, p. 39-52.

27 Claude Pérez, « Des documents chez les modernes », Fabula / Les colloques, Ce que le document fait à la littérature (1860-1940), URL : http://www.fabula.org/colloques/document1731.php, page consultée le 15 avril 2015.

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que se réduit la part des sources littéraires de l’histoire, celle du document s’accroît. Son existence, son emploi, deviennent une condition sine qua non de la connaissance historique : « L’histoire se fait avec des documents. […] pas de documents, pas d’histoire. » 28

Le roman naturaliste entend tirer profit — un profit de l’ordre d’une vérité factuelle — de cette opposition de la source littéraire à celle du document. Le terme « document » apparaît en effet au seuil des Rougon-Macquart, mentionné dès la « Préface » à La Fortune des Rougon : « Depuis des années je rassemblais les documents de ce grand voyage29… » Nous aurons l’occasion de revenir dans les premiers chapitres de notre travail sur la dimension historique du roman naturaliste dont la problématique a déjà été relevée30. On voudrait plutôt insister ici sur l’usage que fait Zola du vocabulaire documentaire pour en indiquer la dérive sémantique : associé d’abord à la source historique — ce que suggère la « Préface » de 1870 —, ce vocabulaire renvoie de plus en plus au journal.

Cette dérive sémantique s’opère quelque part au cours de la campagne de 1877-1881, ou du moins s’y révèle concrètement. « On finira par donner de simples études, avait écrit Zola, sans péripéties ni dénouement, l’analyse d’une année d’existence, l’histoire d’une passion, la biographie d’un personnage, les notes prises sur la vie et logiquement classées31. » C’est pour répondre à cette problématique typiquement naturaliste, celle de la banalité et de la négation de l’imagination, que Zola fait la promotion des « documents humains » : « Prenez au contraire des faits vrais que vous avez observés autour de vous, classez-les d’après un ordre logique, comblez les trous par l’intuition, obtenez ce merveilleux résultat de donner la vie à des documents humains, une vie propre et complète32. »

Donner la vie à des documents humains : si un imaginaire médiatique façonne le roman zolien, on en trouve d’abord la trace dans cette réduction quasi complète de la distance entre la chose et le signe, pour reprendre la terminologie de la linguistique, à laquelle veut prétendre le naturalisme. Cet imaginaire à l’œuvre, c’est celui de l’immédiateté, de

28 Id.

29 Émile Zola, RM, I, p. 3.

30 Pierluigi Pellini, « “Si je triche un peu” : Zola et le roman historique », Les Cahiers naturalistes, no. 75, 2001, p. 7-28.

31 « Joris-Karl Huysmans », dans Le Roman expérimental, NM, IX, p. 431. 32 « Les documents humains », ibid., p. 439.

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l’instantané, de l’exactitude, du contact direct et non médiatisé avec les choses. C’est tout cela que l’on cherche à inclure dans cet attribut : documentaire. On voit déjà en quoi la photographie, plus adaptée aux composantes de la société industrielle33, représentera une menace pour la littérature des années 1870-1890. Le roman naturaliste veut dissimuler la médiation qu’il introduit forcément entre le lecteur et le réel et l’évocation du document, dans le texte d’escorte, est le lieu où s’opère cet escamotage de la médiation littéraire.

C’est sans doute à cause de cette fraternité [entre le roman documentaire et le reportage], sentie et constatée par moi depuis longtemps, que, loin de me fâcher contre la chronique documentée, le procès-verbal chaud encore de sa réalité, j’y ai toujours pris un intérêt très vif. J’ose même déclarer que je lis uniquement cela dans les journaux : les comptes rendus exacts, les physionomies d’une séance ou d’une audience, les portraits des gens en vue écrits sur nature, les entrevues relatant les vraies paroles prononcées, les milieux et les spectacles décrits tels qu’ils sont par des témoins oculaires. On peut faire bon marché du reste, j’entends les appréciations personnelles. Je lis rarement sans colère ou fatigue un article de raisonnement, tandis que je ne me lasse pas d’apprendre des faits.34

Cet imaginaire de l’immédiateté et du factuel, il n’appartient pas exclusivement au domaine de la presse, mais il s’y révèle de façon particulièrement sensible. Alain Vaillant soutient la thèse que le système médiatique mis en place autour de 1830, dont la culture de masse sera un prolongement et une amplification, opère un changement de paradigme discursif qui introduit le régime textuel de l’argumentatif et de la rhétorique à la représentation et au narratif : « Le spécialiste de l’écrit n’est plus celui qui sait mettre en mots une opinion ; il est un médiateur qui s’interpose entre le public des lecteurs et le réel, qui sait raconter le monde à ses lecteurs […]35. » Le journal médiatise le réel en le représentant mais cherche du même souffle à dissimuler la distance qu’il institue entre le lecteur et le réel ; par la médiation textuelle, bien sûr, il donne à voir une réalité et toute la problématique, pour ainsi dire, est contenue dans la transitivité du verbe36.

33 C’est la thèse défendue par l’historien de la photographie, André Rouillé, dans La Photographie : entre

document et art contemporain, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2005.

34 Émile Zola, « Préface » à La Vie parisienne, loc. cit., p. 7.

35 Alain Vaillant, « Invention littéraire et culture médiatique au XIXe siècle », dans Yves Mollier, Jean-François Sirinelli et Jean-François Vallotton (dir.), Culture de masse et culture médiatique en Europe et dans les

Amériques 1860-1940, Paris, PUF, coll. « Le nœud gordien », 2006, p. 15.

36 Dans son étude sur la mondanité à l’heure du régime médiatique, Guillaume Pinson a particulièrement bien montré ces effets de distanciation et de médiatisation dans la presse et dans la littérature. Voir Fiction du

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Le roman zolien opère sur le réel un travail selon un mode de représentation similaire : en se réclamant du document, il cherche, aussi paradoxal que celui puisse paraître, à se défictionnaliser. Il veut donner à voir un réel immédiatement perceptible ; aussi bien dire qu’il donne à voir, à toucher, à sentir, à entendre et même à goûter le monde. Le fameux matérialisme du roman zolien trouve là une de ses explications. Cette défictionnalisation à laquelle veut prétendre ce roman, comme un point de fuite jamais atteint, dit aussi le processus historique à l’œuvre dans le roman du long XIXe siècle et annonce quelque part la

crise sur laquelle débouche ce développement37.

Paradoxalement aussi, cette défictionnalisation affirme du même coup le « travail de la fiction38 » du roman naturaliste, ouvre l’espace ténu de l’imagination que la rhétorique zolienne des années 1877-1881 cherche tant bien que mal à refermer. À propos de La Tentation de Saint-Antoine, Michel Foucault a cerné dans des formules laconiques mais d’une extraordinaire richesse conceptuelle le territoire textuel — il l’appelle la bibliothèque fantastique — sur lequel l’imagination romanesque, ce « fantastique singulièrement moderne », établit son domaine au XIXe siècle.

C’est que le XIXe siècle a découvert un espace d’imagination dont l’âge précédent n’avait sans doute pas soupçonné la puissance. Ce lieu nouveau des fantasmes, ce n’est plus la nuit, le sommeil de la raison, le vide incertain ouvert devant le désir : c’est au contraire la veille, l’attention inlassable, le zèle érudit, l’attention aux aguets. Un chimérique peut naître de la surface noire et blanche des signes imprimés […]. L’imaginaire se loge entre le livre et la lampe. On ne porte plus le fantastique dans son cœur ; on ne l’attend pas non plus des incongruités de la nature ; on le puise à l’exactitude du savoir ; sa richesse est en attente dans le document […]. L’imaginaire ne se constitue pas contre le réel pour le nier ou le compenser ; il s’étend entre les signes, de livre à livre, dans l’interstice des redites et des commentaires ; il naît et se forme dans l’entredeux des textes.39

Cette définition de l’imaginaire, Zola l’aurait sans aucun doute cautionnée sans la moindre hésitation, car elle dit parfaitement ce passage aisé, ce saut allègre pourrait-on dire du document à la fiction que fait le roman naturaliste : « J’ai l’hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin de l’observation exacte. La vérité monte d’un coup

37 Michel Raimond, La Crise du roman. Des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris, Corti, 1985 [1966].

38 Henri Mitterand, Zola tel qu’en lui-même, Paris, PUF, 2009, p. 10.

39 Michel Foucault, « La bibliothèque fantastique », dans le collectif Travail de Flaubert, Paris, Seuil, coll. « Points-essais », 1983, p. 105-106.

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d’aile jusqu’au symbole40. » Les recherches récentes ont montré que le passage du fait à la fiction se négocie dans la presse avec une limpidité similaire41.

Les colères de Flaubert

L’expression « roman documentaire », tout comme celle des « documents humains », toutes les deux de la main de Zola comme on le verra, disent bien au final cet entredeux où se forme l’imaginaire moderne dont parle Foucault et qui est à l’œuvre dans le corpus que l’on se propose d’étudier. Leur formulation oxymorique n’est sans doute pas étrangère à l’esprit foncièrement dualiste d’Émile Zola. Dans un article qui a fait date dans la réception du naturalisme, Jules Lemaitre a identifié le thème fédérateur des Rougon-Macquart, cette « épopée pessimiste de l’animalité humaine42 ». À cette thématique binaire de l’humanité et de l’animalité, dont les origines remontent à Balzac et peut-être même jusqu’aux Métamorphoses d’Ovide et à laquelle les branches de l’arbre généalogique d’Adélaïde Fouque renvoient, on peut ajouter une poétique tout aussi binaire du roman, entre roman et science bien sûr selon le fantasme de l’auteur du Roman expérimental, mais surtout peut-être entre roman et journal. C’est cet entredeux, qui commence avec l’hybridité professionnelle de l’écrivain-journaliste pour se terminer avec une vingtaine de romans qui forment une œuvre d’art unique dotée d’une remarquable composition, que nous explorerons et interrogerons dans les pages qui vont suivre. Cette hypothèse de recherche, à savoir que le naturalisme de Zola est aussi le produit d’une poétique binaire du roman et du journal, nous forcera à passer indifféremment, parfois brusquement, de l’article le plus banal à la prose la plus sublime. Il y a là, sans doute, quelque chose qui s’apparente à l’expérience du lecteur de journaux de la France du XIXe siècle, comme une rencontre entre

l’art et le quotidien dont nous avons peut-être perdu l’expérience.

40 Lettre à Henry Céard, 22 mars 1885, citée dans Colette Becker, Zola : le saut dans les étoiles, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2002, p. 291.

41 Voir « La fictionnalisation » dans Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien, op. cit., p. 124-152. Sur le journal du XIXe siècle comme lieu stratégique où se joue l’évolution historique moderne de la fictionnalité,

voir l’article très éclairant de Sarah Mombert, « La fiction », dans La Civilisation du journal, op. cit., p. 811-832.

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Bien qu’il délaissât le journalisme en septembre 1881 pour les raisons que l’on sait, Zola, contrairement à un Flaubert par exemple, embrassa cette « littérature au quotidien » et son cas est peut-être unique dans le siècle.

Je me souviens de la fureur où entrait notre cher et grand Flaubert, lorsqu’un reporter se présentait chez lui. Les jours suivants, il n’en tarissait pas, criant avec de grands gestes indignés qu’il voulait bien livrer ses œuvres au public, mais que son logis, sa personne, ses façons d’être et de penser, étaient choses à lui, sacrées, inviolables, qu’il entendait murer devant les curiosités indiscrètes. Un soir, doucement, j’essayais de lui expliquer que lui, l’auteur de Madame Bovary, du chef-d’œuvre de notre roman documentaire, n’était pas très logique en se fâchant, quand il retrouvait, dans le journalisme, le même procédé d’enquête que lui-même avait employé, dans la littérature. Mais, lorsque sa passion l’emportait, il n’était pas sensible à la logique, et il continua d’abominer les reporters, tout en étant ému aux larmes du moindre bout d’article qui paraissait sur lui.43

Flaubert l’indigné, l’ermite de Croisset, le praticien du « gueuloir », vomissant les reporters comme les derniers barbares de la bêtise moderne mais ému aux larmes lorsqu’on lui consacre un bout d’article ; Zola l’écrivain-journaliste, l’ouvrier quotidien du journal et des lettres, le défenseur modéré de la presse moderne — on verra toute l’ambiguïté de sa position sur le sujet —, contenant le « dégoût » qu’elle lui inspire parfois, reprochant même au grand Flaubert son manque de logique. Il y a là plus qu’une boutade amicale. Le roman du second XIXe siècle, s’il faut lui trouver une épithète autre que celle de naturaliste

puisqu’elle ne fait pas l’unanimité — Zola s’en est aperçu très vite —, ce sera celle du document : « notre roman documentaire ».

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CHAPITRE I

LA CHRONIQUE PARISIENNE (1865-1870)

Émile Zola signe son premier article dans la presse le 31 janvier 1863 ; il s’agit d’une critique littéraire dans le bulletin bibliographique de La Revue Contemporaine. Ses véritables débuts dans le journalisme ne se font par contre qu’en 1865 lorsque le chef de la publicité de la librairie Hachette, en même temps qu’il publie ses premières œuvres de fiction, devient aussi chroniqueur au Petit Journal, au Courrier du Monde, à La Vie Parisienne et au Figaro, en plus de fournir des critiques littéraires au Salut Public de Lyon et à L’Événement. Il importe de démêler d’entrée de jeu l’écheveau professionnel qui caractérise les débuts de Zola dans la presse afin de circonscrire le corpus textuel que nous étudierons dans ce premier chapitre.

Zola journaliste, c’est d’abord Zola rédacteur de réclame1, c’est-à-dire (on permettra les anachronismes) le relationniste et l’agent littéraire — pour son propre compte et celui des auteurs affiliés à la librairie Hachette — que révèle la correspondance de 1864-18652. Zola journaliste, c’est aussi l’auteur de la critique littéraire et artistique qu’il pratique activement au début de 1866 avec la chronique littéraire Les Livres d’aujourd’hui et de demain dans L’Événement de Villemessant, au point d’éclipser dans son parcours presque toute autre

1 Marie-Ève Thérenty, « La réclame de librairie dans le journal quotidien au XIXe siècle : autopsie d’un objet textuel non identifié », Romantisme, 2012/1, n° 155, p. 91-103.

2 On se rapportera pour cette période à la correspondance avec les auteurs affiliés à la maison Hachette (Amédée Achard, Alphonse Calonne, Edmont About) et avec le propriétaire du Journal populaire de Lille, Géry-Legrand. Voir Émile Zola, Correspondance, éditée sous la direction de B. H. Bakker, Montréal, Presses de l’université de Montréal/CNRS, 1978.

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forme d’écriture journalistique jusqu’en mai 1868. Zola journaliste, c’est enfin Zola chroniqueur, c’est-à-dire non pas le salonnier de l’affaire Manet qui débute en mai 1866 ou le critique littéraire qui signe « Du progrès dans les sciences et dans la poésie3 », mais ce « chroniqueur indiscipliné » que définissent les « Lettres d’un curieux4 » que Zola envoie à L’Avenir national au printemps 1865 pour se faire engager et sur lesquelles nous reviendrons5. Le salonnier et le critique littéraire, c’est bien connu, tout comme l’agent de publicité, ont joué des rôles déterminants dans la formation esthétique et intellectuelle d’Émile Zola6 ; l’écriture de la chronique, cette « forme de pivot entre la littérature et le journal7 », a ouvert pour sa part un champ d’expérimentation thématique et stylistique dont les incidences sur le roman zolien, nous le verrons, ont été tout aussi déterminantes.

Afin de cerner le genre journalistique que Zola convoite et de définir les éléments discursifs dont il héritera et quel infléchissement il saura leur donner, revenons à cette année de 1865 quand l’employé de la librairie Hachette joue en quelque sorte un double jeu en se faisant à la fois relationniste et journaliste. La place de chroniqueur qu’il sollicite à L’Avenir national est alors occupée par Albert Wolff8, celui-là même avec qui il aura des démêlés qui le pousseront à la retraite du journalisme en septembre 1881, comme on l’a vu. Wolff, tout comme ses confrères en vue de l’époque, Aurélien Scholl et Alfred Assolant, pratique une chronique mondaine, parisienne et légère dominée par l’esprit et le paradoxe, « signe de l’indécidabilité des temps et de la vaste blague moderne9 ». Le recueil de chroniques que publie Wolff en 1866 donne la mesure de cette chronique mondaine qui se développe en même temps que la chronique populaire et consensuelle lancée par Timothée Trimm dans les pages du Petit Journal. Les chroniques de Wolff font une large place aux actrices de l’Empire des années 1860, une époque où préside une logique du

3 Journal populaire de Lille, 16 avril 1864. 4 « Lettres d’un curieux », NM, I, p. 671-685. 5 Infra, chapitre IV.

6 Voir les travaux de Colette Becker : « Émile Zola : 1862-1867. Élaboration d’une esthétique “moderne” »,

Romantisme, 1978, n° 21-22, p. 117-123 ; Les Apprentissages de Zola : du poète romantique au romancier naturaliste, 1840-1867, op. cit. ; « Zola, écrivain-homme d’affaires », dans Revue d’Histoire Littéraire de la France, 2007, n°4, vol. 107, p. 825-833.

7 Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien, op. cit., p. 259.

8 Voir l’entrée Albert Wolff dans Gustave Vapereau, Dictionnaire universel des contemporains, Paris, Hachette, 1893, p. 1604.

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« spectaculaire » proche de la propagande d’État10. L’imaginaire des chroniques de Wolff évolue dans ce « Paris déguisé11 » de la mondanité impériale qui sera si présent dans les chroniques zoliennes. Cet imaginaire se construit autour de ces soirées données par les actrices du moment qui « ont résolu d’exclure de leurs bals toutes les femmes qui n’ont jamais montré leurs jambes sur aucun théâtre12 » et devant lesquelles un prince russe s’émeut : « Quel touchant spectacle ! Enfin je vois donc les grisettes parisiennes dont mon père m’a tant parlé !13 » C’est le Paris mondain de la nudité ambiante, des visites diplomatiques dans les coulisses (« Les nobles étrangers14 »), le Paris de cette prostitution sociale qui affleure à la surface des chroniques sans jamais être prononcée — voir cette « industrie » des lanceuses d’actrices15.

Si elle dit en creux la folie d’une époque — l’étourdissement, la dépense, la vie à outrance sont des termes de son répertoire —, la chronique mondaine de Wolff s’accommode par contre de cette frivolité si caractéristique des mœurs impériales : elle porte aux nues Offenbach et fredonne ses opérettes16, célèbre les grâces d’Hortense Schneider17 et cherche au final à écrire la poésie des bals masqués du boulevard de l’Hôpital. Les chroniques post-impériales d’Albert Wolff chanteront aussi la poésie de ce Paris noceur, mais dans un registre différent — celui du crépuscule, des viveurs alanguis et ruinés, des testaments contestés devant les tribunaux qui étalent au grand jour les mœurs viciées de l’ancienne époque. Les premières lignes de La Haute-Noce sont teintées de cette mélancolie de la fin des festivités dans le vacillement des bougies et des lueurs froides du petit matin.

Nous appelons à Paris « la Haute Noce », cette vie à outrance, qui semble être une fête perpétuelle, où toutes les folies sont déchaînées ; où les millions disparaissent, où les caractères s’écroulent et où souvent, à la fin de l’orgie, il ne reste de ces splendeurs d’un instant que les rares bougies, vacillantes dans les bobèches qui éclatent et disant que dans ces lieux à présent déserts, empestés par les émanations du festin consommé, on s’est jadis amusé. La haute noce parisienne a ses fastes, le plus souvent suivis de

10 Jean-Claude Yon (dir.), Les Spectacles sous le Second Empire, Paris, Armand Collin, 2010. 11 Albert Wolff, Les Mémoires du boulevard, Paris, Librairie centrale, 1866, p. 39 et s. 12 Ibid., p. 16. 13 Ibid., p. 19. 14 Ibid., p. 53-69. 15 Ibid., p. 169 et s. 16 Ibid., p. 84-90. 17 Ibid., p. 177.

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cruels écroulements : elle se compose de la galanterie sous différents aspects, des grands festivals financiers à la fin desquels s’effondre la fortune publique, des noceurs qui basent leur vie sur le hasard, et des étrangers plus pervertis que les Parisiens et qui, après avoir fait la fête chez nous avec un dévergondage particulier, retournent dans leur pays pour dénigrer Paris.18

Les chroniques de Wolff des années 1870-1885 sont peuplées de ces « débris » de la fête impériale, de ces anciennes actrices parvenues, inondées jadis par l’or des princes, maintenant vieillissantes dans la solitude dorée de leur désespoir, comme cette belle madame Musard à la paupière tombante qui passa jadis « sur le second Empire comme une vision de beauté19 ». Le moralisme factice par lequel le chroniqueur achève son portrait n’offre pas le contrepoids nécessaire au regard attendri qu’il pose sur l’ancienne actrice ; manifestement, Wolff, plus proche en cela de la Régence de Philippe d’Orléans que des Expositions universelles, trouve une beauté à cette haute noce dont il semble presque regretter le déclin en 188520.

Le lecteur zolien, qui plus est le lecteur des chroniques zoliennes que nous allons aborder dans les pages suivantes, se trouve en terrain connu quand il parcourt les pages d’Albert Wolff. Zola a sans doute lu Wolff, mais là n’est pas l’enjeu : il s’agit plutôt de voir que la chronique zolienne est adossée à des imaginaires de la chronique mondaine qui font écho au contexte médiatique de la fin du Second Empire. Zola chroniqueur, pour le dire autrement, travaille à partir d’un déjà-là ; il puise dans le répertoire de la chronique mondaine des thèmes et des figures qui auront la résonnance que l’on sait dans les Rougon-Macquart. Comme il le fait dans le roman avec le texte programmatique « Différences entre Balzac et moi21 », Zola compose à partir d’un donné, d’une matière discursive qui alimentera son imaginaire créatif. Bien que les principaux thèmes de la chronique zolienne soient présents dans la chronique mondaine d’un Albert Wolff, c’est intégrés à l’univers zolien que ceux-ci prendront la tournure que l’on va voir.

18 Albert Wolff, La Haute-Noce, Paris, Victor-Havard Éditeur, 1885, p. 1-2. 19 Ibid., p. 19.

20 Sur le crépuscule des figures impériales dans La Haute-Noce, on se rapportera aussi à l’affaire de mademoiselle Valtesse dans « Le monde où l’on rigole », « Proxénétisme et cancan », « Les drames de la noce ».

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