• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3 L’articulation

3.2 Explication de la problématique de l’articulation pour un interprète du XXI e siècle

3.2.3 Adaptation sur l’instrument moderne

La redécouverte des instruments anciens, qui a servi de gage d’authenticité aux interprètes historiquement informés, vient-elle influencer les pratiques sur instrument moderne ? Oui, les enregistrements récents permettent de constater que les interprètes sur instrument moderne essaient d’imiter le plus possible une articulation faite par des spécialistes sur instruments baroques. Réaliser l’articulation présentée dans les traités permet d’émuler celle des interprètes sur instruments anciens. Cependant, cette articulation est-elle praticable sur la flûte Boehm ? Selon Brown, cela est possible :

Period instruments respond easily to expressive tonguing, yet all of the articulation patterns discussed here work very well on modern instruments, and will contribute greatly to a stylistically informed performance120.

La flûte baroque, ayant une embouchure plus petite que celle de la flûte moderne, tend à répondre plus facilement aux différentes syllabes utilisées pour faire le coup de langue. Toutefois, la flûte Boehm répond peut-être moins aisément, mais on entend une différence de coup de langue entre l’utilisation de syllabes distinctes. « In the first half of the eighteenth century variety of tongue stroke was paramount in order ‘to render playing more agreeable, and to avoid too much uniformity’121 ». L’inégalité des durées de notes interprétées par rapport à la

partition était fortement désirée au XVIIIe siècle, car elle symbolisait l’expression. L’interprète,

voulant jouer ce type de musique en étant fidèle le plus possible à l’époque de l’œuvre, doit s’inspirer de l’irrégularité de l’articulation. Celle-ci est acquise par l’ajout de liaison, ou l’utilisation de syllabes multiples qui changent la longueur des notes, rendant l’articulation inégale, donc expressive.

Les différentes syllabes utilisées par Quantz permettent d’estimer la longueur d’articulations des notes en valeurs brèves, mais qu’advient-il lors des notes qui sont plus longues dans la partition ? Les explications du traité de Quantz ne sont pas très claires quant à la manière de les jouer. Comme l’explique Harnoncourt, en nuançant les propos de Léopold Mozart, les notes longues devraient toujours être jouées comme un « son de cloche ». Cette affirmation faite du point de vue musicologique demande toutefois à être poussée plus loin par

120 Brown, The early flute: a practical guide, p. 49 121 Ibid.

62

l’interprète. Comment la mettre en application ? Il suffit de donner beaucoup d’air à l’attaque et ensuite d’effectuer un decrescendo rapide afin de laisser raisonner l’instrument. La manière de réaliser un « son cloche » sur la flûte moderne et baroque est la même. Jouant moi-même de la flûte, j’ai remarqué qu’articuler en son de cloche et créer une inégalité des longueurs de notes se fait beaucoup plus naturellement sur la flûte baroque que sur la flûte moderne122. Il est

possible de le faire sur le modèle Boehm, mais cela demande un effort conscient de la part du flûtiste.

Bien qu’il soit plus difficile de mettre en pratique les techniques proposées dans les traités, elles peuvent toutes être adaptées à la flûte moderne. Pourquoi la flûte moderne répond- elle moins facilement aux différents changements de syllabes ? Pourquoi est-il plus difficile de contrôler l’inégalité du son sur la flûte Boehm ? D’un point de vue acoustique, les deux instruments diffèrent considérablement, ce qui explique les différences perceptibles.

La flûte Boehm est une « version améliorée123» de l’instrument ancien. Boehm l’a

développée (la flûte) afin de répondre aux développements des œuvres du XIXe siècle, qui

demandaient une flûte plus homogène dans les différents registres et tonalités. Lorsqu’Artaud fait l’histoire de la flûte traversière, il explique qu’avec les développements musicaux du XIXe

siècle :

Il est urgent de s’adapter, car les évolutions se succèdent : les partitions deviennent de plus en plus chromatiques, les salles de concert s’agrandissent, les orchestres sont plus fournis. Les flûtistes doivent pouvoir jouer plus fort et facilement dans les tonalités les plus complexes, il faut donc éliminer au maximum les doigtés de fourches124.

La flûte occupe un rôle de plus en plus important dans l’orchestre romantique. Les compositeurs écrivent de plus en plus de parties élaborées et à l’avant-plan pour la flûte (dont des solos). Il était important de développer un instrument ayant une plus grande projection afin de pouvoir l’entendre au travers des instruments à cordes. Artaud explique que la flûte baroque ne peut pas jouer toutes les notes aussi fortes, car

122 Je suis flûtiste, et j’ai commencé cette année à jouer du traverso. En ce qui concerne l’articulation, on

remarque très rapidement que le son résonne beaucoup moins et que l’intensité tend à diminuer si le son n’est pas soutenu volontairement.

123 J’ai mis ‘version améliorée’ entre guillemets, car elle l’est pour la musique de l’époque à laquelle elle a été inventée. Elle permet de jouer la musique romantique avec plus de facilité que l’instrument ancien. Toutefois, je ne sous-entends en aucun cas que cet instrument est supérieur à l’instrument ancien.

Les sept trous de base [produisent] une gamme de ré majeur, les demi-tons manquants (Fa naturel, Sol#, Sib, do naturel) [sont] obtenus par des doigtés dits « de fourche », où les trous ne sont pas fermés dans l’ordre. Le son était alors plus sourd que celui produit par les doigtés normaux, du fait de la petitesse des trous de la flûte baroque125.

Les notes produites par un doigté de fourche ont un timbre bien différent de celui des autres notes, à cause de l’agencement des doigts. Le son n’est pas aussi clair lorsqu’on coupe la colonne d’air. Les notes produites par les doigtés de fourches sont beaucoup plus faibles que les autres notes. Cela cause une inégalité dans le son, qui était fort appréciée à l’époque baroque, mais qui ne convient plus à l’époque romantique. La plus petite embouchure de la flûte baroque lui permet d’être plus réactive aux différents coups de langue. Toutefois, elle ne peut pas jouer aussi fort que la flûte moderne. Lorsque Boehm crée la flûte moderne, en 1847, il invente une perce permettant de diviser l’instrument en 14 parties, permettant ainsi de faire les douze demi-tons aisément, sans avoir à couper la colonne d’air. Chaque trou équivaut à un demi-ton. Les trous sont aussi beaucoup plus volumineux que sur la flûte baroque, permettant une plus grande projection. Il invente un système complexe de clés permettant de fermer les quatorze trous avec les neuf doigts utilisés pour jouer de la flûte126. Étant donné qu’on ne coupe plus la colonne

d’air, afin de faire les demi-tons manquants de la gamme, la flûte Boehm a un son beaucoup plus homogène à travers les registres et les tonalités. La manière dont les musiciens de l’époque romantique ont accueilli cet instrument permet de constater qu’au départ, le nouveau modèle ne faisait pas l’unanimité. « La flûte Boehm fut très largement critiquée. On lui reprochait ce que l’on aime aujourd’hui, l’ampleur et l’égalité du son, que ses contemporains considéraient comme une pauvreté127 ».

En bref, l’examen acoustique des deux instruments semble corroborer ce que j’ai expérimenté en tant qu’interprète. Il est plus difficile de rendre la flûte Boehm inégale, car l’instrument a été pensé afin d’avoir un son homogène à travers tous les registres et les tonalités. Néanmoins, il est possible de jouer de manière inégale sur la flûte Boehm, mais cela demande un effort conscient.

125 Artaud, La flûte, p.23 126 Ibid., p. 27.

64