• Aucun résultat trouvé

Être célibataire et rester au sein de la famille 91 !

CHAPITRE III « ÊTRE DANS LE MONDE » : MÉNAGE, SOLIDARITÉ ET

1. La diversité des ménages : le célibat pour étudier les cycles de vie 89!

1.1 Être célibataire et rester au sein de la famille 91 !

Une femme qui habite seule est un phénomène plutôt rare au XVIIIe siècle. En effet, que ce soit dans les recensements ou les actes notariés, il est difficile de retrouver des femmes célibataires seules au sein d’une demeure14. S’il ne semble pas y avoir de règlementation sur le sujet en Nouvelle-France, on retrouve dans certaines villes d’Angleterre, pour la même période, des lois qui empêchent les femmes célibataires d’habiter seules avant l’âge de 50 ans ou 40 ans. Généralement, c’est au milieu des membres de leur famille qu’elles résident. Après leur majorité, la plupart des femmes restent avec leurs parents – s’ils sont vivants –, elles vont prendre soin de ceux-ci pendant leur vieillesse et, après leur mort, certaines vont recevoir la maison familiale ou d’autres biens pour les services rendus. C’est le cas des sœurs Bégas qui, après s’être occupées de leur mère Flavie-Anne Mossion pendant des années, vont recevoir par donation tous les biens de celle-ci « laquelle voulant marquer sa satisfaction de la

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

12 Gérard Bouchard, « L'étude des structures familiales pré-industrielles. Pour un renversement de perspectives»,

Revue d'histoire moderne et contemporaine, tome 28, n°4 (1981), p. 545-571.

13 Minvielle, op.cit., p. 145.

particulière amitié et affection filiale qu’elle a toujours reconnüe dans demoiselle Marie-Anne et Louise Béga ses filles 15 ». Plusieurs vont aussi devoir se trouver d’autres membres de leur famille pour cohabiter ou avoir l’opportunité de fonder leur propre ménage. Après le décès des parents, surtout du père, on peut penser que certaines femmes gagnent en liberté, car si elles sont majeures aux yeux de la loi, il n’en demeure pas moins que dans une société patriarcale elles demeurent sous l’autorité du père tant qu’elles résident dans sa demeure. De plus, elles sont parvenues à un âge qui permet de dissiper une certaine suspicion que la société pourrait entretenir à l’égard d’une jeune femme non mariée qui serait à la tête d’un ménage16, et comme le mentionne Cécile Dauphin : « rares sont les jeunes filles qui ont les moyens et l’audace de s’installer dans un logement indépendant17 ».

Par conséquent, les femmes célibataires qui sont chefs de foyer sont peu nombreuses et très difficiles à retracer18. On sait que plusieurs possèdent une maison, il est donc possible de croire que pendant une période de leur vie elles sont à la tête d’un ménage, certaines ayant probablement des domestiques, voire des esclaves. Avoir une maison ne veut cependant pas dire être à la tête d’un ménage – et donc, avoir des personnes en situation de dépendance envers la fille majeure, comme une nièce –, certaine on peut-être reçu leur maison par

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

15 BAnQ-Q, greffe du notaire Christophe-Hilarion Dulaurent, donation de Flavie-Anne Mossion à Marie-Anne et

Louise Béga, 1 mars 1742.

16 Amy Froide, loc.cit., p. 94-96. Comme le mentionne Josette Brun, on peut aussi penser que plus l’âge du père

avance, plus l’autorité paternelle diminue, puisqu’il devient dépendant de ses filles ou fils. Il y a donc un effritement des différences de genre, Josette Brun, Le veuvage en Nouvelle-France : genre, dynamique familiale et stratégies de survie dans deux villes coloniales du XVIIIe siècle, Québec et Louisbourg, op.cit., p. 246. Cela peut se voir avec le journal d’Élisabeth Bégon, qui nous aborderons plus tard, alors que son père, très avancé en âge, n’est plus celui qui administre le ménage et les affaires, c’est alors clairement sa fille qui prend en main l’aspect économique de la maisonnée.

17 Cécile Dauphin, « Un excédent très ordinaire. L’exemple de Châtillon-sur-Seine en 1851 », dans Arlette Farge

et Christiane Klapisch-Zuber (dir.), Madame ou Mademoiselle ? Itinéraires de la solitude féminine 18e-20e

siècle, Paris, Montalba, 1984, p. 80.

18 À l’aide de la banque de données Adhémar on peut voir qu’il n’y a que quatre femmes célibataires qui sont

propriétaires d’une maison en 1725, cinq en 1765 et huit en 1805, Adhémar. Base de données du Groupe de recherche sur Montréal. Propriété, bâti et population, 1642-1805, Montréal, Centre Canadien d’Architecture, 1991-1997. Il est toutefois important de mentionner que plusieurs femmes ont aussi été propriétaires avant et entre ces trois années.

héritage ou n’y résident même pas. Ce sont encore une fois des femmes aisées qui sont visibles dans les sources ; une femme d’origine modeste ne possédant pas de biens reste invisible en grande partie pour l’historien, elle se trouve probablement en situation de dépendance envers le père ou des membres de la famille, ce qui n’enlève rien au fait qu’elle peut avoir un rôle important au sein du ménage. Le cas d’Ellin Stout, seule fille sur six enfants d’une famille de Quaker, est particulièrement éclairant. Très tôt elle semble vouée à aider la famille dans diverses tâches au sein du ménage19.

Les femmes qui habitent seules sont surtout celles qui ont un métier, comme les couturières, mais en regardant leur voisinage on se rend compte qu’elles restent à proximité des membres de leur famille20. Ces femmes qui habitent seules ou qui sont à la tête d’un ménage sont plutôt des exceptions, c’est généralement avec des membres de leur parenté que cohabitent les célibataires : les frères et les sœurs sont alors un choix logique, puisque c’est avec ceux-ci qu’elles entretiennent les liens les plus forts.

La germanité est d’ailleurs un lien très important pour comprendre le célibat. Les relations entre frères et sœurs ont pourtant longtemps été négligées par les historiens, alors qu’il s’agit d’un des éléments fondamentaux de la famille nucléaire21. Dans certains ménages, on retrouve même des célibataires des deux sexes ; dans ces cas on peut penser que la femme

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

19 Margaret R. Hunt, The Middling Sort: Commerce, Gender, and the Family in England, 1680-1780,

Berkeley/Los Angeles/London, University of California Press, 1996, p. 80-81.

20 Suzanne Gousse aborde la couturière Catherine Demers Dessermon – qui n’est cependant pas célibataire

l’entièreté de sa vie –, future fondatrice des sœurs grises et qui possédait sa propre maison, Suzanne Gousse, « Marie Catherine Demers Dessermon (1698-1785), cofondatrice oubliée. Interrogations sur le pouvoir d’effacement d’une religieuse montréalaise », Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 63, n° 2-3 (automne 2009- hiver 2010), p. 243-273.

21 Didier Lett brosse un portrait de l’historiographie sur les relations entre frères et sœurs, « L’histoire des frères

et des sœurs », Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], n° 34 (2011), mis en ligne le 31 décembre 2013, consulté le 06 janvier 2016, http://clio.revues.org/10308 ; DOI : 10.4000/clio.10308.

célibataire devient une « épouse par procuration », comme le démontre Christine Adams22. Suzanne et Louis Leduc que nous avons étudiés dans le dernier chapitre en sont un bon exemple. Ils se font un testament commun (1719) et une donation sous forme de testament (1752) : leur cohabitation semble avoir duré la totalité de leur vie et ils ont été associés pendant des années dans le commerce des fourrures. D’autres cas, comme les sœurs Tarieu de Lanaudière, de Saint-Vallier, témoignent aussi de la cohabitation entre plusieurs célibataires d’une même fratrie, Marguerite et Agathe partageaient alors leur résidence avec Antoine, leur frère souvent absent à cause de ses engagements politiques. La question est de savoir quel rôle avaient ces femmes dans le ménage. Étaient-elles des épouses par procuration, avaient-elles de l’autonomie? Là encore les expériences individuelles varient, mais au regard des actes notariés le chercheur finit par avoir la conviction que de nombreux frères et sœurs célibataires entretenaient des relations fortes ; relations qui ne semblent pas avoir décliné, malgré les cycles de vie23. Ces relations se retrouvent aussi, bien sûr, entre des femmes célibataires et des membres de leur famille qui sont mariés.

En effet, la majorité des femmes célibataires habitent avec des membres de leur famille déjà mariés. C’est ce qu’on peut penser en absence de sources pour une bonne partie de notre corpus. Dans le recensement de la ville de Québec de 1744, une grande partie des femmes célibataires de cette ville habitaient avec des membres de leur famille, et ce, peu importe leur âge. Après, en absence de traces, il semble logique de supposer qu’elles continuent de demeurer au sein de la famille ou qu’elles y sont à un moment ou un autre de

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

22 Christine Adams, « A Choice Not to Wed? Unmarried Women in Eighteenth-Century France », Journal of

Social History, vol. 29, no 4 (1996), p. 883-894. Supra, chapitre II.

23 Les relations entre germains ont été étudiées en fonction des cycles de vie : il en ressort un schéma assez

dominant. Ces relations sont fortes pendant l’enfance, déclinent après le mariage ou l’âge adulte des enfants et redeviennent fortes après le décès des parents : Lynn White, « Sibling Relationships Over the Life Course : A Panel Analysis », Journal of Marriage and Family, n°63 (mai 2001), p. 556.

leur vie. Comme nous l’avons mentionné, les ménages changent constamment au XVIIIe siècle. Par exemple, Louise de Lavaltrie va habiter seule 20 ans après le décès de son père, avant d’aller rejoindre son frère dans le manoir qu’il a fait construire à Lavaltrie24. Cécile Dupré Picard reste quant à elle chez son beau-frère, signe que la cohabitation peut perdurer même après le décès du membre de la famille chez qui la femme célibataire résidait25.

En absence d’écrits du for privé, il y a cependant un grand silence des archives sur le sujet pour la Nouvelle-France, hormis certains actes notariés, qui témoignent le plus souvent de la résidence au moment de la rédaction du document. C’est donc principalement au moment de la mort qu’il est possible d’entrevoir la cohabitation des femmes célibataires, par les testaments et donations. Ces sources ne nous donnent qu’un portrait biaisé, car une personne âgée est souvent dans la nécessité de cohabiter. Et cette cohabitation ne se fait pas toujours chez un membre de la famille. Beaucoup vont loger dans une chambre chez une personne dont on ignore le lien avec la testatrice, ou chez les religieuses. Cela ne veut pas dire qu’elles n’ont jamais résidé chez leur famille, mais bien qu’elles sont dans une période de leur vie où la famille est incapable de subvenir à leurs besoins, ou qu’elles ne veulent pas représenter un fardeau pour la nouvelle génération qui éduque des enfants. D’ailleurs, les legs qu’elles font restent majoritairement au sein à des membres de leur famille, comme nous le verrons. Il importe cependant d’aborder d’abord les cas minoritaires de cohabitations : les ménages uniquement féminins.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

24 Georges Aubin, Lettres d’amour à Mademoiselle de Lavaltrie 1809-1822, L’Assomption, Éditions Point du

Jour, 2014, p. 32.