• Aucun résultat trouvé

Chapitre premier : Science, poésie et usages classiques de la forme versifiée

La tradition qui fait dialoguer le vers classique et la science n’a pas totalement disparu dans la seconde moitié du siècle. Bien au contraire, que cet héritage soit assumé, revendiqué comme une forme de refus de la modernité, ou bien qu’il apparaisse comme une preuve d’ignorance de la part des poètes qui l’entretiennent, une forme classique du vers persiste (que cette persistance touche la fonction première du vers, la pragmatique mnémotechnique, ses modèles de pensée hérités des Lumières ou sa structure métrique et prosodique même).

Significativement, cette forme classique va de conserve avec une tradition, classique elle aussi, qui célèbre la science. Une part non négligeable de ces poètes (mineurs le plus souvent, mais pas uniquement) allie donc à une forme léguée (le vers classique et ses usages) une association traditionnelle (celle du vers classique et du thème scientifique). En somme, ces discrets suiveurs de l’école de Delille reconduisent la formule de Chénier : « Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques126 ».

1. POÉSIE ET MÉMOIRE : UNE PRAGMATIQUE ANTIQUE

« Toujours pour éclairer et charmer l’univers La raison emprunta le prestige des vers », Jacques Delille127. Selon Albert-Marie Schmidt128 et Christophe Cusset129, la poésie scientifique n’est pas une poésie didactique. C’est une poésie d’initiés. Elle s’adresse à un lectorat qui maîtrise a priori les théories scientifiques dont il est question, et qui ne cherche pas de complément notionnel dans l’acte de lecture. En ce sens, ajoute Christophe Cusset, la poésie scientifique, de tous temps, n’essaie pas d’exploiter les « pouvoirs mnémoniques du vers », ou bien plutôt,

126 André Chénier, L’Invention [1787-1788], repris dans les Œuvres poétiques, Georges Buisson (éd.), op. cit., t. II, p. 236.

127 Les Trois Règnes de la nature, poëme en VIII chants, Paris, chez H. Nicolle et Giguet et Michaud, imprimerie des frères Mame, 1808, t. II, septième chant, p. 139.

128 « [P]oésie dont le propos primitif n’est jamais d’enseigner, puisqu’elle s’adresse aux habiles, à ceux qui sont sortis vainqueurs du combat contre l’ignorance ; une poésie dont la fin dernière consiste à exposer sur le mode lyrique, épique ou gnomique, à quels principes de synthèse s’est soumis l’écrivain qui la cultive, pour ordonner en une cosmologie les résultats épars de la philosophie naturelle », Albert-Marie Schmidt, La Poésie scientifique en France au seizième siècle, op. cit., p. 3.

129 Christophe Cusset, Musa docta. Recherches sur la poésie scientifique dans l’antiquité, Christophe Cusset (dir.), op. cit., p. 10.

40 précise-t-il en note, si la poésie est utilisée comme un « aide-mémoire130 », alors elle perd sa caractérisation poétique. Tout se passe comme si se servir du texte comme d’un outil de mémoire le privait de son caractère poétique. Le poème ne peut plus avoir aucune valeur pragmatique. Pourtant, comme le rappelle Christophe Cusset131, les Muses sont filles de Mnémosyne, la déesse de la mémoire. Au titre de cette filiation, souvenons-nous que la poésie, dans un contexte où l’écriture était moins répandue qu’aujourd’hui, fut longtemps considérée comme « un art de mémoire132 ». L’article de Philippe Chométy, « Savoir et mémoire dans la poésie d’idées », montre bien que l’utilisation de la forme poétique à des fins mémorielles persiste encore très largement et à propos de tous types de savoirs jusqu’au XVIIe siècle. Banville lui-même, en 1871, dans son Petit traité de poésie française, affirme que c’est une pratique qui perdure au XVIIIe siècle :

J’omets à dessein le Poëme Didactique, si fort goûté par nos grands-pères, qui non seulement n’existe plus, mais qui en réalité n’exista jamais. Car autant il est indispensable qu’Homère, avant l’invention de l’écriture, fixe et éternise dans son poëme les notions scientifiques de son temps, autant il est absurde, après l’invention de l’imprimerie, de traiter des sciences et des arts parvenus à leur apogée, autrement que dans la langue technique, claire et précise qui leur est propre. […] Passé les âges homériques, ce n’est plus au poëte qu’il appartient d’expliquer les sciences et les métiers133.

Les « grands-pères » qu’évoque Banville, qui est né en 1823, vécurent très probablement à la fin du XVIIIe siècle, voire au début du XIXe. À cette époque, « fixe[r] et éternise[r] dans son poëme les notions scientifiques » était encore d’usage. Un rapide examen des corpus de poésies scientifiques de la seconde moitié du siècle montre rapidement, au regard des titres de certains d’entre eux (Les Progrès de l’astronomie134, Memento mnémotechnique de pathologie135, Petite géographie moderne mise en vers136), que cet usage ne s’est pas éteint. Un nombre non négligeable de poèmes scientifiques continue, à rebours de l’évolution du fait poétique, de privilégier l’importance pragmatique sur les innovations formelles137. Partant, la survie d’une forme figée est pour ces poètes une nécessité absolue.

130 Pour reprendre une expression de Philippe Chométy, dans « Savoir et mémoire dans la poésie d’idées », article publié dans Doute et imagination, Construction du savoir de la Renaissance aux Lumières, Actes du colloque du CIELAM/Groupe XVIe-XVIIIe siècle, réunis par Geneviève Goubier, Berengère Permentier et Daniel Martin, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 203-221.

131 Christophe Cusset, Musa docta, op. cit., p. 11.

132 Philippe Chométy, « Savoir et mémoire dans la poésie d’idées », art. cit., p. 214.

133 Théodore de Banville, Petit traité de poésie française [1871], Paris, Bibliothèque Charpentier, 1903, p. 117-118 et 122.

134 Jean-Louis Boucharlat, Les Progrès de l’astronomie, Paris, Bachelier, 1848.

135 Brunet Suevrené, Memento mnémotechnique de pathologie ou jardin des racines médicales à l’usage des étudiants et des gens du monde, Paris, Coccoz, 1855.

136 Le Bruman, Petite géographie moderne mise en vers, Avranches, V. Letreguilly, Fils, 1875.

137 Cette attitude fera l’objet d’une étude particulière dans le troisième chapitre, je n’en aborde ici que les seules implications métriques.

41 Jules Arbelot138, par exemple, confesse dans l’avant-propos de La Création et l’humanité, poème en trois parties139, que le projet même de son texte est simplement une mise en vers de fiches de lecture : « Il ne faut y voir qu’un résumé de quelques lectures en Géologie, Paléontologie, Biologie et Anthropologie140 ». La dédicace à son neveu Joseph révèle par ailleurs la dimension didactique du poème. Arbelot affirme aussi la valeur mnémonique de la forme poétique pour lui-même :

[…] peu familiarisé avec les termes scientifiques et les retenant difficilement, j’ai pensé que l’effort même de la rédaction serait un stimulant pour ma mémoire devenue paresseuse. De pareils essais, mnémotechniques, pédagogiques, ne profitent guère en général qu’à leurs auteurs en tant qu’exercices141 […].

Son poème est un « exercice » de mémoire. Les éléments qui font de la langue des dieux un terrain propice à la cristallisation des savoirs reposent en effet sur le figement de la parole en une forme immuable. Le vers permet de mettre en formule la théorie.

1.1.La mémoire du vers : une forme fossile

Comme l’indique l’étymologie du terme142, la puissance mnémotechnique du vers réside tout entière dans le retour : c’est lui qui permet la répétition de rythmes rigoureusement parallèles et de rimes parfaitement traditionnelles. Une formulation précise se fige dans cette régularité :

[L]’aptitude à la mémorisation entre comme constituant essentiel dans le poème, par l’entremise du mètre et de la rime, lesquels font que, même entendu pour la première fois, réglé qu’il est sur un rythme et des retours de sonorité de nature mnémotechnique, il revêt déjà la tonalité propre au ressouvenir : c’est en quoi toute poésie, seule parmi les productions des muses, peut être dite fille de mémoire143.

À la fin du XXe siècle, Gracq considère encore que le vers conserve sa fonction mémorielle primitive. Il répète, près d’un siècle après lui, la sentence de Jean Richepin, qui justifie le projet scientifique de sa « Gloire de l’eau » en clamant la puissance mémorielle du mètre : « Le rythme est le meilleur gardien des connaissances144. »

138 On ne dispose pas d’information sur cet agrégé d’Université. Pour une présentation de son œuvre, voir Hugues Marchal (dir.), Muses et ptérodactyles, op. cit., p. 95.

139 Jules Arbelot, La Création et l’humanité, poème en trois parties, Paris, librairie Ch. Delagrave, 1882.

140 Ibid., p. I.

141 Ibid., p. II.

142 Le mot vers est issu du latin versus, participe passé du verbe vertere (« tourner »), qui signifiait initialement le « fait de tourner la charrue au bout du sillon », puis le « sillon » en lui-même, et, par analogie, la « ligne d’écriture ».

143 Julien Gracq, En lisant en écrivant [1980], repris dans les Œuvres complètes, Bernhild Boie (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1995, p. 740.

144 Jean Richepin, section « Les grandes chansons », La Mer [1886], Paris, Gallimard, coll. « Les Maritimes », 1980, p. 320.

42 C’est bien cette aptitude innée qu’entendent mettre à profit des poètes médecins des années 1850, comme l’abbé Charbonnier ou Brunet Suevrené, qui composent des ouvrages pratiques en vers pour instiller des préceptes de santé ou d’hygiène : L’Art de se bien porter, suivi de très-bon conseils sur les fièvres, en vers, avec des notes excellentes145 et le Memento mnémotechnique de pathologie, ou Jardin des racines médicales à l’usage des étudiants et des gens du monde146 :

Ayant remarqué que dans les examens la difficulté est autant dans la définition et dans le diagnostic que dans la science elle-même, nous nous sommes demandés [sic] si un ouvrage technique, un memento, n’en aplanirait pas les obstacles ?

Convaincu de cette vérité, nous avons entrepris cette tâche pénible ; mais avant de nous mettre à l’œuvre, nous nous sommes encore demandé s’il fallait se servir de la prose ou des vers ? Les vers nous ont paru beaucoup plus utiles, attendu que par leur rythme, ils pénètrent plus avant dans la mémoire où ils se localisent ; le souvenir des racines grecques classiques nous a naturellement conduit à cette idée147.

Le vers est considéré par Suevrené comme un pur outil mnémotechnique, précieux pour son « util[ité] ». Le médecin fournit à sa théorie l’appui d’une justification médicale : il fait une lecture analogique de la réception du texte, et de la mémoire un endroit particulier du cerveau dans lequel viendraient directement se ficher les rythmes versifiés qui sont pour ainsi dire enregistrés. Si la théorie phrénologique de Gall a été récemment et définitivement démentie par Pierre Flourens, dans les années 1840, la localisation des fonctions cérébrales dans le cerveau érigée en système est, quant à elle, confirmée par la médecine moderne148. Près de vingt ans plus tard, un autre médecin poète, Pierre-Désiré Barot, tente, poussé par les mêmes motivations pragmatiques, une ambitieuse Médecine poétique, ou l’Art de conserver sa santé et de vivre vieux149.

Ces entreprises reprennent à leur compte les préceptes classiques qui érigent l’ars memoriae en principe rhétorique en tant que tel150. Selon la tradition rhétorique, le discours devra reposer sur l’eurythmie pour qu’il soit facile à retenir. Or, quoi de plus eurythmique que l’écriture en vers ? Le vers repose en effet sur le phénomène de perception d’un retour,

145 Abbé Charbonnier, L’Art de se bien porter, suivi de très-bon conseils sur les fièvres, en vers, avec des notes excellentes, Mende, impr. de J.-J.-M. Ignon, 1853.

146 Brunet Suevrené, Memento mnémotechnique de pathologie, op. cit.

147 Ibid., p. VII-VIII de l’introduction.

148 Voir à ce propos l’Histoire de la psychologie française : naissance d’une nouvelle science, Nicolas Serge, Paris, In Press, coll. « Psycho », 2002.

149 Pierre-Désiré Barot, Médecine poétique, ou l’Art de conserver sa santé et de vivre vieux. Avec indication curative de quelques maladies de la peau et autres affections. Ouvrage utile et à la portée de tous les gens du monde, Poitiers, impr. de A. Dupré, 1872.

150 Voir à ce propos Jesper Svenbro, La Parole et le marbre, aux origines de la poétique grecque, Lund, J. Svenbro, 1976, mais aussi Frances Amelia Yates, L’Art de la mémoire [The Art of memory, 1966], Daniel Arasse (trad.), Paris, Gallimard, coll. « Les Belles Lettres », 1975.

43 harmonique et rythmique, qui permet de pressentir des phénomènes linguistiques à venir, et de se souvenir de certains fragments du discours.

1.1.1. La mémoire harmonique

Le phénomène le plus saillant de la poésie française classique est le retour de la rime. Il s’agit, pour le dire sommairement, d’une homophonie entre la dernière voyelle de deux vers, des consonnes qui la suivent éventuellement, et le cas échéant de divers phonèmes qui la précèdent. Le système de la rime est un jeu d’écho qui fonctionne en deux temps. Un phonème, ou un groupe de phonèmes, est proféré en fin de vers, ce qui constitue la rime d’appel. Une tension perdurera jusqu’à que la rime de réponse vienne compléter le système en répétant exactement le même phonème en clôture d’un vers ultérieur. La rime repose sur le rapprochement de deux mots dont la fin, au moins, est homophonique. La puissance mnémonique du vers repose donc d’abord sur une persistance harmonique. Lorsque, dans La Création et l’humanité, Jules Arbelot lance en rime d’appel le mot « Lituites », la résolution à double temps fait advenir à la mémoire harmonique le difficile substantif « Orthocératites » :

[…] la science a surpris Des restes incertains d’Orthis et de Lituites : On croit y voir aussi des Orthocératites151 […].

La mémoire harmonique dépasse toutefois le cadre strict de la rime à proprement parler. Dans l’extrait qui nous occupe, la dernière syllabe en [it], qui forme la rime, appelle le mot « Orthocératite » par la fin, pour ainsi dire. De surcroit, l’« Orthis » qui précède le mot qui contient la rime de fin de vers, formé sur la même racine lexicale qu’« Orthocératite » (ortho-, qui porte le trait de la rectitude), appelle également le début du substantif qui clôt le deuxième vers. Rime finale et rime interne convoquent donc le mot mystérieux dont il s’agit de se souvenir en faisant sonner son début et sa fin dans le second hémistiche du vers précédent. Ne reste plus que l’élément médian (céra-), à retrouver. Or, ce dernier segment, intermédiaire, qui constitue comme l’X de l’équation sonore à reconstituer, est celui qui suggère, lexicologiquement, la forme du fossile dont il est question : il ressemble, peu ou prou, à une corne. Si l’on se souvient de l’allure générale du fossile, le premier des deux vers suffit à reconstituer le mot scientifique qu’Arbelot reconnaît, dans son avant-propos, avoir du mal à retenir. La mémoire harmonique s’adosse dans le vers à un retour attendu des mêmes sonorités à des postes clés.

44 1.1.2. La mémoire rythmique

Le second phénomène saillant du vers français est sa régularité rythmique. Dans le cas de pièces isométriques, forme récurente des poèmes mnémotechniques, la régularité du mètre permet d’appréhender rythmiquement les syntagmes à venir. En vue de cet usage du vers, le respect de la concordance métrique est absolument nécessaire. L’utilisation à des fins mnémotechniques du vers français entre en confrontation avec l’abolition des carcans métriques pourtant à l’œuvre par ailleurs dans la poésie de la seconde moitié du siècle.

À propos de la paléoflore, Jules Arbelot propose un écho rythmique entre deux arbres fossiles dont les noms font probablement partie de ces mots qu’il avoue avoir des difficultés à mémoriser :

La flore de ces temps offre d’autres splendeurs : Les Lépidodendrons et leurs brillantes fleurs ; Les Araucarias, superbes conifères152 […].

Les vers deux et trois de cet extrait laissent entrevoir une répétition syntaxique. En effet, ce début de liste de la « flore de ces temps » égrène en chaque ouverture de vers un nouvel arbre. Dans les deux cas, le syntagme nominal seul y emplie l’intégralité du premier hémistiche. Il en résulte une répétition rythmique, fondée sur l’anaphore de l’article défini pluriel et sur l’équivalence stricte, en termes de masse syllabique, du substantif technique. D’un point de vue rythmique, les « Lépidodendrons » appellent les « Araucarias », prononcés logiquement en cinq syllabes, avec une diérèse obligatoire eu égard à l’étymologie du mot153.

Dans les deux exemples précédents, la cristallisation dans la forme fixe des termes scientifiques renvoyant aux fossiles est significative. La longueur de ces termes dénotant des réalités cristallisées permet de remplir tout juste la longueur d’un hémistiche d’alexandrin. Le vers est lui-même contaminé par cette forme de fossilisation puisque des fossiles en exhibent la persistance formelle et l’immuabilité. Les fossiles sont des formes anciennes qui n’existent plus. Le vers traditionnel conserve une forme pérenne héritée de temps anciens. Les fossiles servent de mémoire des états antérieurs de la vie sur la terre. Le vers chez Arbelot fait fi des mutations modernes du vers. Ce faisant, il fait lui-même référence au passé en même temps qu’il cherche à se constituer comme une forme de la mémoire.

152 Ibid., p. 14.

45 1.2.La mémoire de la forme : l’héritage des poèmes savants

Au prix d’une variation d’échelle, la structure même de certains poèmes révèle une influence de formes traditionnelles de poèmes savants qui utilisaient le vers comme lieu de cristallisation du savoir. Le poème scientifique de la seconde moitié du siècle reprend un certain nombre de structures qui évoquent une poésie scientifique façonnée sur le modèle encyclopédique. La tentation de créer un poème qui embrasserait l’intégralité de tous les savoirs relève en effet d’une façon traditionnelle de mettre la science en vers. Il n’est que de relire le projet à la source de la composition des Trois Règnes de la nature :

Je me suis plaint plus d’une fois que quelques-uns des plus grands poëtes de l’antiquité aient négligé de nous faire connaître les lieux où les gouvernements où ils vivaient, le plus ou moins de bonheur dont ils ont joui, le dessein et la première conception de leurs ouvrages. […] On conçoit aisément que j’ai été plus d’une fois effrayé de la difficulté et de l’immensité de cette entreprise […]. [Darcet] m’invita à faire un grand tableau de cette esquisse [i. e. le cabinet d’histoire naturelle à la fin du chant trois des Géorgiques françaises], en chantant les quatre éléments et les trois règnes de la nature154.

On le voit, l’influence encyclopédique est de deux ordres : elle pousse le poème à se penser comme une sorte de compte-rendu exhaustif de l’état général du savoir au moment de sa composition, mais aussi comme une organisation du monde, une façon globale de se le représenter. L’influence esthétique de cette inspiration encyclopédique est d’ordres divers. D’abord, selon le modèle du morcèlement et de la parataxe, les strophes peuvent s’articuler comme des articles de l’Encyclopédie, dans le cadre d’une vision du monde encore marquée par le discontinu. L’ampleur générale du poème s’en trouve également influencée : prétendre à l’exhaustivité nécessite le recours à la forme longue.

1.2.1. Une poétique de l’article et de l’Exposition

L’Encyclopédie, dans la mesure où elle est une entreprise caractéristique de l’esprit des Lumières, représente le monde par le biais de la discontinuité et du tabulaire155. Chaque article de l’ouvrage est le fragment d’un savoir universel. Ces bribes, juxtaposées, forment ensemble l’intégralité de la connaissance. L’Encyclopédie est œuvre de rhapsode. Sa forme rappelle celle de la mosaïque ou du vitrail. Des poèmes savants du second XIXe siècle reconduisent le discontinu, mais contrairement aux poétiques dioramiques ou stratigraphiques que j’évoquerai plus loin156, ils juxtaposent leurs pièces en se passant de la fiction comme liant. Certains poèmes font l’économie d’une structure dynamique qui inscrirait, comme chez Louis Bouilhet ou Ernest

154 Jacques Delille, Les Trois Règnes de la nature, poëme en VIII chants, op. cit., p. 11, 36 et 37.

155 C’est la théorie défendue notamment par Michel Foucault dans Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966,

Documents relatifs