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Partie I : Théoriser le changement de la politique française de visa

Chapitre 2 : Construction des hypothèses du changement de la politique de visa

B. Le cadre conceptuel de l’instrumentation

Les 3I constituent donc les variables indépendantes à observer dès lors que l’on s’inscrit dans une approche de politiques publiques. Or, quel niveau d’observation adopter ? La sélection du visa comme objet d’études nous invite à choisir le niveau de l’instrument. On considère dès lors le visa comme un instrument d’action publique, soit un dispositif qui rend opérationnelle l’action gouvernementale : en effet, le visa est un moyen concret pour réguler

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les flux d’individus étrangers sur un territoire national. On s’inscrit donc dans le cadre conceptuel de l’instrumentation. Développée par Christopher Hood dans les années 1980, cette approche rejette les idées qu’un instrument d’action publique est neutre politiquement et qu’il n’a qu’une visée administrative. Au contraire, il propose de les considérer comme variables explicatives de l’action publique (Hood, 1983).

1. L’instrument, théorisation du lien gouvernant/gouverné

Dans ses travaux sur la gouvernementalité, Michel Foucault (1978) s’intéresse aux dispositifs, aux innovations par lesquels se matérialise l’exercice du pouvoir. En effet, un instrument constitue une forme d’autorité, de domination. Le point de départ de l’instrumentation est de s’opposer au postulat fonctionnaliste, qui se limite à questionner un instrument sur sa capacité à atteindre l’objectif qui lui a été assigné. Au contraire, un instrument est une institution au sens sociologique du terme, dans le sens où il détermine des comportements attendus de la part de l’autorité et du public (Lascoumes, Le Galès, 2005). Il rentre ainsi dans la définition que Streeck et Thelen donnent de l’institution : « an institution is defined by continuous interaction between rule makers and rule takers » (Streeck, Thelen, 2005, p.16). Le visa est un instrument et une institution dans la mesure où il stipule des règles du jeu entre les demandeurs étrangers d’une part, et l’autorité qui consent (ou non) à le lui délivrer d’autre part. Il définit ainsi la relation sociale entre la puissance publique et l’usager, faisant de l’instrument « a specific kind of institution » (Saurugger, 2014, p. 321).

Pour comprendre le choix d’un instrument, et son utilisation par les acteurs, il faut s’intéresser à son environnement politique et au système de croyances auquel il correspond. Selon Hood, qui a initié cette approche à partir des instruments de régulation économique mis en place en Grande-Bretagne, chaque instrument est ancré dans une histoire institutionnelle, des contraintes et des choix politiques ainsi qu’un cadrage idéologique qui précisent la nature du rapport gouvernant/gouvernés (Hood, 1983, 2007). En outre, Lascoumes et Le Galès insistent sur la dimension cognitive de cette approche, en définissant un instrument d’action publique comme « un dispositif à la fois technique et social, qui organise les relations entre l’Etat et le public, selon les représentations et le système de valeurs qu’il renferme » (Lascoumes, Le Galès, 2005, p.13).

2. Un marqueur concret du changement d’action publique

Le cadre conceptuel de l’instrumentation est particulièrement pertinent pour interroger le changement, au cœur de notre question de recherche. Combiner une vision historique et les

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postulats de l’instrumentation conduit à s’intéresser à la « carrière politique » de l’instrument au long terme. Un instrument est dynamique, et développe des effets propres et indépendants du but de régulation qui lui a été initialement assigné. Cette propriété de l’instrument permet de considérer la rentabilité directe du visa (soit la délivrance des visas comme un levier de recettes budgétaires non fiscales pour l’Etat15

) comme un de ces effets non prévus.

En s’appuyant sur les travaux empiriques d’Alain Desrosières (1993) sur la production de statistiques par l’Etat, Lascoumes et Le Galès identifient un effet autonome important d’un instrument d’action publique : il est producteur d’une représentation spécifique de l’enjeu qu’il adresse (Lascoumes, Le Galès, 2005, p.32). En d’autres mots, réguler par un instrument revient à proposer une catégorisation de la situation abordée. Cet effet est particulièrement fort dans le cas du visa. Par exemple, le régime du visa Schengen fonctionne par nationalité. Les ressortissants dont la nationalité est inscrite sur la liste blanche sont exemptés de visa pour voyager en France et dans l’espace Schengen, tandis que ceux sur liste noire sont dans l’obligation de se munir d’un visa uniforme pour franchir les frontières. Il y a donc ici une distinction entre les étrangers désirables et indésirables (Bigo, Guild, 2003).

En revenant sur l’instrumentation plus de vingt ans après ses premières hypothèses, Hood complète la dimension cognitive de l’instrument par les propriétés dynamiques et évolutives de celui-ci : « étudier la valeur apposée aux instruments d’un gouvernement est révélateur du paradigme, et plus particulièrement de l’évolution de paradigme » (Hood, 2007). Non seulement le visa est porteur et producteur d’une représentation du problème politique qu’il adresse, mais il est de plus curseur du changement. Ainsi l’instrumentation est l’approche la plus pertinente pour montrer que le visa produit ses propres effets, et mesurer l’ampleur du changement de politique que ces effets entrainent, en étudiant sa carrière politique de 1995 à aujourd’hui.

La force de ce cadre conceptuel est de pouvoir considérer le visa à la fois comme une variable dépendante et indépendante. Cet instrument est affecté par les évolutions des 3I, mais de plus il a des propriétés propres qui lui confèrent un pouvoir explicatif des phénomènes que nous voulons étudier.

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Les recettes de l’Etat se distinguent en trois catégories : fiscales, non fiscales et les emprunts. Près de 95% des recettes sont fiscales : elles proviennent de l’impôt (sur le revenu, sur les sociétés, taxe sur la valeur ajoutée etc.). Les recettes non fiscales sont tirées des revenus du patrimoine de l’Etat, du produit des jeux, des amendes, ainsi que des revenus tirés des activités commerciales, industrielles et des rémunérations des services rendus par l’Etat. Les droits de visa appartiennent à cette toute dernière catégorie.

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IV/ Les mécanismes explicatifs du changement de la politique de visa

Cette recherche a pour but de disséquer un instrument au prisme des dynamiques de changement qui le traversent depuis ces vingt dernières années, le faisant progresser d’une logique vers une autre. Dans le cadre de l’élaboration d’un modèle analytique pour répondre à notre question de recherche, nous avons d’abord précisé les concepts de sécurité et de compétitivité liés au visa, puis sélectionné une approche théorique de politiques publiques, et l’instrumentation comme niveau d’observation de ces changements. Après une présentation succincte des caractéristiques du changement en politiques publiques, la dernière étape de l’élaboration du modèle analytique consiste à formuler les hypothèses. Pour cela, nous mobilisons les mécanismes du changement les plus pertinents pour problématiser les pistes de facteurs de transformation du visa, que le cadre théorique et une connaissance préliminaire de notre sujet d’études nous permettent d’identifier à ce stade.