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Chapitre 2 Le tempo

2.1 Choix d’un tempo

Lorsqu’un interprète désire faire une interprétation historiquement informée, décider du tempo d’une œuvre musicale est l’un des problèmes rencontrés à l’approche d’une nouvelle partition. Harnoncourt y consacre un chapitre, intitulé « le mouvement », dans Le Discours musical. Il commence ce chapitre en affirmant que « trouver le tempo dans lequel il faut jouer une pièce, la relation des tempi entre eux dans une grande œuvre en plusieurs mouvements ou dans un opéra, voilà certainement l’un des problèmes essentiels de la musique75». En musique

ancienne, les tempi peuvent parfois varier grandement selon les choix de l’interprète. Les indications de tempo qu’on connaît aujourd’hui commençaient à être utilisées à l’époque baroque, mais elles ne veulent pas nécessairement dire la même chose qu’aujourd’hui. Elles n’indiquent pas seulement le tempo, mais le caractère souhaité par le compositeur76. Dans la

préface de son édition critique du Premier livre de clavecin de François Couperin, Denis Herlin corrobore l’idée d’Harnoncourt : qu’il est important de différencier la vitesse du mouvement de l’expression du caractère.

Si l’on se réfère aux Principes de musique de Michel Pignolet de Montéclair de 1736, celui-ci effectue une distinction entre la vitesse du mouvement et la manière d’ « insinuer le gout et l’expression ». Ainsi établit-il deux catégories. Dans la première figurent les termes suivants allant du plus lent au plus vite : « Très grave, Grave, Tres lent, Lent, Modéré, Gay, Leger, Vite, Très Vite » ; et dans la seconde : « Triste ou Tristement, Pathetique, douloureux, Onctueux, Tendrement, Brusquement, Vivement, Détaché, Marqué, Piqué, Mesuré, Louré &c 77».

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75 Nikolaus, Harnoncourt, Le discours musical, Paris, Gallimard, 1984, p. 66 76 Ibid., p. 71.

77Couperin, François, Pièces de clavecin. Premier livre (1713), édité par Denis Herlin, Kassel, Bärenreiter,

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Que ce soit en musique française ou italienne, afin de rendre correctement les indications du compositeur, l’interprète doit avoir les connaissances nécessaires afin de distinguer une indication de tempo d’une indication de caractère. Ces connaissances fournissent aussi des renseignements sur la vitesse d’exécution. Par exemple, l’indication Triste sous-entend un tempo assez lent. Il est difficile de convaincre la tristesse avec un tempo vif qui est plus régulièrement associé à la joie. En effet, dans The Weapon of Rhetoric, Tarling compare les différents affects des tempos et les tempos lents sont associés à un esprit morose78.

Il est difficile de savoir précisément quel était le tempo choisi par les interprètes de l’époque, car l’enregistrement n’existait pas. Afin de remédier à ce problème, certains compositeurs du XXe siècle, voyant l’interprète comme un « intermédiaire indésirable », ont

indiqué le tempo sur leur partition, et enregistré les œuvres afin que leur restitution soit exacte. Cependant, cela ne règle pas toujours le problème comme Taruskin explique avec le cas de Stravinski :

The trouble was whenever Stravinsky documented his performances more than once he created quite different objects, particularly with regard to tempo, which was always the main object of documentation to begin with. Moreover Stravinsky recorded tempi were almost always faster that his indication in the score, sometimes by a truly bewildering margin, … His effort of documentation only produced a confusing problem for those who would obey his wishes79.

Ce qui démontre que même en enregistrant ses propres œuvres, afin d’être le plus précis possible quant à ses intentions, Stravinski pose un problème de plus à l’interprète. L’interprète, voulant être fidèle aux intentions de Stravinski, devrait-il choisir le tempo de la partition ou celui de l’enregistrement? Cet exemple prouve que même lorsqu’il y a une indication de tempo précise, celui-ci peut changer en fonction de plusieurs facteurs pouvant interférer avec l’exécution de la pièce, comme l’acoustique de la salle, la technique des musiciens, et, pour la musique baroque, le choix d’instrument.

Le choix d’un tempo pour l’interprétation semble être une tâche difficile pour les enregistrements des deux mouvements sélectionnés pour ce chapitre. Dès la première écoute de l’enregistrement de l’Aria de Leclair, on se rend compte que l’enregistrement de Rampal est beaucoup plus lent que les enregistrements des deux autres, ce qui change grandement le

78 Judy Tarling, The Weapons of Rhetoric: a Guide for Musicians and Audiences, St Albans, Corda music publication, 2004, p. 84.

caractère de ce mouvement. L’analyse du mouvement avec Sonic visualiser vient confirmer cette constatation. Le tableau comparatif (tableau 2.1) des différents tempi permet de démontrer que le tempo médian de Rampal est beaucoup plus lent que ceux de Nicolet et Kuijken.

Interprète Tempo médian [bpm] Écart type Pourcentage

Rampal [1976] 40 8 20%

Nicolet [1981] 56 7 12.5%

Kuijken [1984] 52 7 13.5%

Tableau 2.1 présentant les données sur le tempo de la Sonate en sol majeur, Aria, Leclair.

Pourquoi Rampal joue-t-il ce mouvement plus lentement que Nicolet et Kuijken? En regardant la partition, on remarque qu’il n’y a pas d’indication claire de tempo; Leclair n’a écrit qu’Aria. Il était fréquent en musique baroque de ne pas avoir d’indication de tempo. À l’époque baroque, la notation donnait l’indication du tempo pensé par le compositeur.

L’indication de tempo ne doit donc que confirmer la notation existante, sans modifier le tempo dans l’absolu. (Cette façon d’écrire se retrouve dans la notation jusqu’au cœur du XVIIIe siècle, dans quelques cantates de Bach par exemple)80.

L’aria est un exemple où ceci peut être observé. Le chiffre indicateur (2/2) donne un peu plus d’information sur le bon tempo. Cela doit être un tempo assez vif et on doit sentir la mesure à deux temps. Ce qui n’est peut-être pas le cas dans l’enregistrement de Rampal. Il joue très fort chaque demi-temps en employant une articulation longue et soutenue, comme si la partition était écrite en 4/4. Cependant, il laisse ce mouvement en 2/2 dans son édition81. L’enregistrement de

Rampal, datant de 1972, est plus ancien, comparé aux autres étudiés. Harnoncourt remarque que ses contemporains ou les interprètes le précédant avaient tendance à jouer les œuvres baroques trop lentement, ce qui peut expliquer le tempo choisi par Rampal.

En général, les sources nous indiquent que les anciens adoptaient des tempi sensiblement plus rapides qu’on ne leur en prête aujourd’hui, en particulier dans les mouvements lents. Mais même les mouvements vifs étaient manifestement joués avec une haute virtuosité et une grande vélocité, ainsi que le montrent les références au pouls (estimé à 80 battements par minute après un repas) et la technique de jeu (le fait que les doubles croches pouvaient être encore jouées aux cordes en coups d’archet séparés et par les vents double coup de langue)82.

80 Nikolaus, Harnoncourt, Le discours musical, Paris, Gallimard, 1984, p.70.

81Antonio Vivaldi, 6 Sonatas « Il Pastor Fido », Volume II, édité par Jean Pierre Rampal, New- York, International Music Company, 1965. [Partition]

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Ici, Harnoncourt explique que ses contemporains interprétaient généralement les mouvements lents trop lourdement. L’enregistrement de Rampal en est un exemple. Par opposition, l’enregistrement de Kuijken est historiquement informé. Son tempo est plus vif, et l’articulation plus légère. Jouant sur un instrument ancien, il est plus habitué aux pratiques de la musique baroque.

En écoutant les enregistrements sélectionnés de l’Allemande de Bach, on remarque aussi différents tempi médians entre les interprétations. En regardant le tableau compilant les résultats des analyses de tempi (voir tableau 2.2), on se rend compte que les flûtistes modernes prennent un tempo plus rapide que les flûtistes baroques.

Interprète (année) [instrument]

Tempo médian

(BPM) Écart Type (avec respiration) Écart Type (sans respiration entre les mes. 7-12) Pourcentage Rampal (1962) [moderne] 89 15 5 16.9% Nicolet (1975) [moderne] 88 12 4 13.7% Brüggen (1975) [ancien] 58 9 6 15.5% Kuijken (2000) [ancien] 66 10 6 15.1% Pahud (2000) [moderne] 79 16 10 20.3%

Tableau 2.2 présentant les données sur le tempo de la Partita, Allemande, Bach.

Qu’est-ce qui peut expliquer ces choix différents ? Comme pour l’Aria de Leclair, il n’y a pas d’indication claire de tempo, dans l’Allemande. La seule indication laissée par Bach est un titre de mouvement de danse. Selon l’article du Grove, l’Allemande est semblable au prélude et doit être interprétée avec grande liberté, dans un tempo modéré, comme si l’interprète improvisait83.

Selon Tarling, l’Allemande devrait être d’un caractère noble et tranquille, et devrait être jouée

83 Cusick, Suzanne G. et Meredith Ellis Little, « Allemande », Grove Music Online,

de manière inégale et chantée84. Lorsque Tarling parle d’inégalité, ce n’est pas nécessairement

les notes inégales de la musique française, l’inégalité rythmique, mais bien une inégalité de longueur de notes dans l’articulation. Cette inégalité donnera un caractère plus libre et plus lyrique à la musique. Cependant, les flûtistes étudiés ne sont pas tous désireux de faire une interprétation historiquement informée. Nicolet et Rampal prennent un tempo assez vif, ne se souciant pas du caractère modéré et tranquille de l’Allemande. Kuijken et Brüggen prennent un tempo beaucoup plus lent sur l’instrument baroque, gardant un affect plus proche de celui proposé par Tarling pour l’Allemande. L’enregistrement de la partita de Pahud, la version la plus récente que nous avons retenue, présente un tempo plus rapide que celles des flûtistes baroques, mais plus lent que celui de Nicolet et de Rampal, respectant un peu plus le caractère posé de l’Allemande. Les demandes techniques de l’instrument moderne peuvent peut-être expliquer le tempo plus vif de Pahud, Nicolet et Rampal. Comparée à la flûte baroque, la flûte moderne nécessite plus d’air pour la production du son. Le choix des interprètes de prendre un tempo plus rapide remédie à la longueur des phrases de l’Allemande, qui se jouent plus facilement dans un tempo lent sur l’instrument d’époque.

En bref, les tempi changent au fil du temps. La recherche musicale permet d’éclairer les interprètes en leur donnant quelques indications quant au caractère. En prenant en considération ces informations, les interprètes se rapprochent un peu plus des pratiques de l’époque baroque. L’interprétation de Pahud démontre que les interprètes sur instrument moderne commencent à intégrer certaines pratiques d’interprétation proposées par les enregistrements anciens. Je ne peux affirmer ceci indéniablement, n’ayant qu’un seul enregistrement montrant une diminution de tempo.

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