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Le calcul mental a toujours figuré dans les programmes d’enseignement de l’école primaire depuis la création de l’école publique, en 1883. L’étude menée par Butlen (2007) à partir des programmes d’enseignement conduit à distinguer ce qui relève d’automatismes (les tables, des doubles, des compléments à la dizaine, etc.) de ce qu’il faut être capable de reconstruire et qui relève du calcul réfléchi. Le calcul automatisé correspond plutôt à la restitution de faits numériques (tables, compléments à la dizaine, doubles, etc.) qui ont été mémorisés alors que le calcul réfléchi insiste « davantage sur la méthode (stratégie, choix de procédures) de calcul que sur la rapidité associée au calcul rapide ». (Butlen 2007, p. 33).

Par ailleurs, à la différence des techniques de calcul posé qui s’appuient principalement sur les propriétés de la numération, celles de calcul réfléchi mobilisent non seulement ces mêmes propriétés, mais aussi celles liées aux décompositions arithmétiques des nombres et aux propriétés des opérations (associativité, commutativité, etc.). En revanche, de façon commune, la connaissance des répertoires (tables, compléments à la dizaine supérieure, etc.) apparaît comme un élément

84 préalable à la mise en œuvre de ces différentes techniques (qu’elles soient de calcul posé ou réfléchi).

L’étude des deux manuels nous conduit à exposer les enjeux attribués au calcul mental par leurs auteurs à cette époque (avant 1883), puis à étudier les techniques proposées ainsi que le discours technologique qui les accompagne ; nous mettons alors en perspective nos observations, situées dans le contexte de l’étude de ces manuels, avec des éléments plus généraux apportés par Butlen (2007).

IV.1.1 Calculer mentalement : pour quoi faire ?

Bovier-Lapierre (1868) lorsqu’il présente l’intérêt de ce qu’il qualifie de « calcul mental » explique assez précisément la forme et les enjeux d’un tel calcul :

« Pour expliquer l’addition et la soustraction, on a pris certains exemples où les nombres étaient assez faibles pour qu’il fût facile de connaître le résultat sans rien écrire : c’est là ce qu’on appelle calcul mental. Il est très important de s’y exercer ; car il serait peu convenable pour celui qui a étudié l’arithmétique, d’être sous ce rapport moins habile qu’un homme qui, sans savoir lire ni écrire, parvient cependant à connaître le prix d’une marchandise qu’il a achetée ou vendue. Il n’y a pas de règles particulières pour ce calcul ; on ne fait que suivre les règles ordinaires, en se guidant sur le bon sens pour combiner les nombres entre eux, de manière à fatiguer le moins la mémoire. » Bovier-Lapierre (1868)

Nous retrouvons dans cette description les deux fonctions, pédagogique et sociale, pouvant être attribuées au calcul mental (Butlen 2007). De leur côté, André & Haillecourt (1872) insistent davantage sur la fonction pédagogique, présentant le calcul mental comme « le calcul que l’on fait de tête, sans rien écrire » et qui peut être plus rapide que le calcul posé écrit. Dans les deux cas, c’est au sens de « calcul réfléchi » et non automatisé que les auteurs entendent le calcul mental : si les résultats des tables apparaissent dans André & Haillecourt avant la description de chacune des opérations, ils n’associent pas leur mémorisation à ce qu’ils qualifient de calcul mental.

En revanche, ils cherchent à institutionnaliser des procédures :

« ce calcul ne se fait point comme le calcul écrit, mais il suffit de quelques exemples et d’un peu d’attention pour en comprendre le mécanisme. Nous donnerons d’ailleurs quelques règles qu’on pourra appliquer selon les cas. » André & Haillecourt (1872, p. 14)

IV.1.2 Calculer mentalement : comment ?

L’institutionnalisation des procédures de calcul mental est un enjeu crucial pour montrer le domaine d’efficacité des techniques, ces dernières dépendant fortement des nombres en jeu. C’est d’ailleurs à cause d’un manque de justification des techniques et d’un défaut d’adaptabilité des techniques que les décideurs, avant les programmes de 1970, ont souligné les dérives de l’enseignement du calcul réfléchi (Butlen 2007). L’étude des manuels nous permet alors d’étudier la façon dont les techniques de calcul réfléchi sont institutionnalisées et les technologies sur lesquelles elles reposent.

IV.1.2.i Pour l’addition et la soustraction

Bovier-Lapierre donne une liste d’exemples de calculs pour l’addition et la soustraction sans dégager de règle générale, comme par exemple :

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Retrancher 24 de 59. - On ôte 24 de 60. Or 20 ôté de 60 donne 40 ; 4 ôté de 40 donne 36. On retranche encore 1 à 36, parce qu’on avait pris 60 au lieu de 59, et on trouve 35. » Bovier - Lapierre (1868, p.20)

Nous observons, sur ces premiers exemples, ce que pointe Butlen (2007) : les techniques ne sont pas justifiées et il n’y a pas d’alternative proposée à la technique qui est décrite, alors que l’on pourrait pour le premier calcul, de façon tout aussi efficace, ajouter 420 à 50, puis ajouter 1, puis 8 et pour le second calcul, procéder chiffre par chiffre ou retrancher 20, puis retrancher 4.

André & Haillecourt présentent différemment les techniques de calcul mental en donnant des règles, qu’ils illustrent avec des exemples. Pour l’addition, ils formulent trois règles :

« 1°. On ajoute au premier nombre les plus hautes unités du second et ensuite les unités des ordres inférieurs. [...]

2°. On change, s’il y a avantage, l’ordre des nombres à ajouter [...]

3°. On ramène un ou plusieurs nombres donnés à exprimer des dizaines ou des centaines. » André & Haillecourt (1872, p.14)

Ils sont néanmoins conscients que ces règles ne sont pas les seules et concluent sur l’impossibilité d’en donner une liste exhaustive et sur la nécessité de les adapter selon les nombres en jeu : « la pratique et la réflexion font trouver une foule d’autres simplifications ingénieuses qui permettent d’additionner de tête très rapidement ».

Pour la soustraction, ils listent six règles de calcul mental différentes, qu’ils illustrent successivement avec des exemples adaptés :

« 1°. La différence de deux nombres ne change pas lorsqu’on les augmente ou les diminue tous les deux d’un même nombre. [...]

2°. Lorsqu’on augmente le plus grand nombre d’une certaine quantité, la différence augmente d’autant. [...]

3°. Lorsqu’on diminue le plus grand nombre d’une certaine quantité, la différence diminue d’autant. [...]

4°. Lorsqu’on augmente le plus petit nombre d’une certaine quantité, la différence diminue d’autant. [...]

5°. Lorsqu’on diminue le plus petit nombre d’une certaine quantité, la différence augmente d’autant. [...]

6°. On décompose le plus petit nombre en plusieurs parties et on les retranche successivement. » André & Haillecourt (1872, p. 19)

Nous observons une différence de statut entre les cinq premières règles, s’apparentant davantage à un énoncé de propriétés relatives à la soustraction, et la sixième, portant sur la réécriture d’un nombre et mettant ensuite en jeu un procédé de calcul. Nous retrouvons ici les éléments technologiques que nous avions listés dans le paragraphe relatif aux propriétés mathématiques de la soustraction : la règle 1 correspond à Θécart, la règle 4, comme la 6, peuvent s’apparenter à Θsous-somme et la 5 à Θsous-diff et les règles 2 et 3 sont associées à Θsous-terme-diff et à Θsous-terme-somme. Ces différents éléments technologiques s’apparentent alors à autant de techniques de calcul réfléchi.

André & Haillecourt spécifient des techniques de calcul réfléchi à travers l’énoncé de règles qu’ils ne justifient pas, même à travers les exemples qu’ils proposent ; la différence est d’autant plus marquée par rapport à ce que propose Bovier-Lapierre, qui se limite à la donnée d’exemples commentés.

86 IV.1.2.ii Pour la multiplication

À la différence de ce qu’il écrit pour les additions et les soustractions, Bovier-Lapierre énonce cette fois des règles plus générales pour calculer mentalement des produits, mais sans les exemplifier :

« Multiplier un nombre par 20, 30, 40... - On multiplie ce nombre par 2, 3, 4... et on met un zéro à droite. [...]

Multiplier un nombre par 12 - On le multiplie d’abord par 3, puis par 4. [...]

Multiplier un nombre par 19 - On le multiplie par 10, et on ajoute au résultat 9 fois ce nombre. » Bovier-Lapierre (1868, p. 33).

André & Haillecourt, dans le paragraphe réservé au calcul mental pour la multiplication, commencent par lister certains résultats qu’il est bon d’avoir automatisés, en particulier les produits ayant pour facteurs 20 et 50, puis certains produits avec 75, 125, etc. Ils listent ensuite, comme pour la soustraction, des « remarques » (p. 29) qui s’apparentent tour à tour à des techniques de calcul ou à des propriétés des opérations :

« 1. Pour multiplier une somme par un nombre, il suffit d’en multiplier les parties et d’ajouter les produits. [...]

2. Pour multiplier un nombre par une somme, il suffit de le multiplier par chaque partie de la somme et d’ajouter les produits obtenus. [...]

3. Pour multiplier la différence de deux nombres par un troisième, on les multiplie par ce troisième et on retranche les produits. [...]

4. On peut intervertir l’ordre des facteurs. [...]

5. On peut prendre le double de l’un des facteurs et la moitié de l’autre. [...]

6. Il arrive souvent qu’il faut trouver la somme de plusieurs produits ayant un même multiplicateur ; il suffit d’ajouter les multiplicandes. » André & Haillecourt (1872, p. 29)

Encore une fois, André & Haillecourt cherchent à dégager des règles générales alors que Bovier- Lapierre les contextualise dans des exemples ; nous retrouvons dans les deux manuels des références aux éléments technologiques correspondant aux propriétés de la multiplication à savoir Θass_×,

Θcomm_×, et Θdist. La référence à ces propriétés reste très implicite chez Bovier-Lapierre puisque seule la technique est énoncée, alors qu’André & Haillecourt font référence à la propriété avant de la mobiliser sur un exemple.

IV.1.2.iii Pour la division

Bovier-Lapierre (p. 43) commence par énoncer une propriété liée à la transformation du quotient quand on multiplie ou quand on divise le dividende et - ou le diviseur par un nombre donné ; ce qui rejoint Θdiv-prod et Θdiv-par-quot. Il évoque aussi la division d’un nombre par un produit de deux facteurs qui correspond à Θdiv-par-prod et fait ensuite référence (p. 45) à ces propriétés pour justifier les techniques qu’il énonce pour diviser par 5 (diviser par 10, puis multiplier par 2), par 25 (diviser par 100, puis multiplier par 4), par 12 (diviser par 4, puis diviser par 3), etc. André & Haillecourt reprennent ces mêmes propriétés et ajoutent (p. 39) celle relative à la division d’une somme (Θdiv- somme-diff).

IV.1.2.iv Conclusion

Pour l’addition et la soustraction, les éléments technologiques qui sous-tendent les techniques ne sont pas décrits, ce qui permet difficilement de pouvoir mesurer leur étendue et leur domaine d’efficacité. Pour les autres opérations, les technologies s’apparentent à la formulation de propriétés accompagnées d’exemples mis en œuvre à partir des propriétés correspondantes, mais sans que le

87 choix d’une technique plutôt qu’une autre sur l’exemple donné ne soit explicité. Or, comme plusieurs techniques apparaissent comme possibles pour réaliser un calcul réfléchi, il est nécessaire de mettre à disposition de l’élève des éléments qui permettent d’orienter son choix vers une technique plutôt qu’une autre ; la fonction de la technologie pour évaluer une technique (Castela & Romo-Vazquez 2011) apparaissant ici comme essentielle.

Le constat que nous faisons sur la comparaison de ces extraits de manuels rejoint celui fait par Butlen (2007) sur la difficulté d’institutionnaliser en calcul réfléchi. Nous soulignons enfin que dans les deux manuels le calcul réfléchi est associé à du calcul exact et dans aucun cas à du calcul approché ; si on réfère à la synthèse menée par Butlen (Ibid) sur les programmes scolaires, le calcul approché n’apparaît que tardivement dans les instructions officielles, ce qui peut expliquer ce constat.

Nous avons fait apparaitre les éléments technologiques reposant sur les propriétés arithmétiques des opérations, en lien avec les exemples proposés dans les manuels et constatons que les techniques sont variées et reposent sur des technologies différentes. Nous les reprendrons et les classifierons au regard des différentes technologies (compléments à la dizaine, utilisation d’un nombre entier d‘unités d’un ordre donné, etc.), en étudiant celles qui figurent dans les programmes de l’école, lorsque nous décrirons les praxéologies de calcul réfléchi dans le chapitre 3.

Nous l’avions déjà souligné chez Bezout et Reynaud, mais nous constatons aussi que les écritures arithmétiques (utilisant les symboles opératoires ou mobilisant le signe égal) sont peu présentes dans ces deux manuels. Les auteurs privilégient le langage naturel pour expliciter les raisonnements qu’ils mettent en jeu dans le calcul mental (on pourra se référer aux extraits précédents) ; ce qui peut se comprendre aisément, puisqu’ils définissent ce type de calcul comme oral - non écrit - et par conséquent, ils expliquent les techniques comme ils pourraient le faire oralement.

Or, nous avons pu constater lors de la définition du domaine relativement aux programmes (partie I) que dès le CP, les élèves étaient amenés à utiliser un certain formalisme (avec l’usage des signes opératoires et du signe égal), l’usage des parenthèses apparaissant au programme de 6ème. Si le calcul

réfléchi est un support pertinent pour familiariser les élèves avec l’usage des parenthèses lors de la traduction des opérations mentales effectuées, comme le précisent les programmes de 1980 (Butlen 2007), il est plus généralement un support intéressant pour produire des expressions arithmétiques. Il nous semble alors complémentaire d’étudier la façon dont les ostensifs tels que les signes des opérations (+, -, ×, :) et le signe égal apparaissent dans ces deux manuels ; ce qui nous conduit à soulever, de façon plus globale, la question de la dénotation des expressions arithmétiques.