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CHAPITRE 2 Vers l’apparition d’un cadre d’interprétation managérial

I. Cadre analytique : dynamique des logiques institutionnelles

1. Champ organisationnel

« I believe that no concept is more vitally connected to the agenda of institutional processes and

organizations than that of organization field. ». (Scott, 2008: 181). C’est ainsi que W. Richard

Scott introduit la notion de « champ organisationnel » dans son ouvrage de référence,

Institutions and Organizations (2008[1995)). Cette dernière est au cœur de la théorie

néoinstitutionnelle qui met l’accent sur l’influence des structures sociales sur l’action

individuelle (Powell et DiMaggio 1983 ; Scott 1991). Plusieurs auteurs ont récemment appelé à

poursuivre l’étude des interactions entre les entreprises et leur environnement social au sens

large (Stern et Barley 1996 ; Davis et Marquis 2005) et le champ organisationnel semble être à la

fois un outil et une unité d’analyse particulièrement appropriés pour cela (DiMaggio 1986: 337).

A tel point que pour Davis et Marquis, la compréhension de la dynamique des « écosystèmes

d’institutions » dans lesquelles s’encastrent les activités humaines devrait constituer l’objet de

prédilection de la théorie des organisations pour le siècle naissant (Davis et Marquis 2005).

Pourtant, ce que recouvre un « champ organisationnel» reste relativement discuté, ce qui

freine d’autant les efforts de rationalisation de ses caractéristiques. Il dérive évidemment du

concept de « champ » dont le sens est aujourd’hui fortement marqué par les travaux de Bourdieu

(Bourdieu 1980)

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. Leur influence est explicite dans les écrits de DiMaggio qui, lui, a popularisé

l’expression de « champ organisationnel » (DiMaggio 1979 ; DiMaggio et Powell 1991: 25-26).

Nous allons donc revenir sur le concept de champ tel que défini par Bourdieu, puis discuterons

de son développement en théorie néo-institutionnelle associé { l’adjectif « organisationnel ».

Il est difficile d’isoler le concept de champ des éléments centraux sur lesquels repose la

pensée de Bourdieu tel que l’ « habitus » et les différents types de « capital ». Pour lui, les champs

sont des espaces de mise en relation des individus avec leurs différents habitus. Ce sont des

arènes où ils luttent pour le contrôle de ressources rares exprimées dans un capital ou une

combinaison de capitaux (économique, culturel, religieux, scientifique…). Les champs se

constituent donc autour de batailles pour un intérêt donné

79

. Un objectif intermédiaire est

souvent l’obtention d’une position qui permet de maîtriser le processus de légitimation de ce qui

a de la valeur dans le champ et ainsi s’assurer du maintien de sa domination. Mais les relations

dans ces espaces ne sont pas libres, elles sont structurées par la position relative des individus,

déterminée en fonction de leur dotation respective dans les capitaux valorisés dans ces champs.

78 Si le concept est mentionné dans Esquisse d’une théorie de la pratique (1972), il devient central dans son ouvrage de 1980, témoignant du travail de Bourdieu dans les années soixante-dix pour se doter d’un outil analytique solide qui ancre la dimension structurelle de sa pensée la démarquant clairement des théories positivistes tout en affichant son originalité par rapport aux structuralismes « traditionnels » (Marx, Levi-Strauss, Foucault…). Pour une généalogie de la pensée de Bourdieu « vue de l’étranger », voir l’ouvrage de Schwartz : Culture and power: the sociology of Pierre Bourdieu (1997).

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Si les luttes de pouvoir sont au cœur de la conception « bourdieusienne » du champ, cette

perspective est beaucoup moins prégnante chez les néo-institutionnalistes. Le tableau

ci-dessous reprend les définitions qui reviennent de manière récurrente dans les écrits

néo-institutionnalistes :

(DiMaggio et Powell 1991)

DiMaggio and Powell définissent un champ institutionnel comme des « organizations that,

in the aggregate, constitute an area of institutional life; key suppliers, resource and product

consumers, regulatory agencies, and other organizations that produce similar services or

products. »(1991: 64).

(Scott 2008 [1995])

Un champ est « a community of organizations that partakes of a common meaning system and

whose participants interact more frequently and fatefully with one another than with actors

outside the field. » (1995: 56).

(Hoffman 1999)

« A field is formed around the issues that become important to the interest and objectives of a

specific collective of organizations. Issues define what the field is, making links that may not have

previously been present. (…) Field membership may also be for a finite time period, coinciding with

an issue’s emergence, growth and decline. » (1999: 352)

(McAdam et Scott 2005)

« the concept of field identifies an arena – a system of actors, actions and relations, whose

participants take one another into account as they carry out interrelated activities. Rather than

focusing on a single organization or movement (population) it allows us to view these actors in

context. ». (2005: 10)

Tableau 3 - Définitions dominantes de la notion de "champ organisationnel"

Si nous suivons l’ensemble de ces auteurs, un champ est composé d’organisations en

interaction ; il s’agit avant tout d’un espace relationnel comme dans la pensée de Bourdieu. Mais

la perspective se situe résolument au niveau méso-sociologique. Le champ va au-delà du secteur

d’activité car il peut regrouper non seulement des organisations appartenant au même système

de valeur et reliées par des relations contractuelles, mais également tout un ensemble d’autres

parties prenantes qui s’influencent mutuellement. Néanmoins, les membres du champ ne sont

pas donnés a priori et comme le font remarquer McAdam et Scott, le champ se constitue lorsque

ses membres prennent conscience de leurs interactions réciproques. DiMaggio et Powell vont

dans le même sens lorsqu’ils affirment que la structuration d’un champ est visible { travers un

triple développement : des interactions entre des organisations, de l’information que ces

dernières partagent et de la conscience mutuelle qu’elles ont un enjeu en commun (Powell et

DiMaggio 1983).

En revanche, ces interactions ne sont pas pour les néo-institutionnalistes une occasion

d’exercice de luttes de pouvoir qui vont déterminer la dynamique des champs, mais celle de la

mise en place d’institutions qui vont finir par structurer ces relations

80

. Les objets d’étude des

80 Une généalogie comparée permettrait certainement de mieux comprendre les chemins divergents pris par Bourdieu et les néo-institutionnalistes. L’argument principal serait que les néo-institutionnalistes cherchaient à se distinguer des behaviorists qui dominaient la sociologie américaine à cette époque alors que ce courant était marginal en France (Friedberg 1998). Tandis que dans l’hexagone, Bourdieu voulait, lui, marquer sa différence avec la pensée marxiste très présente dans les universités françaises. Avec le concept de champ, il affirmait ainsi que la classe sociale n’influençait la pratique que de manière indirecte (Schwartz 1997).

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premiers néo-institutionnalistes à la fin des années soixante-dix et au début des années

quatre-vingt ont ainsi souvent été des champs matures structurés. Ces derniers font donc référence

pour ces auteurs à des ordres sociaux locaux dont la stabilité est donnée par des institutions. Ces

structures coercitives, normatives ou cognitives agissent comme des faits « donnés » auxquels

des acteurs se réfèrent de manière plus ou moins consciente pour se comporter de manière

appropriée (Meyer et Rowan 1977 ; Scott 2008 [1995]).

Toutefois, dans les années quatre-vingt-dix avec le regain d’intérêt pour la capacité

d’agence

81

des individus au sein du courant néo-institutionnaliste

82

(Dacin, Goodstein, et al.

2002), ce dernier va retrouver une caractéristique mise en avant par Bourdieu, la structuration

des champs autour de la lutte pour un intérêt. En suivant cette voie, Hoffman, en 1999, a

renouvelé la conceptualisation des points d’ancrage des champs organisationnels (Hoffman

1999 ; Wooten et Hoffman 2008). Traditionnellement, ce sont des marchés, des technologies ou

des politiques publiques qui étaient considérés comme des occasions de constitution des

champs. Hoffman, en étudiant la prise en compte de la protection de l’environnement dans

l’industrie chimique, a montré que des enjeux sociaux pouvaient être l’objet de processus

d’institutionnalisation impliquant des organisations et, par la même, devenir le centre de gravité

de champs organisationnels. Comme le précise Hoffman, dans ce cas, la structuration des

champs est intimement liée au cycle de vie des enjeux sociaux. Cette notion d’ « enjeu » est alors

suffisamment large pour regrouper l’ensemble des objets de structuration traditionnels comme

les technologies et les marchés.

Ce chapitre a pour objet de rendre compte de l’évolution des règles, normes et

représentations concernant la sécurité des travailleurs du bâtiment, c'est-à-dire de tracer les

modifications du cadre institutionnel de la sécurité au travail dans la construction. Pour cela,

nous allons mettre en avant les grandes étapes des logiques institutionnelles qui sous-tendent le

gouvernement de ce risque. Si nous adoptons l’enjeu social comme point d’entrée pour la

structuration d’un champ, notre projet est de montrer les états de ce champ { différents

moments et non pas de rendre compte des luttes de pouvoir ou des facteurs divers qui sont à la

source de la dynamique. En cela, notre ancrage dans le courant néo-institutionnel reste cohérent

vis-à-vis de l’alternative proposée par la théorie de la pratique de Bourdieu.

Dans le reste du chapitre, nous adopterons la définition suivante d’un champ, fruit de la

synthèse des différentes propositions exposées dans le Tableau 3 : espace regroupant un

ensemble de parties prenantes (stakeholders) autour d’un enjeu (stake) au sein duquel les

interactions et l’enjeu lui-même sont définis et réglés par des institutions, ces dernières reposant

sur un ensemble d’idées mise en relation, les théorisations.

Acteurs Parties prenantes primaires/secondaires : Etats, agence d’Etat, media,

ONG, entreprises, fournisseurs/clients…

Enjeu Enjeu social, produit, marché, technologie…

Théorisation Ensemble d’idées en relation, systèmes de signification, relations

fins/moyens plus ou moins conscientes.

Tableau 4 - Les différents composants d'un champ institutionnel

81 Nous entendons par « capacité d’agence », l’exercice du libre arbitre d’un individu qui peut alors se comporter comme un acteur stratégique { la différence d’un individu complètement déterminé par les structures sociales.

82 Si pendant les années 80 et 90, la plupart des travaux mobilisaient les champs organisationnels comme une variable indépendante cherchant { mesurer les conséquences sur les pratiques de l’appartenance { un champ, la problématique du changement institutionnel et de la dynamique des champs s’est progressivement imposée sur l’agenda des chercheurs et avec elle, la capacité d’agence des individus. En témoignent le numéro spécial d’AMJ en 2002 et le nombre croissant d’articles de recherche consacrés { cette question (Hirsch & Lounsbury 1997, Hirsch 1997, Dacin Goddstein 2002, Schneiberg & Clemens 2006).

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