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Le cas particulier de l’oreille absolue

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CHAPITRE 1 : L’AUDITION, LES SONS ET LA VOIX

2.1 Le pitch

2.1.5 Le cas particulier de l’oreille absolue

La plupart des gens sont capables de reconnaître une mélodie, sans pour autant connaître ou reconnaître la fréquence exacte des notes qui la composent. Le cerveau humain est alors capable de reconnaître la relation, ou l’écart, entre les différentes notes. On parle d’oreille relative. Par

opposition, on parle d’oreille absolue, pour définir la capacité à reconnaître et nommer instantanément et précisément la fréquence d’un son tonal, ou périodique, en l’absence de toute référence. La Figure 2.6 illustre les résultats d’une étude de Zatorre en 2003. On peut voir que lors de la dénomination d’une note l’écart par rapport à la note écoutée en demi-tons a une variance très faible pour les possesseurs de l’oreille absolue, par rapport à des non-possesseurs. Autrement dit, les possesseurs de l’oreille absolue sont toujours plus exacts.

Figure 2.6 : Distribution des réponses de dénomination du pitch de sons présentés aléatoirement chez des musiciens non possesseurs et des possesseurs du pitch absolu. En abscisse, la distance par rapport à la cible indique que les possesseurs du pitch absolu sont plus exacts que les musiciens non possesseurs de pitch absolu. Figure tirée de (Zatorre, 2003).

Cette habileté est particulièrement intéressante chez les musiciens qui peuvent alors transcrire ou mémoriser une partition de musique puisqu’ils sont capables d’identifier directement chaque note. Par exemple, on peut penser que Mozart avait l’oreille absolue, puisque à l’âge de 14 ans, le 11 avril 1770, il a été capable de retranscrire en entier le célèbre Miserere d’Allegri, après l’avoir entendu une seule fois à la chapelle Sixtine (Lechevalier, 2003). Beaucoup de musiciens s’entraînent dans le but de développer leur oreille jusqu’à avoir l’oreille absolue, car en musique comme cela a été dit, cela présente un atout majeur. Mais la plus grosse majorité des études ont montré que l’entrainement de sujets adultes à acquérir l’oreille absolue est resté vain jusqu’à présent (Takeuchi & Hulse, 1993; Ward, 1999). Cette capacité auditive est rare et sa prévalence en Amérique du Nord et en Europe est estimée de 1/5000 à 1/10 000 selon les études (Profita & Bidder, 1988). Toutefois aucune n’a encore pu montrer que les possesseurs de l’oreille absolue possédaient en sus des performances particulières dans d’autres taches auditives ou musicales (Burns & Campbell, 1994; Fujisaki & Kashino, 2002; Miyazaki, 2004; Miyazaki & Rakowski, 2002). Beaucoup d’auteurs se sont interrogés sur l’origine de ce phénomène, notamment sur la question de l’inné et de l’acquis. Les deux théories trouvent leurs défenseurs et leurs arguments, mais aujourd’hui l’ensemble des auteurs sur le sujet, s’accordent à dire que l’oreille absolue, dépend à la fois des gènes et de

l’environnement. En faveur d’une origine génétique, on peut notamment parler du fait que les musiciens possédant l’oreille absolue ont plus facilement dans leur famille un ou plusieurs autres individus possédant cette caractéristique (Baharloo, Johnston, Service, Gitschier, & Freimer, 1998; Baharloo, Service, Risch, Gitschier, & Freimer, 2000). Actuellement, aucun gène ni même chromosome n’a (n’ont) été identifiés comme support de la transmission génétique de ce phénomène, et il semblerait plus probable selon Zatorre (Zatorre, 2003), que l’étiologie de l’oreille absolue ne soit pas liée à un seul déterminant génétique, et qu’elle soit donc multiple et complexe. De plus, comme nous l’avons déjà cité, l’entrainement n’a pas d’influence sur le développement de l’oreille absolue. Toutefois ces auteurs ont étudié ce phénomène chez des adultes. D’autres études ont montré l’existence d’une période critique pour l’apparition de ce phénomène, qui est similaire à celle du langage. Cette période critique (voir Figure 2.7) selon les études est aux alentours de 7 ans (Levitin & Menon, 2003; Levitin & Rogers, 2005) ou bien autour de 4-5 ans (Baharloo et al., 1998; Deutsch, Henthorn, Marvin, & Xu, 2006; Deutsch, Le, Shen, & Henthorn, 2009). Pour ces auteurs, l’existence d’une période critique, dans l’apparition de l’acquisition de l’oreille absolue signifie qu’il y à dans ce phénomène des facteurs d’apprentissages, sans exclure pour autant des facteurs génétiques, puisqu’ils rappellent la présence plus importantes de possesseurs de l’oreille absolue au sein d’une même famille. De Deutsch et al. ont montré qu’un environnement linguistique tonal, comme le chinois, augmentait la probabilité de trouver des individus ayant l’oreille absolue (Deutsch, Henthorn, & Dolson, 2004; Deutsch et al., 2006).

Figure 2.7 : Données d’une étude rétrospective sur l’âge de l’acquisition du langage, représentées par une fonction Gamma. Cela suggère l’existence d’une période critique de l’acquisition de l’oreille absolue. Le mode de cette distribution est autour de 7 ans. Extrait de (Levitin & Rogers, 2005).

SUPPORT NEURONAL

Au-delà de la considération génétique ou innée de l’oreille absolue, plusieurs différences corticales anatomiques et fonctionnelles ont été mises en évidence entre les possesseurs et les non possesseurs de l’oreille absolue. En effet, des études en potentiel évoqués (EEG) ont montré que les non-possesseurs de l’oreille absolue, lorsqu’ils étaient dans une tâche de transposition semblaient plutôt activer la mémoire de travail (Shahin, Bosnyak, Trainor, & Roberts, 2003), alors que les possesseurs d’oreille absolue semblaient activer plutôt la mémoire à long terme (Hirose et al., 2002). Des auteurs font l’hypothèse que ces deniers n’utiliseraient pas la mémoire de travail pour garder une représentation mentale active du pitch, mais qu’ils sont capables d’encoder la fréquence en labellisation verbale (Zatorre, 2003; Zatorre & Beckett, 1989). D’un point de vue anatomique, d’autres auteurs ont montré que les régions du cortex supérieur droit et du planum temporale sont plus petites chez les possesseurs de l’oreille absolue que chez les non-possesseurs (Fujioka, Trainor, Ross, Kakigi, & Pantev, 2005; Keenan, Thangaraj, Halpern, & Schlaug, 2001), bien que, comme cela à déjà été dit précédemment, on n’ait pas relevé d’autres performances particulières chez les possesseurs de l’oreille absolue. D’autres auteurs encore parlent d’une asymétrie plus importante chez ces derniers, en faveurs de l’hémisphère gauche, par rapport à des sujets contrôles (Goldberger, 2001; Schlaug et al., 1995). Sur le plan fonctionnel, plusieurs études se sont intéressées au phénomène. Une étude a notamment montré que des sujets ayant l’oreille absolue dans une tâche de dénomination de note montraient une activation focale dans le cortex frontal droit, tandis que les sujets contrôles activaient cette région uniquement lors d’une tâche de dénomination d’intervalles (Zatorre, 1988). Or, il a été montré que cette région était fortement impliquée dans le maintient d’une information de pitch en mémoire de travail, les auteurs de cette étude concluent donc que les possesseurs de l’oreille absolue, plutôt que de maintenir constante une trace sensorielle, utilisent des représentations catégorielles des notes dans chaque tâches (voir Figure 2.8). A l’inverse, une autre aire du lobe frontal, le cortex frontal dorsolatéral postérieur, s’active préférentiellement chez les sujets ayant l’oreille absolue que chez les sujets contrôles, lors d’une tâche passive d’écoute de notes (Zatorre, 1988). Cette aire, connue pour être impliquée dans l’établissement et le maintien d’association conditionnée en mémoire (Zatorre, Perry, Beckett, Westbury, & Evans, 1998), est pour les auteurs la candidate idéale pour être le substrat neuronal particulier aux possesseurs de l’oreille absolue, et ferait le lien entre le pitch et son étiquetage en facilitant cette association (Levitin & Rogers, 2005; Zatorre, 2003).

Figure 2.8 : Images issues de TEP et d’IRMf. (a) Vue horizontale (haut) et sagittale de l’hémisphère gauche (bas) montrant les aires cérébrales dont le flux sanguins à augmenté dans le cortex frontal dorsolatéral chez des possesseurs de l’oreille absolue, lors d’u d’une tache d’écoute de notes en TEP. (b) Vues comparables (hémisphère droit en bas) dans une étude d’IRMf chez des non-musiciens qui avaient pour tâche d’identifier des accords à l’aide de touches choisies arbitrairement. Figure tirée de (Zatorre, 2003).

Enfin, une étude, plus récente en EEG a montré que des sujets ayant l’oreille absolue montraient une plus grande activation des hémisphères droit et gauche lors d’une tâche de dénomination de notes, par rapport à des sujets contrôles (Wu, Kirk, Hamm, & Lim, 2008). Les auteurs concluent que les possesseurs de l’oreille absolue sont capables d’activer un plus grand réseau cortical que les sujets contrôles.

En résumé, les possesseurs de l’oreille absolue seraient capables d’associer très facilement une note (ou une fréquence) avec son nom, par un encodage particulier, et seraient également capables d’activer plus facilement et plus largement les réseaux sous-jacents.

ORIGINE ET MODELE

Le débat sur la question de l’innée et de l’acquis de l’oreille absolue étant arrivé dans l’ensemble à un consensus selon lequel, ces deux aspects participeraient dans l’émergence de ce phénomène, sans qu’il soit encore clairement défini quelle part ils tiennent précisément. Ross et al. en 2005, ont proposé un modèle tentant de rendre compte de l’origine de l’oreille absolue (Ross, Gore, & Marks, 2005). Pour cela ils ont essayé d’adopter une vision plus large du phénomène. Par exemple ils remarquaient en 2005 que certains possesseurs de l’oreille absolue avaient la capacité de nommer les notes uniquement en musique, tandis que d’autre étaient capable d’étendre cette habileté à d’autres signaux acoustiques (Ross et al., 2005). De plus, ils critiquaient le fait que, dans la plupart

des études, le critère pour définir l’oreille soit la dénomination de note, et induise donc un biais tel que seuls les musiciens occidentaux pouvaient faire un tel test. Autrement dit, il est difficile de s’intéresser à l’existence de l’oreille absolue chez les musiciens orientaux ni même chez les non musiciens. Cela fait de l’oreille absolue un phénomène exclusivement musical. Or si l’on considère un part génétique à ce phénomène, on peut envisager de telles capacités chez des non musiciens, bien que la question de la mise en évidence ne soit pas simple. Enfin, pour Ross et ses collègues, la tâche de dénomination de notes est tellement complexe, qu’elle pourrait s’expliquer par de nombreuses stratégies différentes (Baharloo et al., 1998; Miyazaki, 1988; Profita & Bidder, 1988; Ward, 1999), qui elles-mêmes pourraient rendre compte des différents profils.

Pour Ross et al., il y aurait deux types d’oreille absolue qui se dégagent, selon les profils et en fonction de la littérature. Le premier serait les « vraies » oreilles absolues, qui peut exister non seulement chez des musiciens ayant eu une expérience musicale précoce, mais aussi chez des musiciens n’en ayant pas eu, chez des non musiciens ou même chez des enfants qui ne connaissent pas encore le nom des notes. Pour les auteurs la part génétique dans ce type d’oreille absolue serait prépondérante, par rapport à l’environnement et ne serait pas directement lié à l’expérience musicale, et l’habileté pourrait s’étendre au-delà du domaine musical. Ils nomment ce type d’oreille absolue les APE, pour « ability to perceptually encode ». Le phénomène serait alors d’ordre plus perceptuel, et ils invoquent la capacité particulière des oreilles absolues APE à encoder la fréquence des stimuli auditifs avec un rôle important du traitement préattentif. Ross et al., suggèrent pour cela l’existence d’un réseau additionnel chez les APE, qui permettrait cet encodage spécifique (Ross et al., 2005). Le deuxième type d’oreille absolue, serait en revanche lui, beaucoup plus lié et corrélé à l’intensité et la précocité de l’apprentissage musical, et donc au type d’instrument pratiqué (Miyazaki, 1988, 1989; Takeuchi & Hulse, 1991), mais aussi à de fortes capacités mnésiques. Les auteurs les appellent les HTM, pour « heightened tonal memory ». Dans ce cas, les sujets mémoriseraient de façon très précise des « exemples » auditifs de référence et compareraient ensuite les notes entendues. Ils auraient la capacité d’extraire les informations sans réseau neuronal additionnel.

Ce model proposé par Ross et al. en 2005, est intéressant car il permet de rendre compte des différents profils d’oreille absolue que l’ont peut rencontrer et donne une nouvelle dimension, non exclusivement musicale, à ce phénomène, en lien avec la part de la génétique et de l’expérience.

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