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Chapitre premier – Nature de l'économie

Dans le document Le Socialisme (Page 93-110)

1. Contribution à la critique du concept d'Économie

La théorie de l'économie politique est partie des considérations sur les prix exprimés en argent des biens économiques et des services. Le fond le plus ancien en est constitué par les recherches sur la nature de la monnaie, étendues ensuite aux variations des prix. L'argent, les prix exprimés en argent et tout ce qui a un rapport quelconque avec les calculs en argent, tels sont les sujets des problèmes que la science aborde en premier lieu. Les premiers essais de recherches économiques qui étaient contenus dans les travaux sur l'économie domestique et sur l'organisation de la production – en particulier de la production agricole – n'avaient pas été développés dans le sens de la connaissance des phénomènes sociaux. Ils servirent seulement de point de départ à la technologie et à certaines sciences de la nature. Ce n'était pas là le fait du hasard. L'esprit humain devait nécessairement passer par la rationalisation qui est incluse dans le calcul économique fondé sur l'usage de la monnaie, pour parvenir à concevoir et à étudier les règles permettant d'adapter ses actions aux lois naturelles.

L'ancienne économie politique ne s'était pas encore demandé ce qu'est exactement l'économie et l'activité économique. Elle avait trop à faire avec les grandes tâches que lui offraient les problèmes particuliers pour pouvoir songer à des recherches méthodologiques. On ne chercha que tardivement à se rendre compte des méthodes et des buts derniers de l'économie politique et de la place qu'elle doit occuper dans le système des sciences. La seule définition de son objet constituait un premier obstacle qu'on ne réussit pas à surmonter. Toutes les recherches théoriques, aussi bien celles des classiques que celles de l'école moderne, partent du principe d'économie. Mais il fallût bientôt reconnaître qu'en procédant ainsi il est impossible d'arriver à une définition rigoureuse de l'objet propre de l'économie, étant donné que le principe d'économie est un principe général qui s'applique à toute l'action rationnelle et non un principe spécifique s'appliquant seulement à l'action qui fait l'objet de l'économie politique94

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Il était réservé à la tendance empirico-réaliste de l'école historico-sociologique, dans sa désespérante confusion de tous les concepts, de voir dans le principe d'économie un caractère spécifique de la production en économie monétaire ; cf. par ex. Lexis, Allgemeine Volkswirtschaftslehre, Berlin et Leipzig, 1910, p. 15.

. Toute action rationnelle, et par suite susceptible d'être étudiée par la science relève de ce principe. Aussi apparut-il tout à fait insuffisant lorsqu'il s'est agi de distinguer ce

qui est spécifiquement économique, au sens traditionnel du mot, de ce qui ne l'est pas95

D'autre part il n'était pas davantage possible de délimiter l'action rationnelle d'après le but immédiat qu'elle se propose et de ne considérer comme objet de l'économie politique que l'action visant à pourvoir les hommes de biens matériels. Une telle conception est condamnée d'avance par le fait qu'en dernière analyse la fourniture de biens matériels ne sert pas seulement aux fins que l'on qualifie ordinairement d'économiques, mais en même temps, et bien davantage, à d'autres fins. Une telle distinction entre les motifs de l'action rationnelle implique un dualisme de l'action – action ayant des mobiles d'ordre économique et action ayant des mobiles d'un autre ordre –, dualisme qui est absolument incompatible avec l'unité nécessaire de la volonté et de l'action. Une théorie de l'action rationnelle doit permettre de comprendre cette action dans son unité.

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2. L'action rationnelle

L'activité rationnelle, et par suite la seule susceptible d'une étude rationnelle, ne connaît qu'un seul but : le plaisir le plus parfait de l'individu agissant, qui veut atteindre le plaisir et éviter la peine. Ceux qui veulent partir en guerre contre cette conception en sortant les phrases habituelles contre l'eudémonisme et l'utilitarisme feront bien de se reporter aux ouvrages de Stuart Mill96 et de Feuerbach97

D'une manière générale l'homme n'agit que parce qu'il n'est pas pleinement satisfait. S'il jouissait constamment d'un bonheur parfait il n'aurait ni désir, ni volonté, il n'agirait pas. Dans le pays de Cocagne il n'y a aucune activité. Un homme qui agit est un homme à qui il manque quelque chose, un homme non satisfait. L'action a toujours pour but de supprimer un état de malaise dont on est conscient, d'obvier à un manque, de satisfaire et d'accroître le sentiment du

. Ces auteurs montrent les méprises auxquelles cette doctrine a donné lieu et ils apportent la preuve irréfutable que l'on ne peut songer à motiver autrement une activité humaine raisonnable. Là-dessus inutile de perdre son temps. Ceux qui ne savent pas encore ce que l'éthique entend par plaisir et par peine, bonheur et utilité, ceux qui opposent encore au « vulgaire » hédonisme la « sublime » éthique du devoir, ceux-là ne se laisseront jamais convaincre, pour la bonne raison qu'ils ne veulent pas être convaincus.

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Cf. Ammon, Objekt und Grundbegriffe der theoretischen Nationalökonomie, 2e éd., Vienne et Leipzig, 1927, p. 185.

96

Cf. J. St. Mill, Das Nützlichkeitsprinzip, trad. Wahrmund (Gesammelte Werke, édition allemande de Th. Gomperz, t. I. Leipzig, 1869, pp. 125-200).

97

Cf. Ludwig Feuerbach, Der Eudämonismus (Sämtliche Werke, éd. Bolin et Jodl., T. X, Stuttgart, 1911, pp. 230-293).

bonheur. Si l'homme agissant avait à sa disposition toutes les sources extérieures de richesse en telle abondance qu'il pût par son activité atteindre à la satisfaction complète, il userait de ces ressources avec la plus parfaite insouciance. Il s'agirait seulement pour lui d'employer son activité personnelle, l'effort de ses propres forces, sa vie qui passe – toutes choses bien limitées au prix de ses nombreux besoins – pour atteindre au succès le plus grand et le meilleur possible. Il serait économe, non des biens matériels, mais de son travail et de son temps. Mais comme les biens matériels sont modiques en comparaison des besoins, il faut les employer d'abord pour les besoins les plus pressants et n'en consommer qu'un strict minimum pour chacun des résultats à atteindre.

Les terrains de l'action rationnelle et de l'économie ne font qu'un. Toute activité rationnelle est économie et toute économie est activité rationnelle. Par contre la pensée théorique ne ressortit pas à l'économie. La pensée, qui cherche à concevoir et à comprendre le monde, ne porte pas en elle-même sa valeur (la science moderne ne connaît plus de valeur intrinsèque). Sa valeur lui vient de la satisfaction spontanée qu'elle procure au penseur et à ceux qui, après lui, repensent ses pensées. L'économie n'est pas plus une exigence du cerveau que des yeux ou du palais. Que telle ou telle chose soit plus ou moins agréable au palais n'a absolument rien à voir avec l'économie, qui n'influence en rien la sensation de plaisir. C'est seulement lorsque cette sensation sort du cadre théorique de la connaissance pour entrer dans celui de l'action, c'est seulement lorsqu'il s'agit de se procurer quelque chose de savoureux, qu'on a affaire à un fait économique. Il importe alors, premièrement, de n'employer pour se procurer cette jouissance rien qui soit soustrait à des besoins plus pressants. Deuxièmement, ce que l'on consacré, selon son importance, à l'obtention de cet objet savoureux doit être utilisé entièrement, pour que rien n'en soit perdu, parce que autrement la satisfaction d'autres besoins, même secondaires, en souffrirait. Il en est de même de la pensée. Les exigences de la justesse logique et de la vérité sont indépendantes de l'économie. L'action de penser prouve un sentiment de plaisir, celui que dégagent la vérité et la justesse, et non l'esprit d'économie dans les moyens employés. Une définition, par exemple, ne doit pas contenir plus qu'il n'est nécessaire. Cela n'est pas un besoin de l'économie mais de la justesse logique. Si elle contenait plus qu'il ne faut, elle serait fausse, et devrait donc provoquer non le plaisir mais le déplaisir. Exiger la précision nette des concepts n'est pas de nature économique mais de nature spécifiquement logique. Même lorsque la pensée cesse d'être théorique pour devenir la pensée préparatoire à l'action, le besoin n'est pas économie de la chose pensée, mais économie de l'action à laquelle on pense, ce qui est tout autre chose98

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Ces courtes remarques ne veulent rien admettre ou opposer au problème de l'économie de la pensée tel qu'il a été étudié par la philosophie moderne. Elles n'ont pour but que d'éviter la méprise qui consiste à dire que ceux qui considèrent qu'agir rationnellement c'est agir économiquement, devraient aussi reconnaître la nature économique des méthodes de la pensée. Les raisonnements de Spann sur l'économie de la pensée pourraient

Toute action rationnelle est d'abord individuelle. C'est l'individu seul qui pense, c'est l'individu seul qui est raisonnable. Et c'est l'individu seul qui agit. Nous montrerons plus loin comment la société est née de l'action des individus.

3. Le calcul économique

Toute action humaine apparaît, pour autant qu'elle est rationnelle, comme l'échange d'un certain état contre un autre. Les objets qui sont à la disposition de l'action, – les biens économiques, le travail de l'individu et le temps, – sont employés de la manière qui, étant donné les circonstances, garantit le maximum de bien-être. On renonce à satisfaire des besoins moins pressants pour satisfaire des besoins plus pressants. C'est à cela que se ramène l'économie. L'économie est l'exécution d'opérations d'échanges99

Tout homme qui, participant à la vie économique, fait un choix entre la satisfaction de deux besoins, dont un seul peut-être satisfait, émet par là même des jugements de valeur. Les jugements de valeur ne s'appliquent d'abord et directement qu'à la satisfaction des besoins eux-mêmes. De la satisfaction des besoins ils réagissent ensuite sur les jugements relatifs aux biens de premier ordre et aux biens d'ordre supérieur

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Mais il en va tout autrement lorsqu'il s'agit par exemple de choisir entre l'équipement électrique d'un cours d'eau d'une part, et d'autre part, le développement d'une exploitation minière et la construction d'installations . En règle générale l'homme en possession de ses sens est naturellement capable d'estimer tout de suite la valeur des biens de premier ordre. Dans des cas simples, il arrive sans peine à se faire une opinion sur l'importance qu'ont pour lui les biens d'ordre supérieur. Mais lorsque les choses deviennent plus complexes et les connexions plus difficiles à dégager il devient nécessaire de recourir à des considérations plus subtiles pour apprécier exactement la valeur des moyens de production – au point de vue, cela s'entend, du sujet qui juge et non pas sous la forme de jugement objectif ayant une valeur universelle. Il peut n'être pas difficile pour l'agriculteur indépendant de choisir entre développer l'élevage de son bétail ou consacrer une part plus grande de son activité à la chasse. Les procédés de production à employer sont encore, à ce stade, de durée relativement courte et il est aisé d'évaluer l'effort à faire et le rendement que l'on peut obtenir.

facilement inciter à cette méprise. Cf. Spann, Fundamente der Volkswirtschaftslehre, 4e éd., Iéna, 1929, pp. 56-59.

99

Cf. Schumpeter, Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalökonomie, Leipzig, 1908, pp. 50 et 80.

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Sur la discrimination entre biens de premier ordre et bien d'ordre supérieur en usage chez les économistes autrichiens, cf. Bloch, La Théorie des besoins de Carl Menger, Paris, 1937, pp. 61-64.

destinées à tirer le meilleur parti de l'énergie enfermée dans le charbon. Ici les processus de production sont tellement nombreux, chacun d'eux exige tant de temps, les conditions du succès sont si diverses qu'il est absolument impossible de se décider d'après des évaluations vagues et qu'il faut recourir à des calculs plus précis pour se faire une opinion sur l'économie de l'entreprise.

On ne peut compter qu'au moyen d'unités, mais il ne peut pas exister d'unité pour mesurer la valeur d'usage subjective des biens. L'utilité marginale ne constitue pas une unité de valeur, étant donné que la valeur de deux unités prélevées sur un stock donné n'est pas deux fois plus grande que celle d'une seule unité mais doit être nécessairement plus grande ou plus petite. Le jugement de valeur ne mesure pas, il différencie, il établit une gradation101

Dans l'économie d'échange la valeur d'échange objective des biens fait son apparition comme unité du calcul économique. Il en résulte un triple avantage : d'une part il devient possible de baser le calcul sur l'appréciation de tous les participants aux échanges. La valeur subjective d'usage de tel ou tel objet pour un homme déterminé est un phénomène purement individuel et n'est pas, en tant que telle, immédiatement comparable à la valeur subjective d'usage que ce même objet présente pour d'autres hommes. Elle ne le devient que sous la forme de valeur d'échange résultant de la confrontation des appréciations subjectives de tous les hommes participant à l'économie commerciale. Un contrôle sur l'utilisation adéquate des biens ne devient possible que par le calcul basé sur la valeur d'échange. Celui qui veut apprécier un processus complexe de production remarque immédiatement s'il est ou non plus économique que les autres ; en effet, si, étant donné les conditions d'échange régnant sur le marché, il ne peut l'appliquer de façon à rendre la production rentable, c'est là la preuve que d'autres processus existent, permettant de tirer un meilleur parti des moyens de production considérés. Enfin, le calcul basé sur la valeur d'échange permet de ramener toutes les valeurs à . Même dans une exploitation isolée il n'est donc pas possible, lorsque le jugement de valeur ne s'impose pas avec une évidence immédiate et qu'il devient nécessaire d'étayer son jugement sur un calcul plus ou moins précis, de se contenter d'opérer avec la seule valeur d'usage subjective ; il devient nécessaire d'établir entre les biens des rapports de substitution pouvant servir de base au calcul. Il n'est donc alors plus possible en général de ramener tout à une unité unique. Mais l'intéressé pourra réussir à mener à bien son calcul dès qu'il sera parvenu à ramener tous les éléments qu'il doit y intégrer à des biens économiques tels qu'ils puissent faire l'objet d'un jugement de valeur d'évidence immédiate, c'est-à-dire à des biens de premier ordre et à la peine qu'exige le travail. Il va de soi que la chose n'est possible que lorsque les rapports envisagés sont encore très simples. Dès que les processus de production se font plus complexes et plus longs la méthode devient insuffisante.

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une unité unique. On peut pour jouer ce rôle choisir n'importe quel bien étant donné que les relations du marché donnent lieu à tous les biens une valeur de substitution. Dans l'économie monétaire, c'est l'argent qui a été choisi.

Le calcul en monnaie a ses limites. La monnaie n'est pas étalon de la valeur et elle n'est pas davantage étalon des prix. La valeur n'est pas mesurée en argent. Les prix non plus ne sont pas mesurés en argent, ils sont exprimés en argent. L'argent en tant que bien économique n'a pas une « valeur stable » comme on a coutume de l'admettre naïvement lorsqu'on l'emploie comme « standard of deferred payements ». Le rapport d'échange existant entre les biens et l'argent subit des fluctuations constantes, encore que généralement peu considérables, qui ne proviennent pas simplement des autres biens économiques mais aussi de l'argent lui-même. Cet état de choses à la vérité ne trouble pas le moins du monde le calcul des valeurs qui, étant donné les variations incessantes des autres conditions économiques, ne peut embrasser que de courtes périodes, périodes pendant lesquelles la monnaie « saine » tout au moins ne subit de son fait propre que des fluctuations minimes. L'insuffisance du calcul en monnaie n'a pas pour raison principale le fait que l'on compte au moyen d'un étalon universel, au moyen de l'argent, mais le fait que c'est la valeur d'échange qui sert de base au calcul et non la valeur d'usage subjective. Il est dès lors impossible d'intégrer dans le calcul tous les facteurs déterminants de la valeur qui sont en dehors des échanges. Quand on calcule la rentabilité de l'installation d'une usine électrique, on ne tient pas compte de la beauté de la chute d'eau qui pourrait avoir à en souffrir, si ce n'est éventuellement sous la forme de la régression qui pourrait en résulter dans le tourisme qui a lui aussi dans le commerce une valeur d'échange. Et cependant c'est là une considération qui doit entrer en ligne de compte dans la décision à prendre au sujet de la construction. On a coutume de qualifier de tels facteurs « d'extra-économiques ». Nous accepterons cette désignation, ne voulant pas discuter ici de terminologie. Mais on ne saurait qualifier d'irrationnelles les considérations qui conduisent à tenir compte de ces facteurs. La beauté d'une région ou d'un monument, la santé des hommes, l'honneur des individus ou de peuples entiers constituent, lorsque les hommes en reconnaissent l'importance, des éléments de l'action rationnelle au même titre que les facteurs économiques, même lorsqu'ils ne semblent pas susceptibles d'avoir dans le commerce une valeur de substitution. Par sa nature même le calcul monétaire ne peut s'appliquer à eux mais son importance pour notre activité économique n'en est pas diminuée. Car, tous ces biens immatériels sont des biens de premier ordre, ils peuvent faire l'objet d'un jugement de valeur immédiate, de sorte qu'on n'éprouve aucune difficulté à les prendre en considération même s'ils doivent nécessairement demeurer en dehors du calcul monétaire. Le fait que le calcul monétaire les ignore n'empêche pas d'en tenir compte dans la vie. Quand nous connaissons exactement ce que nous coûtent la beauté, la santé, l'honneur, la fierté, rien ne nous empêche d'en tenir compte dans une mesure correspondante. Il peut être pénible à un esprit délicat de mettre en parallèle des biens immatériels et des biens matériels. Mais la responsabilité n'en incombe pas au calcul monétaire : elle provient de la nature même des choses.

Même lorsqu'il s'agit de formuler directement des jugements de valeur sans recourir au calcul monétaire on ne peut pas éviter le choix entre les satisfactions d'ordre matériel et les satisfactions d'ordre immatériel. Même l'exploitant isolé, même la société socialiste sont obligés de choisir entre les biens « matériels » et les biens « immatériels ». Les natures nobles n'éprouveront jamais aucune souffrance d'avoir à choisir entre l'honneur et, par exemple, la nourriture. Elles sauront ce qu'elles doivent faire dans de tels cas. Encore qu'on ne puisse se nourrir d'honneur on peut renoncer à la nourriture pour l'amour de l'honneur. Ceux-là seulement qui voudraient s'éviter les tourments que comporte un tel choix parce qu'ils ne sont pas capables de se décider à renoncer à des satisfactions matérielles pour s'assurer des avantages d'ordre immatériel, voient dans le seul fait qu'un tel choix puisse se poser une profanation.

Le calcul monétaire n'a de sens que dans le calcul économique. On l'y emploie

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