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L'économie collective à l'état statique

Dans le document Le Socialisme (Page 140-160)

1. Les forces motrices de l'économie

Lorsqu'on suppose une économie à l'état statique, c'est pour apporter une aide temporaire à la pensée et non pour embrasser exactement la réalité. Sans cet artifice de pensée nous n'arriverions pas à connaître scientifiquement les lois des changements économiques. Pour étudier le mouvement, il faut nous représenter d'abord un état où il manque : cet état d'équilibre vers lequel tous les objets de l'activité économique nous semblent tendre à l'instant, et qu'ils atteindraient se de nouveaux faits n'intervenaient pas pour amener un autre équilibre. Dans cet état d'équilibre qu'imagine la pensée toutes les parcelles des facteurs de production sont employées de manière répondant le mieux aux besoins de l'économie. Il n'y a aucune raison de les soumettre à des changements quelconques.

Sans doute il est impossible de se représenter une économie socialiste vivante, c'est-à-dire changeante, parce qu'une économie sans calcul économique est impossible. Mais il n'est pas impossible de se figurer une économie socialiste à l'état statique. A condition qu'on ne demande pas comment on en est arrivé à cet état statique. Si l'on fait abstraction de cette question, on peut très bien s'imaginer la situation d'une communauté socialiste. Toutes les théories et utopies socialistes ont toujours en vue un état de choses immuable.

2. La jouissance du Travail et la peine du Travail

Les écrivains socialistes dépeignent la communauté socialiste comme un pays de Cocagne. C'est Fourier avec son imagination déréglée qui s'aventure le plus dans ces conceptions paradoxales. Dans l'État idéal de l'avenir les bêtes nuisibles auront disparu et auront été remplacées par des animaux qui aideront l'homme dans son travail, ou feront même tout le travail à sa place. Un anti-castor se chargera de la pêche, une anti-baleine remorquera les navires sur la mer les jours de calme plat, et un hippopotame les bateaux sur les fleuves. A la place du lion il y aura un anti-lion, coursier d'une rapidité merveilleuse sur lequel les cavaliers trouveront une assiette aussi moelleuse que sur les coussins d'une voiture bien suspendue. « Ce sera un plaisir d'habiter ce monde quand on aura de tels serviteurs141. » Godwin ne tient pas pour impossible qu'après l'abolition de la propriété, les hommes deviennent immortels142

141

Cf. Fourier, Œuvres complètes, t. IV, 2e édit., Paris, 1841, pp. 254…

. Kautsky nous apprend qu'avec la société socialiste

142

Cf. Godwin, Das Eigentum (trad. De Bahrfeld de la pertie de Political Justice traitant le problème de la propriété), Leipzig, 1904, pp. 73…

« naîtra un nouveau type d'homme... un surhomme, un homme sublime143. » Trotski entre encore plus dans le détail : « L'homme sera beaucoup plus fort, beaucoup plus perspicace, beaucoup plus fin. Son corps sera plus harmonieux, ses mouvements plus rythmiques, sa voix plus musicale. La moyenne humaine s'élèvera au niveau d'Aristote, de Goethe, de Marx. Et au-dessus de cette crête de montagnes s'élèveront de nouveaux sommets144

D'autres écrivains, plus prudents dans la forme, partent cependant de conceptions analogues. Les théories marxistes ont comme fondement latent, l'idée, plus ou moins confuse, que les facteurs naturels de la production n'ont pas besoin d'être économisés. Cette conclusion s'impose fatalement avec un système pour qui le travail est le seul et unique élément du coût de la production, qui ignore la loi du rendement non proportionnel, qui conteste le principe malthusien de population, et qui abonde en imaginations fumeuses sur la possibilité d'accroissement indéfini de la productivité du travail

. » Et les œuvres des écrivains qui écrivirent de telles calembredaines ont eu de nombreuses éditions, ont été traduites dans plusieurs langues et ont fait l'objet de travaux détaillés de la part de ceux qui étudient l'histoire des idées !

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Le second élément de l'économie est le travail. Faisons tout à fait abstraction de la différence de qualité du travail. Le travail n'est disponible qu'en quantité restreinte, parce que l'individu ne peut fournir qu'une certaine mesure de travail. Même si le travail était un plaisir, il faudrait quand même en user économiquement avec lui, parce que la vie humaine est bornée dans le temps et que les forces humaines ne sont pas inépuisables. Même celui qui ne vit que pour son plaisir et qui n'a pas besoin d'économiser son argent, est forcé de répartir son temps, c'est-à-dire qu'il doit choisir entre plusieurs possibilités de l'employer.

. Il est inutile d'insister. Il suffit de constater que dans la communauté socialiste aussi les facteurs naturels de la production ne seront disponibles qu'en quantité restreinte, de sorte qu'il faudra bien les employer avec économie.

Il faut une gestion économe parce que pour des besoins illimités le total des biens de premier ordre fournis par la nature ne suffit pas. D'autre part les biens

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Cf. Kautsky, Die soziale Revolution, 3e édit., Berlin, 1911, t. II, p. 48.

144

Cf. Trotski, Literatur und Revolution, Vienne, 1924, p. 179.

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« Aujourd'hui toutes les entreprises sont avant tout une question de rentabilité... La société socialiste ne connaît pas d'autre question que celle d'ouvriers en nombre suffisant. A-t-on le nombre d'ouvriers suffisants, l'œuvre est... accomplie. » (Bebel, Die Frau und der Sozialismus, p. 308). « Partout ce sont les institutions sociales déterminant le mode de fabrication et de rapartition des produits qui engendrent le besoin et la misère et non le nombre des hommes. » Ibid., p. 368. « Nous ne souffrons pas d'un manque mais d'un excédent des moyens de subsistance, de même que nous avons un superflu de produits industriels » Ibid., p. 368. De même Engels dira dans son livre Herrn Eugen Dührings Umwältzung der Wissenschaft, p. 305 : « Nous n'avons pas trop d'hommes, mais plutôt trop peu d'hommes », p. 370.

d'ordre supérieur, étant donné un certain niveau de la productivité du travail, ne peuvent être utilisés pour la satisfaction des besoins qu'avec une consommation de force croissante ; et enfin l'augmentation de la masse du travail – qui du reste ne peut être réalisée que jusqu'à une certaine limite – est liée à un accroissement de peine.

Fourier et son école croient que la peine du travail est une conséquence d'institutions sociales absurdes. Elles seules sont cause que ces mots « travail » et « peine » soient synonymes. Le travail par lui-même ne serait pas repoussant. Au contraire tous les hommes éprouveraient le besoin d'être actifs. Le désœuvrement engendre un insupportable ennui. Si l'on veut rendre le travail attirant, il faut qu'il soit accompli dans des ateliers propres et sains, il faut réunir les ouvriers dans une agréable camaraderie qui augmente la joie au travail, il faut faire naître entre les ouvriers une joyeuse émulation. Mais la cause principale de la répulsion qu'inspire le travail provient de sa continuité. On se fatigue même des jouissances lorsqu'elles durent trop longtemps. On devrait laisser accomplir aux ouvriers à leur guise des travaux différents, alternés. Le travail deviendrait alors une joie et ne provoquerait plus de répulsion146

Il n'est pas difficile de montrer la faiblesse de cette argumentation qu'ont approuvée les socialistes de toute nuance. L'homme sent en lui le besoin de manifester son activité. Même si ses besoins ne le poussaient pas à travailler, il ne passerait pas son temps à se rouler dans l'herbe et à se chauffer au soleil. Les jeunes animaux et les enfants, qui ont des parents pourvoyant à leur nourriture, agitent leurs membres, dansent, sautent, courent pour employer en jouant les forces que ne requiert encore aucun travail. Se remuer est un besoin physique et psychique.

.

Et c'est ainsi qu'en général un travail, qui tend vers un but, procure une jouissance. Jusqu'à une certaine limite toutefois, au delà de laquelle il devient une

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Cf. Considérant, Exposition abrégée du Système Phalanstérien de Fourier, 4e tirage de la 3e édit., Paris, 1846, pp. 29…

peine. Dans le dessin ci-contre la ligne OX, sur laquelle nous reportons le rendement du travail, sépare la peine du travail et la jouissance procurée par la manifestation de vitalité, jouissance que nous appellerons : jouissance directe du travail. La courbe a b c p représente la peine du travail et la jouissance du travail dans leur rapport avec le rendement du travail. Quand le travail commence, il est ressenti comme une peine. Lorsque les premières difficultés sont surmontées, et que le corps et l'esprit se sont adaptés, la peine du travail baisse. En b il n'y a ni peine de travail ni jouissance directe du travail. Entre b et c une jouissance directe de travail est ressentie. Au delà de c la peine du travail recommence. Pour d'autres travaux la courbe pourra affecter un autre tracé, par exemple Oc1p1 ou Op2. Cela dépend de la nature du travail et de la personnalité de l'ouvrier. Nettoyer un canal ou conduire des chevaux ne demande pas le même travail est autre avec un homme indolent ou avec un homme ardent147

Pourquoi continue-t-on le travail, quand la peine causée par sa continuation l'emporte sur la jouissance de travail directe ? Justement parce qu'il y a encore autre chose que la jouissance du produit du travail. Nous l'appellerons jouissance de travail indirecte. Le travail est continué tant que le sentiment de déplaisir qu'il provoque soit balancé par le sentiment de plaisir qu'éveille le produit du travail. Le travail est interrompu seulement au point où sa continuation créerait une peine plus grande que le plaisir résultant de l'accroissement des biens.

.

La méthode par laquelle Fourier veut enlever au travail son caractère antipathique, part d'une observation juste, mais se trompe complètement dans le jugement porté sur les quantités et les qualités. Une chose est certaine, c'est que la quantité de travail qui procure encore une jouissance de travail directe ne satisfait qu'une parcelle infime des besoins. Or les hommes tiennent ces besoins pour si importants qu'ils leur consacrent, pour arriver à les satisfaire, tout un travail provoquant uniquement de la peine. Mais c'est une erreur de croire qu'en faisant souvent changer de travail les ouvriers, on remédierait à cet état de choses. Premièrement, en changeant souvent de travail les ouvriers seraient moins entraînés à leur tâche et moins adroits ; en outre, à chaque changement d'équipe, il y aurait une perte de temps ; de plus les déplacements des ouvriers causeraient des frais et diminueraient d'autant le rendement du travail. Deuxièmement, il faut noter que lorsque la peine du travail l'emporte sur la jouissance directe du travail, le dégoût de l'ouvrier pour le travail où il est occupé n'entre que pour une très faible part dans cette peine du travail, et qu'il est faux qu'il conserve intacte sa faculté d'éprouver à un autre travail une jouissance directe. La majeure partie de la peine du travail doit être mise au compte de la fatigue générale de l'organisme et à un besoin de se libérer de toute nouvelle contrainte. L'homme qui a passé des heures assis devant son bureau, aimera mieux fendre du bois pendant une heure que de faire encore une

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heure de travail à son bureau. Mais ce qui lui rend le travail pénible ce n'est pas tant le manque de changement que la longueur du travail. C'est seulement en accroissant la productivité que l'on pourrait raccourcir la durée de la journée de travail sans nuire au rendement. L'opinion très répandue qui prétend qu'il y a des travaux qui fatiguent seulement l'esprit et d'autres qui fatiguent seulement le corps est fausse, comme chacun peut le constater sur soi-même. Un travail, quel qu'il soit, fatigue tout l'organisme. On se trompe souvent, parce qu'en observant le travail des autres, on ne voit d'ordinaire que la jouissance directe du travail. Le scribe envie le cocher, parce qu'il aimerait un peu s'amuser à conduire des chevaux. La chasse et la pêche, l'alpinisme, l'équitation, l'automobile sont pratiqués en tant que sports. Mais le sport n'est pas un travail au sens économique. Les hommes ne peuvent pas s'en tirer avec la petite quantité de travail qui procure encore une jouissance directe de travail. C'est cela – et non pas la mauvaise organisation du travail – qui rend nécessaire l'acceptation par l'homme de la peine du travail.

Il est évident qu'en travaillant les conditions extérieures du travail on peut en accroître le rendement, tout en laissant subsister la même peine de travail, et l'on peut aussi diminuer la peine de travail tout en laissant subsister le même rendement. Cependant, ce n'est qu'à grands frais que les conditions extérieures du travail peuvent être améliorées au point qu'elles dépassent le niveau dans la société capitaliste. Que le travail accompli en commun accroisse la jouissance directe du travail, est un fait connu depuis longtemps, et le travail en commun est indiqué partout où il peut être réalisé sans que cela nuise au produit net.

Sans doute il y a des natures exceptionnelles qui dépassent le niveau courant. Les grands génies créateurs, qui vivent leur vie dans leurs œuvres et leurs hauts faits, ne connaissent pas ces catégories de peine du travail et de jouissance du travail. Pour eux créer est la plus haute joie et la torture la plus amère, et surtout une nécessité intérieure. Ce qu'ils créent n'a pas pour eux la valeur d'un produit. Ils créent pour le plaisir de créer, non pour le plaisir d'un rendement. Leur production ne leur coûte rien à eux-mêmes, parce que, quand ils travaillent, ils ne renoncent pas à quelque chose qui leur serait agréable. Leur production ne coûte à la société que ce qu'ils pourraient produire par un autre travail, c'est-à-dire bien peu de chose au prix de leurs créations. Le génie est, en vérité, un don de Dieu.

Tout le monde connaît la vie des grands hommes. Aussi peut-il arriver aisément que les réformateurs sociaux soient tentés de considérer comme des phénomènes généraux ce qui est rapporté de ces grands hommes. On retrouve toujours cette tendance à prendre le style de vie des génies pour le type de vie habituel u plus simple camarade d'une communauté socialiste. Mais chaque homme n'est pas un Sophocle ou un Shakespeare, et tisser à un métier est autre chose qu'écrire les poésies de Goethe ou créer les empires de Napoléon.

Cela permet de juger la valeur des illusions auxquelles s'abandonne le marxisme touchant le rôle du travail dans l'économie du plaisir et de la peine des camarades

de la communauté socialiste. Ici, comme dans tout ce qu'il écrit de la communauté socialiste, le marxisme suit la voie tracé par les utopistes. Engels, s'en référant expressément à Fourier et à Owen, entend rendre au travail « tout l'attrait que lui a fait perdre la division du travail » en changeant fréquemment le genre des travaux, qui ne seront que de courte durée. « Dans l'organisation socialiste le travail productif, au lieu d'être un moyen d'asservissement sera un moyen de libération ; il offrira à chacun l'occasion de développer et de manifester en tout sens toutes ses facultés, physiques et spirituelles, et ainsi au lieu d'être une charge le travail deviendra un plaisir148. » Marx parle d' « une phase supérieure de la société communiste, où, avec l'abolition de l'asservissante subordination des individus due à la division du travail, disparaîtra aussi l'opposition entre le travail physique et le travail intellectuel. Alors le travail ne sera plus un moyen pour vivre, il sera devenu le premier besoin de la vie149. » Max Adler promet que la société socialiste « ne fera, pour le moins, pas faire aux individus un travail qui pourrait provoquer leur déplaisir150

Fourier et ses disciples préconisent, outre le changement de travail, un second moyen pour rendre le travail plus attrayant : l'émulation. Les hommes sont capables du plus bel effort, lorsqu'ils sont animés par « un sentiment de rivalité joyeuse ou de noble émulation

. » Ces déclarations ne diffèrent des déductions de Fourier et de ses disciples qu'en ce qu'elles n'essaient même pas d'apporter de preuves.

151

. » Eux qui autrement vitupèrent la pernicieuse concurrence en découvrent tout d'un coup les avantages. Si des ouvriers travaillent mal, il suffit de les répartir en groupes ; aussitôt commencera une lutte ardente entre les divers groupes, qui décuplera l'énergie de chaque ouvrier et éveillera soudain chez tous « un acharnement passionné au travail152

148

Cf. Engels, Herrn Eugen Dührings Umwältzung der Wissenschaft, p. 317.

. »

149

Cf. Marx, Zur Krtik der sozialdemokratischen Programms,p. 17.

150

Cf. Max Adler, Die Staatsaufassung des Marxismus, Vienne, 1922, p. 287.

151

Cf. Considérant, p. 33.

152

Cf. Considérant, Études sur quelques problèmes fondamentaux de l'avenir social, publié dans : Fourier,

Système de la réforme sociale. – Fourier a le mérite d'avoir introduit les lutins dans la science sociale. Dans son État de l'avenir les enfants sont organisés en « Petites Hordes », qui font le travail de l'avenir que le adultes ne font pas. Une de leurs tâches est l'entretien des routes. « C'est à l'amour-propre que l'Harmonie sera redevable d'avoir, par toute la terre, des chemins plus somptueux que les allées de nos parterres. Ils seront entretenus d'arbres et d'arbustes, même de fleurs, et arrosés au trottoir. Les petites Hordes courent frénétiquement au travail, qui est exécuté comme œuvre pie, acte de charité envers la Phalange, service de Dieu et de l'Unité. » A trois heures du matin ils sont déjà levés, nettoient les écuries, soignent le bétail et les chevaux, et travaillent aux abattoirs, où ils veillent à ce qu'on ne fasse pas souffrir les bêtes et à ce qu'on les abatte toujours de la manière la plus douce. « Elles ont la haute police du règne animal. » Une fois leur travail fait les lutins se lavent, s'habillent et apparaissent au déjeuner où on leur réserve un triomphe. Cf. Fourier, t. V, 2eédit., Paris, 1841, pp. 149 et 159.

Que l'émulation accroisse le rendement est une observation juste, mais superficielle. L'émulation n'est pas un soi une passion humaine. Les efforts que font les hommes dans cette lutte ne sont point faits pour la lutte même, mais pour le but auquel ils pensent qu'elle leur permettra d'arriver. Un combat est mené à cause du prix qui doit couronner le vainqueur et non pour le combat lui-même. Dans la communauté socialiste quels prix pourraient stimuler l'émulation des ouvriers ? Les titres honorifiques, les prix d'honneur sont, comme chacun sait, assez peu prisés. Des biens matériels, qui améliorent la satisfaction des besoins, ne peuvent pas être donnés en prix ; la répartition est indépendante du travail accompli par l'individu, et l'effort accru d'un ouvrier augmente si peu la quote-part qu'on ne peut guère en tenir compte. La satisfaction qu'éprouve l'individu pour avoir fait son devoir ne saurait non plus être un stimulant. C'est justement parce qu'on ne peut se fier à l'impulsion donnée par ce sentiment qu'on cherche d'autres stimulants. Et du reste, si ce stimulant était efficace, le travail n'en resterait pas moins une peine ; il ne serait pas

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