• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 : Revue de littérature

1.4. Le bruit routier, nuisance environnementale

1.4.4. Bruit routier et études en justice environnementale

Malgré les multiples effets néfastes du bruit routier sur la santé affectant certains groupes populationnels plus sévèrement, les études en justice environnementale s’intéressent depuis peu à cette nuisance. Lorsqu’elles s’y intéressent, l’objectif auquel tentent de répondre ces études est de savoir si certains groupes vulnérables socio-économiquement (les personnes à faible revenu et les minorités visibles) ou physiologiquement (les enfants et les personnes âgées) sont plus susceptibles d’habiter dans des zones de forte concentration de bruit. Il existe deux principales approches en équité environnementale afin d’identifier les zones de concentration de bruit routier (ou zones de gêne sonore) soit les cartes de bruit (aussi appelées continuous surface en anglais) puis les zones tampons (ou buffer zones en anglais) (Maantay et Maroko 2018).

1.4.4.1. Approche par carte de bruit

La première approche consiste à créer des cartes du bruit routier pour une surface continue soit pour l’ensemble d’un territoire donné. Ces cartes de bruit sont principalement générées selon deux méthodes soit par modélisation mathématique (Brainard et al. 2004 ; Carrier, Apparicio et Séguin 2016b, 2016a ; Havard et al. 2011 ; Lam et Chan 2008 ; Nega et al. 2013), soit par land-use regression (Cai et al. 2018 ; Dale et al. 2015 ; Goudreau et al. 2014 ; Oiamo, Luginaah et Baxter 2015 ; Sieber et al. 2017). La première technique, la modélisation mathématique, se fait à partir d’un logiciel permettant d’estimer divers types de polluants – notamment sonores – en fonction des paramètres qui influencent leur propagation. Parmi ces

paramètres on retrouve notamment la période de la journée, la saison, la température, la typologie des routes, les débits de circulation, etc. Quant à elle, la land-use regression, consiste à mesurer les niveaux de bruit à différents endroits sur un territoire donné puis à développer une équation permettant de prédire les niveaux de bruit mesurés en fonction de prédicteurs géoréférencés soit les caractéristiques de l’environnement immédiat de chacun de ces endroits d’échantillonnage. Ensuite, l’équation peut être appliquée aux zones où les niveaux de bruit n'ont pas été mesurés selon les caractéristiques de l’environnement afin de générer des cartes de bruit (Goudreau et al. 2014).

En utilisant les méthodes de cette approche pour produire des cartes de bruit, plusieurs auteurs ont montré qu’il existe une relation positive entre le bruit routier et les proportions de personnes à faible revenu et de minorités ethniques, notamment à Birmingham en Angleterre (Brainard et al. 2004), à Montréal au Canada (Carrier, Apparicio et Séguin 2016a, 2016b ; Dale et al. 2015), à Hong Kong en Chine (Lam et Chan 2008) et à Minneapolis–Saint Paul aux États- Unis (Nega et al. 2013). En effet, l’étude de Brainard et al. (2004), portant sur plusieurs sources de bruit (aérienne, routière et ferroviaire), a trouvé une faible association entre le fait d’appartenir à un groupe ethnique (plus spécifiquement pour les individus de couleur noire) et le fait d’être exposé à de plus forts niveaux de bruit. Une relation a également été trouvée entre les personnes en situation de défavorisation et une plus forte exposition au bruit pendant la nuit. Cela dit, cette étude a également révélé une forte association entre le fait d’être en situation de défavorisation et d’appartenir à un groupe ethnique rendant ainsi plus difficile de distinguer ces deux facteurs explicatifs. Ensuite, les études de Carrier et al. (2016b, 2016a) portant sur le bruit routier, ont montré que les personnes à faible revenu et les minorités visibles habitent dans des secteurs caractérisés par de plus forts niveaux de bruit que le reste de la population au sein de la ville de Montréal. Dale et al. (2015) ont également trouvé des relations semblables pour quatre différents indicateurs de défavorisation au niveau de l’île de Montréal. Leurs résultats ont montré une forte association négative entre des niveaux de bruit plus élevés et le revenu médian, une association positive avec la proportion d’individus dépensant plus de 30% de leur revenu en logement, la proportion d’individus sous le seuil de faible revenu puis un indice de défavorisation sociale. De manière similaire, Lam et Chan (2008) ont trouvé une association négative entre le niveau de bruit, d’une part, et les niveaux d’éducation et de revenu mensuel, d’autre part. Ainsi, les individus avec un statut socio-économique plus bas sont davantage exposés à des niveaux de bruit routier élevés. De même, Nega et al. (2013) ont trouvé une association négative entre les niveaux de bruit et des indicateurs socio-économiques comme le revenu et la valeur médiane du logement puis une association positive avec la proportion de résidents non caucasiens.

À l’inverse, les études de Havard et al. (2011) à Paris, de Bocquier et al. (2012) à Marseille en France et de Kruize et al. (2007), aux Pays-Bas, n’ont mesuré aucune iniquité environnementale en fonction du niveau de revenu de la population. Ainsi, Havard et al. (2011) ont montré qu’un statut socio-économique plus élevé est associé à une exposition à des niveaux de bruit plus élevés. Autrement dit, une iniquité environnementale à l’égard des populations à statut socio-économique plus élevé. Ainsi, il est possible que pour certains individus mieux nantis, le bénéfice d’habiter à proximité du réseau autoroutier et par le fait même de profiter d’une bonne accessibilité à ce réseau surpasse les désagréments sonores qu’il cause (Tiebout 1956 cité dans Brainard et al. 2004). Quant aux deux groupes d’âge physiologiquement plus vulnérables au bruit (les enfants et les personnes âgées), les études s’y étant intéressées ont montré qu’ils ne sont pas en situation d’iniquité environnementale ni à Birmingham ni à Montréal (Brainard et al. 2004 ; Carrier, Apparicio et Séguin 2016b, 2016a).

1.4.4.2. Approche par zones tampons ou « buffer » (proxy)

La seconde approche, celle des zones tampons, est largement utilisée pour différents types de nuisances en raison de sa simplicité (Maantay et Maroko 2018). Elle consiste à déterminer une zone autour d’une nuisance représentant la zone affectée par différents types de polluants émis par la nuisance. Ainsi, la proximité à une nuisance est utilisée comme proxy puisque les zones adjacentes présentent habituellement les plus importantes concentrations de polluants. Par exemple, un périmètre déterminé le long d’une importante voie de circulation représente la zone où l’on risque de retrouver une forte concentration de polluants tels que le bruit ou encore des polluants atmosphériques tels que le NO2, le PM2.5, et le SOx. D’ailleurs, selon plusieurs études, les niveaux sonores et de polluants atmosphériques sont habituellement plus élevés le long des axes routiers majeurs (Carrier 2015 ; Chakraborty 2006 ; Jacobson, Hengartner et Louis 2005 ; Maantay 2007). Il s’agit ensuite de vérifier si certains groupes de populations sont surreprésentés dans ces zones affectées par la présence de polluants.

La forme des zones tampons dépend largement du type de nuisances qu’elles circonscrivent. Une nuisance étant généralement ponctuelle (ex : dépotoirs, les sites d’enfouissement de matières dangereuses et les centrales nucléaires) ou linéaire (ex : voies de circulation majeures), les zones tampons sont donc principalement circulaires ou linéaires. En outre, il existe différents types de zones tampons, quelle que soit leur forme. Trois types de zones sont davantage pertinentes dans le cadre de cette recherche : 1) la zone tampon avec une

distance fixe; 2) la zone tampon de rayon multiple; 3) la zone tampon de rayon variable (Maantay et Maroko 2018).

Le premier type, la zone avec une distance fixe, consiste à déterminer une zone tampon en incluant tout le territoire situé à l’intérieur d’une distance fixe à partir de l’infrastructure émettrice d’un polluant. Cette distance fixe est généralement déterminée en fonction de la littérature et des modalités de propagation du polluant. Par exemple, pour le bruit routier, la distance retenue est souvent ± 300 mètres alors que pour la pollution atmosphérique on retient généralement une distance de ± 200 mètres (Brugge, Durant et Rioux 2007). Des études ayant employé cette méthode ont trouvé que les personnes à faible revenu ou issues de groupes ethniques minoritaires sont plus présentes à proximité du réseau autoroutier dans les zones susceptibles d’être affectées par différents types de polluants tels que le bruit et les polluants atmosphériques (Chakraborty, Schweitzer et Forkenbrock 1999 ; Jacobson, Hengartner et Louis 2005). En outre, l’étude de Chakraborty, Schweitzer et Forkenbrock (1999) s’est intéressée au bruit et à la pollution atmosphérique dans un rayon de 0,25 milles (ce qui équivaut à environ 408 mètres) le long d’un tronçon du US Highway 63 passant dans le centre-ville de Waterloo aux États-Unis. De même, l’étude de Jacobson, Hengartner et Louis (2005) a employé une distance de 200 mètres le long du réseau autoroutier de la ville de New York aux États-Unis afin d’évaluer si certains groupes (personnes à faible revenu et minorités visibles) sont plus susceptibles d’habiter à l’intérieur de cette distance. De son côté, l’étude de Maantay (2007) s’est intéressée à la correspondance spatiale entre les cas d’asthme et la proximité à différentes nuisances ponctuelles et linéaires, dont le réseau autoroutier du Bronx à New York. La distance retenue par l’auteure pour le réseau autoroutier était de 150 mètres. Les résultats de cette étude ont montré que, dans cette zone tampon adjacente, les individus sont plus susceptibles d’être hospitalisés pour cause d’asthme, d’avoir un plus faible revenu ainsi que d’appartenir à un groupe ethnique minoritaire (Maantay 2007). La méthode par zone tampon comporte toutefois une importante limite : les résultats obtenus et la taille estimée des populations à l’intérieur de la zone tampon est largement dépendante de la taille de la zone tampon choisie (Chakraborty 2006 ; Waller, Louis et Carlin 1999). Ainsi, plusieurs auteurs ont critiqué le caractère arbitraire de cette méthode lié à l’utilisation d’une seule distance fixe. D’ailleurs, le deuxième type de zones tampons s’est largement développé en réponse à cette critique.

Le second type soit, la zone tampon multiple, très semblable à la première, consiste à déterminer plusieurs zones tampons situées à plusieurs distances à partir de l’infrastructure émettrice de nuisance. Selon l’étude de Zandbergen et Chakraborty (2006) plusieurs distances

peuvent traduire des résultats différents, voire même contradictoires. En effet, les auteurs se sont intéressés à l’exposition des enfants à différentes sources de polluants atmosphériques selon leur lieu de résidence et la localisation des écoles primaires dans le comté d’Orange aux États-Unis. Les résultats ont montré qu’à l’intérieur des zones tampons de 0,25, 2 et 4 milles les enfants sont davantage exposés aux polluants atmosphériques à l’école, alors qu’à l’intérieur des distances de 0,5 et 1 mille, ils sont davantage exposés aux mêmes polluants à leur lieu de résidence. Ainsi, l’utilisation de plusieurs distances permettrait de fournir un portrait plus complet et nuancé de la répartition des groupes à proximité des nuisances.

De plus, certaines études s’intéressent parfois à plusieurs types de polluants n’ayant pas nécessairement les mêmes modalités de propagation. C’est notamment le cas dans l’étude de Chakraborty et Zandbergen (2007) portant sur l’exposition des enfants issus de groupes ethniques à divers types de nuisances émettant des polluants atmosphériques (industries de déchets toxiques, système de récupération d'information aréométrique, voies de circulation majeures, etc.) dans le comté d’Orange aux États-Unis. Ayant effectué leurs analyses à partir de plusieurs distances (0,25, 0,50, 1, 2, 4 milles), les auteurs ont trouvé des iniquités spatiales basées sur l’origine ethnique pour toutes les distances et toutes les sources de polluants atmosphériques. Cela dit, ils ont tout de même noté quelques différences au niveau des distances et des nuisances émettrices de polluants. Par exemple, les iniquités sont plus importantes à de plus grandes distances (2 ou 4 milles) pour les industries de déchets toxiques alors que pour les voies de circulation majeures, les disparités sont plus grandes à de plus petites distances (0,5 ou 1 mille). De même, Tian, Xue et Barzyk (2013) et Rowangould (2013) s’intéressant aux polluants générés par la proximité au réseau autoroutier, ont choisi de retenir de plus petites distances (respectivement 300 m et 100 m) afin d’effectuer leurs analyses. En effet, tout comme Chakraborty et Zandbergen (2007), ils ont constaté que pour cette nuisance, , les disparités de revenu et/ou ethniques sont plus importantes à de plus petites distances des voies majeures de circulation. Ensuite, l’étude de Nuvolone et al. (2011) s’est intéressée à l’état de santé des populations habitant à différentes distances (à l’intérieur de 100 m, 100-250 m et 250-800 m) d’une importante voie de circulation nommée Tosco-Romagnola traversant la municipalité de Pisa en Italie. Les résultats ont montré qu’habiter à moins de 100 m de l’axe de circulation majeur est associé à davantage de problèmes de respiration chronique. Cela dit, malgré la pertinence d’utiliser plusieurs distances tampons, Zandbergen et Chakraborty (2006) admettent qu’il est tout de même complexe de déterminer le nombre et le rayon des zones tampons.

Finalement, la dernière méthode, soit la zone tampon variable, permet de développer une zone dont la taille varie selon les caractéristiques de la nuisance (Maantay et Maroko 2018). Notre étude mobilise d’ailleurs cette méthode. Dans son étude portant sur les substances toxiques dans le comté de Hillsborough aux États-Unis, Chakraborty (2001) explique que la zone affectée par différentes substances peut varier selon le type de substances, leurs modalités de propagation ainsi que la quantité de cette substance se trouvant dans les différents lieux de traitement. Ainsi, il convient d’appliquer des zones tampons de tailles variables pour chacun des lieux de traitement des différentes substances. Pour ce faire, l’auteur développe un scénario catastrophe en cas de déversement de chaque type de substances toxiques selon la quantité présente dans chaque lieu de traitement puis il calcule la distance maximale pouvant être affectée par un déversement. Cela lui permet donc d’obtenir des zones tampons circulaires variant entre 84 mètres et presque 1 kilomètre. L’auteur a trouvé des iniquités basées sur le revenu et l’origine ethnique puisqu’il existe de fortes corrélations positives et significatives entre ces zones de déversements et la proportion de personnes sous le seuil de la pauvreté et de personnes non blanches.

Maantay et Maroko (2018) expliquent qu’il est aussi possible de créer des zones tampons linéaires variables. Par exemple, la zone affectée par les polluants sonores et atmosphériques émis par des axes routiers majeurs peut varier selon les caractéristiques des axes tels que les débits de circulation et les vitesses maximales autorisées. À cet effet, Rebolj et Sturm (1999) ont développé le programme EmiKat permettant de créer des zones tampons variables représentant la dispersion de différents types de polluants (ex : CO, CO2, NOx, SO2, etc.) générés par le réseau routier en fonction de nombreux paramètres tels que les caractéristiques du trafic, les conditions météorologiques, la configuration des terrains à proximité, etc. Toutefois, selon nos recherches, très peu d’études semblent mobiliser ce type de zones tampons variables pour des nuisances linéaires. En fait, à notre connaissance, la seule étude l’ayant fait est celle produite en 1993 par le Department of Environmental Protection de l’État de New York aux États-Unis1. Toutefois, dans cette étude, la zone tampon variable linéaire est plutôt employée afin de déterminer la taille des bassins versants des rivières Catskills et Delaware. Cette zone tampon étant ainsi celle où certaines activités nuisibles à la qualité de l'eau (par exemple l’application de pesticides pour l'agriculture ou sur des terrains de golf, l’installation de fosses septiques et les piles de stockage de sels de voirie) doivent être prohibées dans une optique de protection des bassins versants (September 1993, NYCDEP submitted “New York City's 1993 Long-Term

1 Ces informations ont été obtenues par le biais d’échanges de courriels avec l’une des auteures, Mme Juliana Maantay,

professeure de géographie environnementale urbaine à l’Université de New York puisque le document n’est pas disponible au Canada.

Watershed Protection and Filtration Avoidance Program” to the US EPA). En somme, la zone tampon variable semble être la méthode par zone tampon la plus précise puisqu’elle tient compte des modalités de propagation d’une nuisance. Toutefois, elle constitue également une méthode très peu mobilisée.