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Le caractère relatif de l’opposition secteurs marchand et non marchand

L’un des critères de distinction les plus avancés entre les associations et les coopératives est le caractère non marchand des premières et le caractère marchand des secondes ou la non-lucrativité des premières et la lucrativité des secondes. Rien n’est moins fragile que cette distinction.

Fragile parce qu’un grand nombre d’associations ont une activité marchande et sont fiscali- sées comme telles en vertu de la règle des quatre P (produits, public, prix, publicité) ; inver- sement, un grand nombre de coopératives ne sont pas marchandes ou, comme de nom- breuses associations, ne le sont que partiellement, telles certaines coopératives agricoles ou tout simplement les coopératives scolaires. Quant à la non-lucrativité, elle appartient tout autant aux coopératives qu’aux associations : s’il s’agit du résultat comptable, le même terme désigne le bénéfice : c’est l’excédent de gestion, qui dit bien ce qu’il veut dire. S’il s’agit de la rémunération des administrateurs, la question se pose de la même façon dans les coopératives et dans les associations, c’est-à-dire que l’engagement des sociétaires et des associés est bénévole et des compensations existent, tels des jetons de présence ou des indemnités limitées et contrôlées qui intègrent, dans le cas des coopératives, la rémunéra- tion facultative et limitée des parts sociales avancées par les sociétaires.

En réalité, la distinction entre marchand et non marchand est fragile, de façon encore plus fondamentale, parce qu’elle masque une diversité de situations bien plus signifiante qu’elle, aussi bien dans ce qui se cache derrière le marché que dans ce qui se cache derrière le non-marchand. On s’intéresse plus spécifiquement ici à cette boîte noire que constitue le « marchand ». Qu’y a-t-il de commun entre la Bourse de Wall Street, le marché qui se tient chaque semaine dans un village et le commerce équitable en circuit court de produits biologiques ?

Échange marchand et échange capitaliste

Georges Fauquet, médecin, employé de l’Organisation internationale du travail (OIT) et théoricien du mouvement coopératif, écrit en 1935, dans un petit ouvrage, Le secteur coo-

pératif, que le mouvement coopératif est un secteur économique à côté de trois autres :

le secteur capitaliste, le secteur public et le secteur « proprement » privé, avec lequel, affirmait-il, il tend parfois à ne faire qu’un. Il établit ainsi une distinction entre un secteur capitaliste et un secteur composé de petites entreprises, telles les exploitations agricoles familiales, les artisans, les petits commerçants. Le premier est composé de grandes sociétés de capitaux dont la finalité est de rémunérer les actions placées ; le second est constitué d’entreprises dont les responsables travaillent pour gagner leur vie en effectuant leur métier. Leurs biens propres ne sont pas du capital mais un moyen de production, précisément parce qu’ils ne sont pas dissociés du travailleur. D’un côté, une économie de propriété et de rente, de l’autre une économie de l’usage et du travail.

Un demi-siècle plus tard, l’historien Fernand Braudel1 distingue l’échange marchand de

l’échange capitaliste : le premier, plurimillénaire, est « concurrentiel et transparent ». Les marchés hebdomadaires, où les maraîchers vendent leurs produits à leurs voisins citadins,

procèdent de cet échange. Le second, l’échange capitaliste, est « à tendance monopo- listique et opaque ». L’essentiel des marchés mondiaux est dominé par un bouquet de quelques multinationales fonctionnant comme un oligopole et reste opaque : le consom- mateur ne connaît pas les conditions de production des produits qu’il achète et les pro- ducteurs ne savent pas à qui et à quel prix leurs produits seront vendus. Les conditions de production concernent la qualité des produits et le prix payé aux producteurs. Braudel montre que l’échange capitaliste devient dominant avec les grandes découvertes qui occa- sionnent l’organisation des marchés au long cours : les compagnies effectuant les traversées s’appuient sur les flottes des États avec lesquelles elles contractualisent en vue d’obtenir leur protection, ceux-ci faisant payer cette protection en se faisant reverser une partie des bénéfices réalisés par la revente.

On note que cet échange n’a pu voir le jour qu’avec le soutien des États européens qui servaient ainsi l’intérêt général de leurs nations. Devenu dominant, l’échange capitaliste concerne aussi bien le marché automobile que celui des fruits et légumes d’importation. C’est pour rétablir un échange « marchand », rémunérant le producteur et assurant au consommateur une qualité de produit, que le commerce équitable et, avant lui, le mouve- ment des coopératives de consommateurs ont vu le jour.

Les associations et les coopératives sont des groupements de personnes, et non des groupements de capitaux

La domination de l’échange capitaliste n’a pas fait disparaître les échanges marchands mais elle les a réduits à des activités où la proximité, la rapidité d’intervention et la souplesse constituent des limites pour lui et des atouts de l’économie marchande. Ainsi l’artisanat, l’agriculture, les secteurs de réparation (y compris celui des automobiles) comptent-ils de nombreux petits acteurs économiques pratiquant un échange de nature concurrentielle et transparente. De même, les secteurs où le rapport social, humain, éthique, est essentiel : la culture, le social, le sport, etc. – secteurs où les associations jouent bien entendu un rôle fondamental. Les coopératives sont précisément les entreprises qui ont cherché à pratiquer un échange marchand et éthique dans tous les secteurs d’activité, y compris là où l’échange capitaliste s’est imposé, comme le secteur bancaire ou celui de l’agroalimentaire. Comme cette économie capitaliste procède par la constitution de groupes toujours plus puissants, à partir de l’achat des entreprises sur le marché boursier, la seule solution pour échapper à la prédation est de constituer un capital inaliénable.

Le Crédit mutuel n’a aucune action, n’est pas coté en Bourse, pas plus que la MAIF. Les coopératives ne sont donc pas « opéables », c’est-à-dire qu’elles ne peuvent pas faire l’objet d’une offre publique d’achat (OPA), qu’elles ne sont pas achetables sur le marché boursier. Les coopératives constituent leur capital à partir de parts sociales appartenant nominativement aux coopérateurs et à partir de la constitution de réserves impartageables et inaliénables. Pour y parvenir, elles ont institué leurs valeurs dans un cadre légal, sans lequel, immanquablement, leurs pratiques seraient similaires à celles des sociétés ano- nymes. Ce qu’elles sont parfois, quand le droit se révèle insuffisant face à la pression du marché. Notons cependant que cet isomorphisme n’est pas propre aux coopératives : on le rencontre aussi dans les associations gestionnaires.

En le disant rapidement, intervenant dans tous les secteurs de production, de distribution et de consommation, les coopératives ont construit un droit spécifique, des statuts à partir des valeurs de la démocratie (engagement volontaire, égalité et solidarité entre les membres) ; intervenant dans des secteurs où le lien social est fondateur (l’action sociale, la culture, le sport), les associations ont agrégé les valeurs du social à celles du projet associatif : l’éthique du travail social – des éducateurs, des animateurs, des assistants sociaux, etc. – et

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QUESTIONS • RÉFLEXIONS

celle de la forme associative se rejoignent. Cela peut expliquer la faible attention portée aux statuts et le pouvoir que prennent souvent les salariés dans les associations gestionnaires, alors même que le pouvoir administratif leur est inaccessible (il mettrait en défaut la non- lucrativité associative).

On observe ainsi qu’au-delà de ces singularités, les coopératives et les associations s’ap- puient sur la même base : l’activité économique s’exerce sous le pouvoir d’un groupement de personnes ayant adopté les valeurs de la démocratie. Leur rapport aux marchés diffère selon la nature de ceux-ci. L’exercice de la démocratie économique n’est pas questionné par le fait d’avoir une activité marchande. En effet, ce n’est pas le marché qui est problé- matique mais les termes de l’échange : certains échanges non marchands sont iniques et certains échanges marchands sont équitables, et réciproquement bien sûr. Ainsi, les asso- ciations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), les coopératives d’activités et d’emploi (CAE) se situent sur des marchés et n’en sont pas moins démocratiques et solidaires, que ce soit sous forme associa- tive (AMAP) ou coopérative (SCIC et CAE). En fin de compte, il y a plus de proximité entre un système de don et « contre-don » (non monétaire) et un échange marchand équitable ou de proximité – transparent – qu’entre cet échange marchand et l’échange marchand capi- taliste, opaque. L’explication réside dans le fait qu’un groupement de personnes vise à répondre aux besoins de ses membres ou de tiers, alors que le groupement de capitaux a pour objet de rémunérer les capitaux. Les producteurs et les usagers procèdent d’une économie du vivant – de la production, de l’échange, de la consommation, de l’usage –, les actionnaires vivent d’une économie de la rente.