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Un cas d’analyse complexe : MORPHOLOGIE

4. Partie lexicologique : coups de projecteur sur des phénomènes particuliers

4.2. La perméabilité de la terminologie linguistique

4.2.3. Un cas d’analyse complexe : MORPHOLOGIE

Dans un premier temps, revenons sur la description faite du correspondant anglais et italien de ce vocable par deux dictionnaires étymologiques qui ont attiré notre attention39 : l’OED2 et le DELI. Pour l’anglais, dans l’OED2, sous l’entrée morphology, on lit « Greek μορφή Form + -LOGY» (OED2 s.v.

morphology), analyse peu cohérente impliquant un substantif du grec ancien et

107 un confixe de l’anglais moderne. En ce qui concerne l’étymologie d’italien

morfologia, on lit dans le DELI : « comp. dal gr. μορφή ‘forma’ e λόγος

‘studio scienza’ ; l’istituzione del termine si deve a Goethe, che nel 1785 indicò con Morphologie l’anatomia comparata » (DELI s.v. morphologia). Cet exemple relève d’une analyse anachronique et paralogique, puisqu’elle présente des étymons (plus précisément des éléments de composition) grecs suivis d’une référence à un milieu créateur allemand. Ces deux exemples illustrent un problème d’analyse étymologique, certainement perçu par les lexicographes mais présentés de manière confuse pour le lecteur. André Thibault souligne les descriptions lacunaires des unités lexicales empruntées, faites par la lexicographie historique :

« Pour décrire adéquatement les phénomènes adaptatifs caractérisant l’imitation d’un mot d’une langue donnée par une langue donnée, à une époque et dans un contexte énonciatif donnés, il convient d’abord de bien identifier tous les facteurs en présence – langue de l’étymon, forme de l’étymon, époque et ancrage textuel des premières attestations, canal (oral ou écrit) de transmission, forme et sens des premières attestations-, ce que les grands dictionnaires ne font pas toujours bien » (Thibault 2010 : 11).

Deux lexèmes appartenant au domaine linguistique sont à rattacher au vocable

MORPHOLOGIE : MORPHOLOGIE1 "structure interne des lexèmes" et

MORPHOLOGIE2 "discipline linguistique qui a pour objet la structure interne des lexèmes".

Une première attestation du lexème MORPHOLOGIE1 "structure interne des lexèmes" a été relevée dans une communication donnée par Honoré Chavée à

la Société d’anthropologie, couchée sur le papier par Paul-Pierre Broca (Broca

1862 ; Moignau 2009 in TLF-Étym s.v. morphologie ; Budzinski à paraître (b))40.

Nous avons relevé une première attestation du lexème MORPHOLOGIE2

"discipline linguistique qui a pour objet la structure interne des lexèmes" dans un article rédigé par Honoré Chavée (Chavée 1867).

Nous pouvons en inférer que les deux lexèmes ont très probablement été créés par la même personne, Honoré Chavée. Ce dernier a très certainement emprunté les lexèmes à August Schleicher, qui les avait introduits dans son ouvrage retentissant Zur Morphologie der Sprache (Schleicher 1859).

40 Notons que l’article du TLF-Étym ne présente pas le lexème MORPHOLOGIE1 ; la notice rattache à tort la première attestation relevée chez Broca au lexème que nous nommons MORPHOLOGIE2.

108 Si nous ne nous focalisons pas uniquement sur les deux acceptions du vocable appartenant au domaine de la linguistique, et que nous nous interrogeons sur leur affiliation avec l’acception appartenant au domaine de la biologie, la question de leur articulation se pose. Quel lien existe-t-il entre MORPHOLOGIE2

"discipline linguistique qui a pour objet la structure interne des lexèmes" et

MORPHOLOGIE0 "étude de la forme extérieure et de la structure, notamment des êtres vivants"41 ?

Comme en atteste son ouvrage La théorie de Darwin et la science du langage ;

De l'importance du langage pour l'histoire naturelle de l'homme (Schleicher

1868), August Schleicher s’est fortement inspiré du darwinisme, dont il appliquait la vision naturaliste à la linguistique. Sa représentation évolutionniste des langues indo-européennes, sous la forme d’un schéma qu’il a nommé le Stammbaum, a placé la philologie dans la lignée de Darwin (cf. François 2013). Aussi peut-on en conclure qu’August Schleicher s’est directement inspiré du domaine de la biologie dans la formation des deux lexèmes.

Par ailleurs, si nous observons la première attestation connue de fr.

MORPHOLOGIE2 "discipline linguistique qui a pour objet la structure interne des lexèmes", il apparaît qu’Honoré Chavée utilise une occurrence de

MORPHOLOGIE dans une phrase ayant un champ sémantique appartenant aux sciences du vivant :

« Nous avons vu plus haut ce qu’il faut entendre par morphologie. Cette branche curieuse de l’anatomie du langage rend surtout de grands services lorsqu’on se propose de comparer entre eux les monosyllables premiers ou irréductibles de chaque système de langues […] Dès l’année 1855, dans Moïse et les langues, j’essayai de montrer de quelle haute valeur scientifique peut être la morphologie comparative ; et c’est avec une véritable satisfaction que je vis, quelques années plus tard, M. Schleicher s’emparer de la question morphologique et la traiter avec sa vigueur habituelle » (Chavée 1867).

Nous pouvons ainsi considerer MORPHOLOGIE1/2 comme un calque sémantique de all. MORPHOLOGIE s.f."structure interne des lexèmes" (dp. Schleicher 1859 in Titre : Zur Morphologie der Sprache), "discipline linguistique qui a pour objet la structure interne des lexèmes" (dp. Schleicher 1859 : 38).

41 Nous numérotons par zéro ce lexème, indiquant par là que nous n’avons pas établi la structure polysémique complète du vocable MORPHOLOGIE ; en particulier, nous n’avons pas travaillé sur l’acception appartenant au domaine de la biologie.

109 Nous avons schématisé les liens entre deux des lexèmes des deux vocables français42 et allemand du domaine de la biologie et de la linguistique, dans le but de montrer la complexité inhérente à l’analyse de ces lexèmes. Dans le tableau, nous avons conceptualisé le calque sémantique à l’aide des deux flèches, que nous avons nommées direction d’emprunt et changement de sens

par extension disciplinaire :

Représentation schématique des rapports étymologiques entre all. MORPHOLOGIE et fr. MORPHOLOGIE :

La science linguistique démontre la nécessité d’avoir à disposition plusieurs axes d’étude pour appréhender et expliquer les phénomènes langagiers. La locution Sciences du langage met d’ailleurs en exergue cette notion de pluridisciplinarité. La discipline étymologique elle-même tend vers une

42 Les premières attestations présentées d’all. MORPHOLOGIE0et de fr. MORPHOLOGIE0 sont reprises au TLF-Étym (cf. Moignau 2009 in TLF-Étym s.v. morphologie).

110 recherche ne pouvant se cantonner à une vision linéaire des phénomènes rencontrés. La complexité propre au système de la langue ne peut isoler tous les phénomènes lors de la création d’un nouveau vocable, et encore moins lors de l’apparition d’un nouveau lexème d’un vocable déjà existant.

Si les scientifiques évoluent dans un champ délimité, nous ne saurions ignorer l’importance des autres sciences et l’influence qu’elles ont pu avoir sur la création lexicale. Le terme linguistique morphologie témoigne de la complexité de ce genre d’emprunt. On ne peut ignorer que le terme français du domaine de la biologique était déjà bien intégré au vocabulaire. Si le vocable français du domaine de la linguistique a été emprunté au vocable allemand du domaine de la linguistique, on ne peut ignorer l’influence qu’a pu avoir le premier vocable désignant la discipline biologique. Nous pouvons alors parler de calque sémantique.