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a1. Comptoirs phéniciens et greniers romains

Autour du bassin méditerranéen, les sociétés anciennes occupaient en fait seulement quelques milieux faciles à contrôler et à mettre en valeur. Il s'agissait essentiellement des plaines telliennes généralement à proximité des rivages74. En Afrique du Nord, Utique semble avoir été la première fondation établie par les Phéniciens (env. 1100 à 147 av. J.C.), ce vieux comptoir remonterait à la fin du second millénaire avant J.-C. Avec la fondation de Carthage en 814 av. J.C., il semble que la période punique ait connu une grande prospérité qui aurait attiré la convoitise des conquérants romains et siciliens75.

Cette prospérité agricole et sûrement artisanale du Cap Bon punique, ses rapports commerciaux avec l'extérieur étaient centrés sur un certain nombre de villes et surtout de ports.

C'est au Nord-Est des limites de l'actuelle forêt de Oued el Ksob que le site de Kerkouane fut découvert en 1952. Une coupe ionienne permis de dater la fondation de la cité approximativement vers 600 av. J.C., plus qu'une simple

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datation cette trouvaille témoignait des relations commerciales entretenues avec la Grèce ou avec la Sicile toute proche occupée par les Grecs. Les échanges avec les autres populations étaient nombreux, aussi Kerkouane abritait très certainement de nombreux berbères, pasteurs et nomades, rapprochés par le troc avec les navigateurs-colons phéniciens et n'hésitant pas à se sédentariser pour s'intégrer à ce vaste empire commercial.

Souvent la cité est décrite comme "une ville libyco-punique (...)

développée par le commerce et l'artisanat puniques, nourrie par l'élevage berbère, la pêche puis l'agriculture dès la sédentarisation".76

Dans les murs de la cité, si aucune trace d'activité agricole n'a été retrouvée, pour certains archéologues, c'est le peu de fertilité des dunes qui isolent Kerkouane qui en serait la raison77. Néanmoins les vestiges d'ateliers d'artisans nécessitant d'important volume de bois de chauffage (potiers, orfèvres, teinturiers,...) sont nombreux. Les Phéniciens qui étaient d'excellents charpentiers étaient vraisemblablement de gros consommateurs de bois (dans la région de Tyr, actuel Liban, pour la construction navale, il s'agissait principalement de bois de cèdre, de cyprès et de chêne). À Kerkouane, c'est dans une nécropole que l'on a retrouvé des traces de bois et de clous attestant de la présence de charpentiers.

Ils savaient travailler le bois et pour leur vie quotidienne, pour les objets d'art et tout particulièrement pour la construction navale qui permit à la marine phénicienne de s'imposer comme l'une des plus performante pour la circulation des hommes, des biens et des cultures de l'époque. On peut alors supposer que de nombreux prélèvements en bois ont été effectués dans les environs de Kerkouane, au minimum pour la confection et l'entretien des navires.

Alors que les guerres puniques allaient modifier voire effacer toutes traces de la vie quotidienne phénicienne, le site de Kerkouane semble s'être brusquement "fossilisé" au beau milieu du IIIème siècle av. J.-C. En 310 avant notre ère,

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Fantar M.H. (1987) Kerkouane : une cité punique au Cap Bon.

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l'historien Diodore de Sicile78, à l'occasion du débarquement d'Agathocle aux latomies (actuelles grottes d'El Haouaria), donnait une description significative de la prospérité économique de la région à l'époque punique :

"Tout le pays (…) était entrecoupé de jardins et de vergers, arrosés par de nombreuses sources et de nombreux canaux (…) le terrain était cultivé en vigne, en oliviers et en une foule d'arbres fruitiers. Des deux cotés, la plaine nourrissait des troupeaux de bœufs et de moutons et aux environs des marais, on voyait des haras de chevaux."

Il semblerait que l'expédition d'Agathocle explique la destruction de Kerkouane et aussi son abandon brutal, un bon siècle avant la chute de Carthage. Si les fouilles archéologiques n'ont révélé aucune autre ville punique que Kerkouane dans le Nord du Cap Bon, de nombreux comptoirs installés le long des côtes ont certainement subi l'acharnement de Rome à détruire tout ce qui restait de la civilisation urbaine carthaginoise.

La pénétration de la civilisation romaine (146 av-432) dans la presqu'île, appelée Pulchri Promontorium (littéralement le Cap Beau ou Bon), a été profonde. Sur une dizaine de colonies juliennes connues en Tunisie, quatre sont localisées dans la région : Carpis, Clupea, Curubis, Neapolis. La concentration des villes sur le littoral illustre clairement l'importance du trafic maritime à cette période. La campagne du Cap Bon produisait de telles quantités de blé qu'elle animait un commerce actif entre les ports de la région et Rome. Le développement privilégié de la plaine d'El Haouaria, qui semble avoir connue la mise en valeur la plus poussée de la presqu'île, s'explique par l'importance des travaux de défrichement exécutés par les puniques et les romains et par la proximité de cette zone par rapport à la Sicile.

Si les sols sablonneux, cependant faciles à travailler, ne sont pas propices à une intense céréaliculture, il semble que les sols lourds de l'arrière pays d'El

Haouaria étaient plus intéressants pour la culture des céréales et qu'ils devaient drainer une part importante des richesses de la région. L'arboriculture a certainement continué à représenter une grande richesse pendant que les ports de la région se chargeaient de l'expédition vers Rome des produits agricoles et des marchandises diverses.

L'occupation de la plaine d'El Haouaria - Dar Chichou à cette époque est également remarquable comme en témoigne le grand nombre de sites archéologiques situés dans cette plaine (voir la carte des vestiges relevés en 1896). Les ruines sont en effet extrêmement nombreuses même enfouies sous les dunes (débris de murailles, restes de barrages, de citernes et d'aqueducs, tombeaux, débris de poteries, de mosaïques, nombreuses pierres taillées recyclées par les Arabes comme parc à bestiaux...). (Fig. 32.)

Il est donc certain que ces dunes ont été habitées par des populations assez nombreuses. Cette multitude d'installations rurales témoigne du travail considérable de mise en valeur agricole du sol auquel se sont livrés les Romains. Il est certain qu'à cette époque, le pays a dû connaître une expansion démographique et économique qui n'a de comparable que celle ayant suivi l'installation du Protectorat français.

Dans l'ensemble du Cap Bon, le réseau routier romain n'est pas très fourni. Une voie le traverse à sa base, de Soliman à Korba. Une route suit la côte Ouest, coupe la presqu'île reliant Clupea à Missua (traversant l'actuel massif forestier) pour rejoindre ensuite Korba en longeant la côte est. Il n'y aurait pas d'autres routes à l'exception de la route antique supposée relier le port de Carpis à El Mida, centre du Cap Bon, précisément là où J. Barbery79 a signalé les vestiges de quelques centuriations. (Fig. 33.)

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Barbery J. (1983) Observations sur quelques lambeaux de l'infrastructure routière romaine en Tunisie centrale et au Cap Bon.

D'après les données des cartes topographiques au 1/50 000 de l'I.G.N. (1896) © S. Brun (2005). Fig. 32. – Carte de localisation des vestiges archéologiques dans la région de Dar Chichou.

Source : J. Barbery (1987). Fig. 33. – Les voies romaines du Cap Bon.

Cette période de prospérité a dû prendre fin avec l'invasion vandale (432- 533), car l'époque byzantine (533-633) n'a laissé que très peu de traces à l'exception des fortifications militaires, telles que le Fort qui domine le port de Kelibia. Selon C.A. Julien80, les Byzantins n'apportèrent pas la même solidité que les romains, il décrit la région comme "un pays sans cohésion, abandonnant peu à

peu les institutions romaines pour revenir aux traditions ancestrales".

Les invasions arabes massives du XIème siècle allaient achever l'effondrement de ce monde rural romain. La fin de la période romaine et byzantine correspond à un repli vers l'intérieur de la presqu'île et à un retour vers les antiques usages berbères.

a2. Pasteurs arabes et jardiniers andalous

La fondation de Kairouan, en 670, marque le début de l'occupation permanente de l'Afrique byzantine par les Arabes et avec la prise de Carthage, en 698, la maîtrise du domaine maritime passait aux Arabes faisant de l'Ifriqiya un état maritime.

L'invasion Hilalienne apparaît comme un des évènements majeurs du Moyen Age arabe, en ce sens qu'elle allait transformer le Maghreb pour des siècles81. Avant l'arrivée des Bédouins Hilaliens, la presqu'île du Cap Bon a certainement subit de manière indirecte les conséquences d'un nomadisme envahissant (exemple du Sahel de Sousse) venu rompre l'équilibre établis jusque là entre les populations berbères sédentaires et nomades. Pour de nombreux auteurs, l'invasion arabe a donné lieu à un important développement du pastoralisme82.

80

Julien C.A. (1969) Histoire de l'Afrique du Nord. De la conquête arabe à 1930.

81

Ibid.

82

Selon Quézel, "à l'orée de la période moderne, le développement de

populations de pasteurs, dont les troupeaux, chèvres et moutons surtout, se sont progressivement répandus sur les forêts encore en place, explique qu'au milieu du 19ème siècle, les ¾ des forêts méditerranéennes initialement présentes avaient disparu"83.

Le Cap Bon, rebaptisé Al Jazira qui signifie la presqu'île, apparaît aux yeux des voyageurs arabes du moyen âge comme une région agricole où l'activité marchande est importante. Les plantations d'oliviers, de figuiers, les cultures sèches ou irriguées à l'aide du dalou, roue élévatrice, sont partout présentes dans la région. Mais il semble que la plaine de Grombalia, au Sud-Ouest de la presqu'île, ait connu un essor tout particulier.

La côte occidentale encore très active, jalonnée d'une série de ksour ou borj, villes fortifiées, se préoccupait plutôt de faire face à la menace des nombreux pillages corsaires. Des villes comme Nûba, rebaptisée Sidi Daoud, résidence du gouverneur de l'importante subdivision administrative du Cap Bon, semblent avoir connu une grande fortune à l'époque aghlabide (800-909), cette ville constituait le port principal de la région entretenant les relations avec la Sicile. Mais avec la montée du port de Sousse, Nûba allait connaître un déclin de son activité portuaire. De plus, le développement de l'insécurité sur les côtes allait entraîner un repli vers l'intérieur de la région.

Si les dynasties arabes reprirent les aménagements urbains anciens avec des finalités nouvelles, c'est en Andalousie que les Hispano-Arabes semblent avoir le plus repris les dispositifs romains préexistant, mais en les poussant à un niveau très élevé de perfection sur le plan agronomique84. Chassés d'Espagne au 17ème siècle par Philippe III, les Andalous allaient apporter avec eux leur savoir- faire. Le Sud-Ouest du Cap Bon, appelé à cette époque Dakhla, allait connaître

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Quézel P. (2002) Réflexions sur l'évolution de la flore et de la végétation au Maghreb méditerranéen.

une renaissance économique et urbaine, en particulier les célèbres centres andalous comme Grombalia et Soliman.

Les Andalous étaient principalement des agriculteurs, selon J.A. Peyssonnel, un des premiers voyageurs européens à avoir donné une description de la Tunisie, "presque tous les environs de leurs villes sont remplis de jardins,

garnis d'arbres fruitiers et d'herbes potagères, bien entretenues et bien travaillées"85. Ils accordèrent une primauté très nette à l'agriculture pluviale, ils savaient mobiliser une eau rare et l'irrigation pratiquée par ces agronomes portait sur des surfaces restreintes. Ces immigrés andalous opéraient à l'aide de techniques peu complexes mais minutieuses.

Cet héritage apporté par les jardiniers andalous allait enrichir le patrimoine hydraulique maghrébin de techniques remarquablement adaptées à la diversité du milieu naturel et aux conditions de mise en valeur.

Au 19ème siècle, la vie villageoise et citadine est en régression. Le dynamisme des fellahs de la Dakhla, désormais appelée l'Outan El Guibli, littéralement "pays qui regarde vers La Mecque", a été brisé par certains abus des Beys. Le pouvoir beylical va confisquer les terres des propriétaires qui sont dans l'impossibilité de payer les impôts excessifs. Pour Sethom, la forte pression fiscale et la mainmise foncière de Tunis sur une grande partie des terres ont entraîné "une

sclérose de la vie économique de la région et un arrêt des efforts de mise en valeur chez les populations locales" comme en témoigne l'abandon de la plupart

des oliveraies du Sud Ouest du Cap Bon86.

Le Nord de la presqu'île, où quelques 70 000 ha de bonnes terres agricoles étaient entre les mains des communautés maraboutiques, échappait à la domination foncière de Tunis. Tel est le cas des Maouines qui ont donné leur nom à la presqu'île qualifiée Dakhla des Maouines, ou encore des Daoudines et des Jedidis.

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Peyssonel J.A. (1838) Cité par Sethom H. (1977) L’agriculture de la presqu’île du Cap Bon.

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Sur ces terres, habous de zaouïa, les propriétaires faisaient appel à une main d'œuvre paysanne, les contrats de khammès, pour travailler leur terre aboutissant à une nette distinction entre les riches villageois privilégiés et les khammès.

Ces familles maraboutiques qui profitaient de revenus très élevés ne pratiquaient aucune politique de mise en valeur de leurs terres. Seule la côte orientale échappait réellement à toute emprise foncière et aurait pu connaître une mise en valeur agricole poussée. Mais les fréquentes razzias des corsaires chrétiens sur la Côte Nord d'El Haouaria à Kelibia ont toujours réduit les possibilités d'extension des cultures maraîchères et de l'arboriculture.