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2 Les cadres intermédiaires, acteurs de la fabrique de la stratégie

2.1 Les cadres intermédiaires

Cette partie a pour objectif de définir au plus près le cadre intermédiaire. Il est important de passer par cette phase pour pouvoir l’appréhender dans son environnement.

Nous passerons ainsi en revue la pluralité de ses dimensions et les principales tensions auxquelles il est confronté.

Puis nous nous focaliserons sur un cadre intermédiaire distinct, le chef de projet. Le chef de projet est un type de cadre intermédiaire que l’on retrouve plus particulièrement dans les organisations réticulaires. Il occupe donc une place particulière dans cette recherche.

2.1.1 Quelques spécificités

La même année, Schilit et Locke (1982) parlaient de « subordonnés et de superviseurs » dans

Administrative Science Quaterly alors que Kanter interrogeait 165 « middle managers » dans

la Harvard Business Review (Kanter, 1982).

L’intérêt pour ces nouveaux acteurs de la stratégie grandit et il semble que les années 1990 aient été déterminantes et à l’origine de la compréhension de l’évolution du cadre intermédiaire (Nonaka, 1988 ; Wooldridge et Floyd, 1990 ; Floyd et Woolridge, 1992, 1994, 1997, 2000 ; Dutton et Ashford, 1993).

Les middle managers voient leur rôle et leur degré d’implication dans la stratégie des organisations évoluer à mesure du temps. Ainsi, Rouleau, Balogun et Floyd (2015) nous rappellent que, s’il semble actuellement acquis que le middle manager est un acteur non négligeable dans la formation de la stratégie d’une entreprise, cela n’a pas toujours été le cas. Les auteurs mettent en opposition ceux qui prédisaient la fin des middle managers (provoquée par des réorganisations ayant pour finalité la diminution des effectifs et la réduction des niveaux hiérarchiques) à ceux qui identifiaient déjà une sous-estimation des rôles des middle managers, les discernant désormais comme une ressource stratégique. Effectivement, la montée en puissance de la technologie croisée à la simplification des déplacements d’affaires ont fait évoluer les niveaux de contrôle et d’autonomie. Ceux qui étaient auparavant des directeurs de filiale éloignée sont devenus des cadres intermédiaires en étroite relation avec le cœur de l’entreprise (Rouleau, Balogun et Floyd, 2015).

Pourtant le cadre intermédiaire peut être « attrapé » dans une pluralité de dimensions.

La dimension sémantique insiste sur la distinction de vocabulaire pour ce cadre aux fonctions multiples et retient plusieurs définitions, dont encadrement intermédiaire ou manager de proximité. Ainsi, d’une part l’encadrement intermédiaire se réfère en France à un statut et/ou à une fonction (Bellini, 2005), mais d’autre part on peut en France être un cadre sans encadrer d’équipe, ou être manager sans être cadre (Payaud, 2003).

La dimension spatiale permet à Bellini (2005) de préciser que la notion de management de proximité (ou encadrement de premier niveau) peut tout à la fois préciser des niveaux géographiques et physiques : ainsi, certains managers de proximité, responsables hiérarchiques, sont physiquement présents aux côtés des équipes, alors que d’autres interviennent plutôt ponctuellement, comme experts techniques par exemple.

Une dimension plus horizontale est arrivée avec l’évolution des structures organisationnelles. Payaud (2003) précise qu’une organisation en réseau influence les rôles des cadres intermédiaires, créant une distinction entre plusieurs types de cadres intermédiaires, en particulier au travers de leur participation à l’évolution de la stratégie.

L’évolution des structures a fait évoluer les échanges, qui se trouvent moins bornés par la ligne hiérarchique, qu’elle soit ascendante ou descendante. Une hiérarchie plus plate (le travail en mode projet et donc le développement de la fonction de chef de projet) a accru les interactions horizontales, en interne vers d’autres collègues mais aussi en externe vers

d’autres organisations (Rouleau et Balogun, 2011). Nous reviendrons dans un second temps sur la catégorie des chefs de projets, qui sont une spécificité de l’encadrement intermédiaire intéressante pour notre recherche.

Enfin, sur une dimension plus verticale, le cadre intermédiaire est souvent défini par rapport à la direction générale. Ainsi Woolridge et Floyd (1990) situent leur étude sur les cadres intermédiaires en parlant de « middle-level managers », et plus exactement de « second-level

and third-level managers » (Woolridge et Floyd, 1990, p.233). Hambrick (1981) ajoute que

ce qu’il appelle « strategic awareness »23 est liée entre autres à la distance hiérarchique. Il a

ainsi observé un réel déclin de la « strategic awareness » au fur et à mesure de la descente dans les niveaux hiérarchiques.

S’il n’existe pas une seule fonction modélisant tous les cas de cadres intermédiaires, la littérature fait néanmoins consensus sur le point suivant : le terme d’encadrement intermédiaire ou de management de proximité correspond à une double position, car ce manager est tout à la fois supérieur hiérarchique et subordonné (Bellini, 2005 ; Ayache et Laroche, 2010).

Nous nous intéressons dans notre étude aux cadres intermédiaires ayant une réelle influence sur la fabrique de la stratégie. C’est pourquoi nous nous polariserons par la suite plus spécifiquement sur les cadres intermédiaires proches du top management, que nous nommerons dès lors de façon indifférenciée dans notre mémoire « cadres intermédiaires » ou « middle managers ».

En synthèse, les middle managers forment un groupe assez hétérogène, incluant à la fois des interlocuteurs hiérarchiques, comme le directeur de département, le directeur de division ou de BU, mais aussi des chefs d’équipe et des chefs de projet : des niveaux différents complexifient la réflexion autour de leur rôle, de leur pouvoir et des attendus (Wooldridge, Schmid et Floyd (2008).

23 Pour Hambrick, la notion de « strategic awarness », que nous pourrions traduire par la conscience stratégique,

provient à la fois de l’écart/cohérence perçus par le cadre entre la stratégie réalisée et la stratégie professée par l’organisation, ainsi que de l’écart/cohérence entre la perception de la stratégie par le cadre et par le top management (Hambrick, 1981)

Des rôles en tension

Cette catégorie de managers a éveillé l’intention des chercheurs par ses multiples rôles et comportements, différenciés de ceux du top management (Bellini, 2005).

Rapidement, leurs caractéristiques sont mises en avant. Au-delà de leur rôle dans la fabrique de la stratégie que nous traiterons dans la partie suivante, nous souhaitons ici insister sur d’autres qualités, plus générales, attribuées aux cadres intermédiaires.

Certaines caractéristiques leur ont été attribués, entre autres leur capacité à impulser l’innovation. Ils tiennent « le pouls de l’entreprise entre leurs mains » et sont en conséquence aptes à concevoir, suggérer et implémenter des idées auxquelles le top management n’aurait pas pensé (Kanter, 1982, p.96 ; Dutton et al., 1997, p.407). Cette capacité d’innovation repose aussi sur leur place médiane dans l’organisation, puisqu’ils sont à la croisée de l’information descendante et ascendante. Pour Nonaka (1988), le middle manager est un individu qui, grâce sa capacité à penser et agir en autonomie, est capable de générer de nouvelles idées tout en garantissant l’unité de la connaissance et de l’action de l’organisation. Aussi, cette capacité peut être augmentée si l’information est organisée volontairement et qualitativement autour du cadre intermédiaire, dans un effet de « middle-up-down » (Nonaka, 1988). Ils ont un accès direct au top management, et ont de ce fait les moyens de sélectionner (remonter ou dissimuler) les informations importantes, voire de formuler les problèmes de façon particulière (Burgelman, 1983a; Dutton et Ashfort, 1993). Ils sont à ce titre des acteurs importants de l’organisation.

Pourtant, être un cadre intermédiaire n’est pas exempt de difficultés.

Bellini (2005) nous précise que la littérature a aussi mis en lumière la tension provoquée par ce double rôle de l’encadrement intermédiaire, à la fois subordonné et supérieur hiérarchique. Cette tension irait en s’intensifiant ces dernières années, ce qui demanderait au cadre intermédiaire de mettre en œuvre des « mécanismes d’ajustement aux situations ».

Ces tensions internes se créent à partir d’une différence perçue par le manager entre ce qu’il construit socialement dans ses relations avec ses collègues (équipe ou supérieurs hiérarchiques) et qui est plutôt de l’ordre du spontané, et ce que l’organisation attend de lui, c’est à dire le modèle à adopter (Bellini, 2005). Il est intéressant de noter que l’auteur s’inscrit alors dans un courant de pensée qui considère « les rôles comme un construit social issu de

l’interaction entre les personnes, dans des situations particulières. […] Les rôles sont influencés par la structure sociale mais n’en sont pas totalement déterminés » (Bellini, 2005,

p.24). Ce courant s’oppose aux auteurs qui considèrent le rôle comme la conséquence du système social dans lequel ils s’inscrivent (les fonctionnalistes) et à ceux qui considèrent le rôle comme la conséquence des actions individuelles (paradigme individualiste). Nous percevons donc combien le contexte particulier du cadre intermédiaire doit être pris en considération.

Bellini observe que les attendus de l’organisation peuvent aussi percuter la représentation des propres droits et devoirs du cadre intermédiaire. Pour gérer ces tensions, le cadre intermédiaire va adopter un comportement différencié selon les situations. Ainsi, une vision générale de comportement pourrait laisser entrevoir des contradictions telles qu’entre être « dirigiste et participatif », « ferme et ouvert » ; mais une vision plus resserrée montre dans les faits une adaptation aux contextes, et donc un « arrangement des rôles ».

Bollecker et Nobre (2016) vont, eux, nommer le décalage dû aux contraintes organisationnelles un « paradoxe de rôle », et préciser que ce paradoxe s’appuie plus précisément sur deux types de tensions. La première est due à une double appartenance, à la fois proche « des sphères de décision et de celles de l’exécution » ; la seconde s’appuie sur des objectifs métiers différents (les auteurs citent la filière Exploitation tournée vers la productivité et la filière Développement, tournée vers la valeur ajoutée) avec lesquels les cadres intermédiaires doivent composer. Ils en concluent trois types de comportement : l’acceptation, qui conduit les cadres intermédiaires à souscrire aux demandes de l’organisation mais à contrebalancer cet état par « l’intérêt du métier, le sens et l’utilité » ; la seconde réaction est celle de la confrontation, où le cadre intermédiaire exprime son opposition et fait preuve de résistance ; enfin la dernière réaction, que les auteurs appellent la transcendance, est la reconnaissance et l’analyse de la contradiction pour mieux la gérer et « défendre l’intérêt général ».

Ainsi le cadre intermédiaire est en réaction de son environnement, et les attentes de rôles peuvent entrainer des tensions de rôle. Observer cet acteur dans sa pratique stratégique sous- entend donc de l’observer s’ajuster à un contexte intra organisationnel spécifique.

Comme nous l’avons souligné, non seulement le terme de cadre intermédiaire est représentatif d’une population très hétérogène, mais surtout le développement des organisations en réseau va influencer sa participation dans la fabrique de la stratégie. Arrêtons-nous maintenant sur le cas de ce cadre intermédiaire particulier, à la position transverse : le chef de projet.

2.1.2 Le chef de projet, un cadre intermédiaire particulier

Ce type de cadre intermédiaire à part a lui aussi un rôle dans la fabrique de la stratégie, d’autant qu’il a pour particularité de gérer une équipe dans un temps limité. Il se retrouve dans tous types d’organisations, publiques ou privées.

Le mode projet, apparu à la NASA dans les années 1960, a plutôt attiré l’attention de la communauté scientifique et des praticiens dans les années 1980, voire particulièrement dans les années 1990. Ces derniers adoptèrent de façon rapide et large ce nouveau mode d’organisation (Royer, 2005).

Clark et Wheelwright (1992) identifièrent alors quatre types de relations entre le responsable projet et les structures métier de l’organisation, en fonction du niveau d’autonomisation de ce dernier.

Dans le premier cas, « Functional Team Structure », il n’y a pas de structure projet à proprement parler : l’activité du projet passe d’un domaine métier à un autre domaine métier sans une personne dédiée à son pilotage. Ce sont des réunions inter domaines qui vont assurer l’avancement du projet et le transfert dans les autres métiers de l’entreprise.

Le second cas « Lightweight Team Structure » décrit le cas d’une structure projet légère, où le responsable projet a peu de poids sur le travail réalisé dans chaque métier car les acteurs du projet reportent à leur propre manager. Une liaison par domaine métier assurant les échanges avec les autres métiers, le suivi et la coordination se font entre les responsables métier et le responsable projet.

Le troisième cas « Heavyweight Team Structure » y décrit une structure matricielle, où le responsable projet coordonne et décide pour beaucoup des orientations des ressources liées à son projet. Souvent regroupés autour du responsable, les acteurs du projet ne sont pas pour autant dédiés de manière permanente au projet.

Enfin le dernier cas « Autonomous Team Structure » décrit le cas d’une équipe de projet intégrée, la « tiger team », dont la structure sort de l’organisation de l’entreprise (parfois au sens propre). Le chef de projet assume sa propre organisation de manière indépendante de la hiérarchie, devant laquelle il est responsable du résultat final. Les acteurs du projet reportent exclusivement au chef de projet, qui évalue leur contribution et établit les règles managériales.

Ces différents cas, que l’on peut retrouver dans les organisations de recherche, vont de pair avec une pluralité de responsabilités pour ce middle manager, et donc par conséquent son implication dans la stratégie de l’entreprise.

Ce modèle original, qui casse les codes des organisations en silo pour faire collaborer des compétences diverses autour d’un but spécifique, met donc en valeur une catégorie particulière de manager. Souvent responsable de l’atteinte des objectifs du groupe, de la gestion budgétaire, des échéances et de l’évaluation des risques, il doit aussi composer avec des compétences multiples.

Allard-Poesi et Perret (2005) structurent les rôles du chef de projet autour de trois verbes : concevoir, permettre et faire-faire : il conçoit en élaborant le projet, et en communiquant auprès des autres participants ; il permet en encadrant et en facilitant le travail de son équipe ; puis enfin il fait faire, bénéficiant de l’autorité légitime à défaut d’être formelle (commander et sanctionner). Ce défaut d’un pouvoir formel (sauf dans les cas de responsables de projets autonomes) est sa difficulté principale (Loufrani-Fedida, 2012), voire son ambiguïté (Le Douarin, 2007).

Ses rôles sont variés : la littérature le décrit souvent comme un coordonnateur de compétences, responsable ou co-responsable de l’accomplissement du projet (Bourgeon, 2002). Il doit donc aussi permettre aux membres du projet de bénéficier de suffisamment d’autonomie pour permettre leur mobilisation sur le projet et l’expression de leur créativité. Mais au-delà de ces multiples facettes et de façon très spécifique, il doit porter un projet lisible, fédérer et mobiliser des actions pour permettre une réelle avancée du projet, enfin donner du sens à un travail d’équipe tout en maintenant des résultats individuels. Pour cela un gros travail administratif et informationnel doit être effectué.

C’est l’individu qui doit construire l’identité du projet, c’est à dire à la fois son développement, son avancée et ses règles de fonctionnement internes, et ce au sein d’une équipe à compétences différentes : une sorte d’interdisciplinarité.

Or le mode projet demande à cet individu de se construire très rapidement de nouvelles compétences, mais aussi de les renouveler, car les phases du projet ne se ressemblent pas « avec l’évolution rapide du rôle, avec le stress de l’irréversibilité, les acteurs sont en

permanence en situation d’apprentissage de rôles nouveaux, et, simultanément, de mise en œuvre de ces compétences à plein régime » (Midler, 1993, p. 13).

Tout comme le middle manager classique, le chef de projet est garant de l’efficacité d’une équipe. Mais ces différences sont intéressantes : son équipe se créé et se fédère autour de l’atteinte de l’objectif défini par le commanditaire (interne ou externe à l’organisation), elle est composée de compétences précises qui chacune à leur manière contribue à la réalisation de jalons intermédiaires, et enfin et surtout, le projet a une durée de vie limitée et programmée. Les projets peuvent être extrêmement stratégiques pour l’organisation, et la manière dont le chef de projet mènera son équipe et atteindra le résultat est alors déterminante.

Dameron (2003) se positionne au sein même de l’équipe projet et questionne les relations interpersonnelles intra équipe. L’auteure repère alors une tension entre deux conceptions de la coopération, une coopération complémentaire et une coopération communautaire. Ces deux conceptions semblent d’un premier abord opposées : la première est centrée sur l’opportunisme et l’individualisme alors que la seconde se développe sur l’idée d’une appartenance collective. Ces deux conceptions vont dans les faits se compléter et se succéder dans une logique communautaire-complémentaire-communautaire et ainsi permettre la réalisation de l’action collective.

En synthèse, les évolutions des structures des entreprises ont fait émerger un cadre intermédiaire en interrelation constante avec les parties prenantes, supposé faciliter l’innovation. Il se retrouve entre le marteau et l’enclume (Bellini, 2005), connaît des tensions de rôles et doit les prendre en compte. Or elles sont dépendantes du contexte organisationnel. Un type particulier de cadre intermédiaire, le chef de projet, connaît les mêmes tensions, et doit de plus faire fédérer autour un projet collectif.

A partir de ces caractéristiques, nous allons maintenant plus particulièrement étudier sa contribution stratégique.