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III Les Fluides Supercritiques

5. Chiralité et industrie pharmaceutique

Tout comme une substance peut interagir avec des récepteurs olfactifs ou gustatifs, l’action d’un médicament est intimement liée à son interaction avec son site d’action dans le corps humain. Ce site d’action est généralement un récepteur mais peut également être une enzyme ou une protéine de transport. Le fait que les récepteurs ou les protéines soient chirales impliquent une meilleure reconnaissance pour l’un des 2 énantiomères d’une molécule racémique comme dans le cas de la Tipifarnib (figure-I.19) qui est un agent anticancéreux dont l’énantiomère R est celui qui se lie le mieux dans le site de liaison de la farnesyl transférase (figure-I 19). O N N N Cl N H2 Cl Figure-I 19: tipifarnib

Cette reconnaissance différenciée engendre des différences d’activité entre les 2 énantiomères. La morphine et la quinine qui sont 2 composés naturels énantiomériquement purs sont utilisés à des fins thérapeutiques depuis le XIXème siècle, mais pour ce qui concerne les médicaments obtenus par synthèse chimique, seuls les mélanges racémiques étaient développés et prescrits.

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Depuis, de nombreux produits pharmaceutiques chiraux ont été étudiés montrant de très fortes différences d’activités entre les énantiomères. L’énantiomère ayant l’activité thérapeutique est dénommé eutomère alors que celui qui n’a pas d’activité ou tout du moins une activité moindre est appelé distomère. Certains énantiomères ont le même effet thérapeutique mais à des intensités différentes. Ainsi le (S)() -propranolol (figure-I 22-A) est un β bloquant 100 fois plus actif contre l’hypertension artérielle que le (R)-(+)-propranolol. Le (S)-(+)-ibuprofène (figure-I 22-B) est un anti-inflammatoire non stéroïdien qui est également 100 fois plus actif que l’autre énantiomère. L’ibuprofène est administré sous forme racémique et l’énantiomère (R)-(-)-ibuprofène subit une inversion in vivo pour donner l’énantiomère actif.

O H N H O O H O

Figure-I 22: A (R) propranolol et B (S)-ibuprofène

Quant à la Bédaquiline, composé antituberculeux [78], issu de la recherche Janssen et découvert par le docteur Jérôme Guillemont et son équipe à Val de Reuil, l’eutomère est près de 300 fois plus actif que le distomère (ou que les autres diastéréoisomères, puisque la molécule comporte 2 centres d’asymétrie) contre la bactérie Mycobacterium tuberculosis (Tableau-I.5).

N O H Br O N

Configurations de(s) isomère(s)

Concentration provoquant l’inhibition de 90% de la bactérie mycobacterium tuberculosis (µg/mL) Mélange énantiomères (R,S) et (S,R) 1,8 Énantiomère (R,S) 0,03 Énantiomère (S,R) 8,8 Mélange énantiomères (R,R) et (S,S) 44,1 Énantiomère (R,R) 4,4 Énantiomère (S,S) 8,8 A B

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Pour d’autres couples d’énantiomères, l’activité biologique est différente entre les 2 isomères. Ainsi l’α-L-propoxyphène commercialisé par la société Lilly sous le nom de Norvad est un antitussif alors que l’α-D-propxyphène est un analgésique commercialisé par le même laboratoire pharmaceutique sous le nom Davron.

Enfin d’autres couples d’énantiomères ont l’un des énantiomères qui est actif contre une pathologie et l’autre est toxique, comme la pénicillamine (figure-I.23) dont l’énantiomère (S)-(D) est un antiarthritique alors que la (R)-L est extrêmement toxique.

Figure-I 23: (S)- pénicillamine

Comme le rapportent N’Guyen et al. [79] dans un article consacré aux principes actifs chiraux, il n’y a que très peu d’exemples de molécules dont l’activité biologique des énantiomères est identique. C’est le cas de cyclophosphamide utilisé en chimiothérapie, la flécainide un antiarythmique ou la fluoxetine un antidépresseur (figure-I.24).

Figure-I 24: A (S)-cyclophosphamide, B (S)- flécainide, C (S)- fluoxetine

Afin d’éviter que la catastrophe liée à la thalidomide ne se reproduise, différentes juridictions [80] [81] éditèrent des règles quant à l’utilisation de composés chiraux en tant que principe actif : (i) toute molécule doit être étudiée pour déterminer la présence potentielle de centres de chiralité et donc d’énantiomères, (ii) tout doit être mis en œuvre pour isoler ces isomères, (iii) l’activité pharmacologique de chacun d’entre eux doit être étudiée et enfin (iV) décider quel isomère doit être développé et

O H O N H2 S H Cl Cl N O N H P O F F F N H N H O F F F O N H H O F F F A B C

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commercialisé. Ceci provoqua un changement radical dans la manière de développer un médicament et se traduisit par une très forte augmentation de produits énantiomériquement purs en développement. A titre d’exemple entre 1998 et 2001 sur tous les NMEs (New Molecular Entities) approuvés par la Food and Drug Administration (FDA), près de la moitié des molécules comportait au moins un centre d’asymétrie. Sur toutes ces molécules chirales, seul 14% étaient des mélanges racémiques. Et la tendance ne cesse de se confirmer puisque dans le rapport de la FDA paru en 2014, il est écrit que sur les 127 NMEs accordés 64% était des produits chiraux dont une très grande majorité était des énantiomères purs. Pour les laboratoires pharmaceutiques dont les produits avaient déjà obtenu leur autorisation de mise sur le marché en tant que mélanges racémiques, il restait la possibilité de lancer sur le marché un nouveau médicament basé sur un énantiomère pur. C’est ce qu’on appelle le « chiral switch » [77]. Si le laboratoire peut prouver par des études cliniques, que la prescription d’un énantiomère pur apporte un plus haut niveau thérapeutique par rapport au mélange racémique du fait d’une plus forte efficacité ou d’une moindre toxicité alors il peut commercialiser ce composé sous un autre nom. Car en effet comme le disait E. Ariens [82] « pourquoi dans certains cas devons-nous donner des doses aux patients alors que la moitié du contenu n’a pas d’effet ou a un effet opposé ».

La liste ci-dessous regroupe quelques exemples de composés commercialisés sous une forme racémique et une forme énantiomériquement pure :

Ofloxacine (Floxin

®

) and Levofloxacine (Levaquin

®

)

Bupivacaïne (Marcaine

®

) and Ropivacaïne (Naropin

®

)

Méthylphénidate (Ritaline

®

) and Dexméthylphénidate (Focaline

®

)

Cétirizine (Zyrtec

®

) and Lévocétirizine (Xyzal

®

)

Albutérole (Ventolin

®e

) and Lévalbutérol (Xopenex

®

)

Oméprazole (Prilosec

®

) and Esoméprazole (Nexium

®

)

Citalopram (Celexa / Cipramil

®

) and Escitalopram (Lexapro / Cipralex

®

)

Zopiclone (Imovane

®

) and Eszopiclone (Lunesta

®

)

Modafinil (Provigil

®

) and Armodafinil (Nuvigil

®

)

En examinant le marché de l’industrie pharmaceutique, on s’aperçoit qu’en 2016 [83], sur les 15 produits les plus prescrits dans le monde, 5 sont des « petites » molécules c’est-à-dire qu’elles sont issues de la synthèse chimique et non de la biotechnologie et parmi ces 5 molécules 4 sont énantiomériquement pures. D’autre part, en 2001 sur les 410 milliards de dollars de chiffre d’affaires de l’industrie pharmaceutique, la

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part consacrée à des formulations basées sur énantiomères pure représentait 147 milliards de dollars. Dans le même temps le marché de la chiralité, comprenant les techniques d’analyse, de séparations et de synthèses asymétriques représentait en 2015 près de 40 milliards de dollars et pourrait atteindre 120 milliards de dollars en 2024 [84]. Les techniques d’analyses et de séparations devraient connaître une croissance de 12% entre 2016 et 2024.