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2. ANCRAGES THÉORIQUES ET CONCEPTUELS

2.3 La carrière scolaire comme objet d’étude

De manière complémentaire à la théorie de Sen, le concept de carrière est utilisé afin de documenter le parcours scolaire des femmes autochtones. Souvent attribué à l’École de Chicago, le concept de carrière est applicable à plusieurs domaines d’études tels que l’organisation du travail (Hughes, 1937), la sociologie (Becker, 1963), l’ethnologie (Goffman, 1961) ou les sciences de l’éducation (Bloomer & Hodkinson, 2000b; Crossan, Field, Gallacher, & Merrill, 2003; Pilote, Garneau, Vieux-Fort, & Molgat, 2016; Riverin-Simard, 1992), pour ne nommer qu’eux. Hughes (1937) décrit ce concept comme un processus intégrant, d’une part, la définition personnelle qu’un individu se fait de sa carrière, et, d’autre part, la gestion effectuée par les organisations des carrières dut aux pressions sociales et économiques. Becker (1952) l’explique comme une série d’ajustements significatifs fait par l’individu en fonction de son réseau institutionnel, des organisations formelles et de ses relations informelles. Goffman (1959) insiste sur l’utilité de ce concept vu les deux dimensions qu’il rend visibles : l’une est liée au côté plus subjectif de l’individu (son identité, l’image de soi) et l’autre est la part publique de la personne qui est conditionnée par la complexité institutionnelle. Super (1980) définit la carrière comme une combinaison et une séquence de rôles joués (élève, citoyen, travailleur, parent, criminel, etc.) par les individus dans les différents espaces-temps de leur vie (Savickas, 1997). Plus récemment, Bloomer et Hodkinson (Bloomer & Hodkinson, 2000a, 2000b) soulignent que la carrière est marquée par la continuité et le changement et qu’elle est influencée par les contextes sociaux, matériels et culturels. Pilote et Garneau (2011) la définissent « comme un

processus d’interaction entre les représentations sociales, les actions et le sentiment d’identité d’un individu, d’une part, et les ressources, les obstacles et les opportunités de divers ordres (structurels, institutionnels, relationnels) qu’il rencontre, d’autre part » (p. 14). En ce sens, la subjectivité des individus et les facteurs structurels s’influencent mutuellement dans la construction interactionniste de la carrière (Pilote et al., 2011).

Plusieurs éléments ont mené au choix du concept de carrière scolaire dans notre recherche. D’abord, la carrière est construite non seulement par la sphère scolaire, mais aussi par les autres sphères sociales de la vie, comme, les amis, la famille, les activités extrascolaires ou le travail. Ceci permet de prendre en compte les multiples rôles sociaux des étudiants (Bloomer & Hodkinson, 2000a, 2000b; Goffman, 1959; Pilote & Garneau, 2011). Cette conception cadre bien avec la vision autochtone de l’éducation qui est plus holistique19 (Conseil canadien sur l'apprentissage, 2010b), et avec les carrières scolaires atypiques des femmes autochtones (Guimond, Fonda, Jetté, & Sirois, 2012; White et al., 2009). L’accent porté vers le processus scolaire plutôt que vers le diplôme rejoint également la conception de la réussite scolaire des Autochtones (Andrade, 2014; Joncas, 2013; Montgomery et al., 2000).

Ensuite, le concept de carrière est constitué de situations objectives externes aux étudiants de même que de situations subjectives qui donnent sens à leur vie, ce qui cadre avec les différents niveaux d’analyse de l’approche par les capabilités et les limites des études recensées dans le chapitre un (Bloomer & Hodkinson, 2000a, 2000b; Crossan et al., 2003; Pilote & Garneau, 2011). En effet, la carrière n’est pas uniquement produite par les choix rationnels des étudiants, mais elle est également influencée par leurs caractéristiques (sexe, origine sociale, origine ethnoculturelle, etc.), leur contexte (politiques scolaires, valeurs sociales, etc.) et leurs relations sociales (Bloomer & Hodkinson, 2000a; Kerka, 2003; Picard et al., 2011). Ainsi, la position initiale des étudiants dans la structure sociale a un impact sur leur carrière scolaire, sans toutefois déterminer complètement les étapes et la destination finale, car les individus sont capables d’agir, dans une certaine mesure, sur leur destinée (Pilote & Garneau, 2011).

Enfin, ce concept interactionniste articulé avec l’approche par les capabilités plus critique permet de saisir le mouvement caractérisant l’évolution des carrières scolaires dans le temps et de cibler l’articulation entre les différents facteurs qui permettent d’expliquer les choix dans la carrière scolaire des femmes autochtones. La temporalité de la carrière s’harmonise bien avec celle de la capabilité qui n’est pas un état, mais un processus interactif qui se déploie dans les relations de pouvoir dans le temps (De Munck & Zimmermann, 2008). En effet, la carrière permet de situer les capabilités dans le contexte des rapports sociaux dans lequel les individus évoluent, car les capabilités sont profondément influencées par la situation et les relations sociales des individus (Hinton, 2006). Cette procédure concorde avec la recommandation de Verhoeven (2014) :

[...] pour éviter d’hypostasier le sujet ou la liberté (ce qui est un piège qui guette l’approche par les capabilités à mon sens, malgré les précautions prises par Sen, en raison de la faible inscription de sa pensée du sujet et des institutions comme socialement instituées), nous pensons important d’analyser la capacité ou la liberté réelle dans une perspective processuelle (comme un processus en construction, pas comme un donné), temporelle (en examinant l’exercice de la liberté dans des contextes sociaux successifs au cours de la biographie du sujet), et transitionnelle (en s’attachant aux moments de bifurcations, aux points de passage entre étapes de la vie et/ou entre institutions différentes) (p. 19).

Il en résulte que le concept de carrière scolaire est tout à fait adapté à notre sujet d’étude et à nos choix théoriques. Dans le schéma de la Figure 2, la carrière scolaire est représentée par les six ronds entrelacés en trame de fond du schéma de l’approche par les capabilités. Ces cercles représentent les différences sphères de la vie des individus. La forme qu’ils créent constitue le côté évolutif, procédural et interactif de la carrière. Le contour et l’intérieur des ronds correspondent aux éléments subjectifs et objectifs qui influencent mutuellement la carrière des individus. La carrière est ici imbriquée dans l’approche par les capabilités.