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Bilan et perspectives du pluralisme culturel

2.2 Le pluralisme culturel de Horace Meyer Kallen : la proposition du pragmatisme américain pour la diversité culturellepragmatisme américain pour la diversité culturelle

2.2.3 Bilan et perspectives du pluralisme culturel

Le pluralisme culturel surgit comme réponse à la forte immigration dans les États-Unis au début du XXe siècle et se présente comme un modèle social pour le pays : il prône une société construite à travers les apports culturels des différentes populations qui la composent. Fondé sur des principes pragmatistes, le pluralisme culturel constitue une philosophie sociale qui répond à certains des débats propres à la question de la diversité culturelle dans les démocraties occidentales : quelle place politique donner à la culture des immigrants ? Toutes les cultures ont-elles une valeur égale ? Ou quel impact pour la cohésion sociale aurait l’existence de diverses cultures au sein d’un même pays ? Les réponses partielles données par le pluralisme culturel à ces questions se perdent dans l’absence de suite connue à la philosophie de Kallen, sauf dans le domaine de l’éducation, où il donne lieu à l’important mouvement de l’éducation interculturelle.

Nous nous interrogeons dans cette partie autant sur les limites du pluralisme culturel que sur ses apports pour notre approche dialogique de la diversité culturelle. Premièrement, nous étudierons les raisons de la disparition du pluralisme culturel comme modèle social alternatif aux États-Unis. Deuxièmement, nous analyserons la contribution de l’éducation interculturelle à la réflexion sur le pluralisme culturel. Enfin, nous mènerons une réflexion sur le caractère dialogique du pluralisme culturel et sa complémentarité avec le dialogue interculturel gadamérien.

205 Id. Pages 24-25

206 « In my mind, here is what it (cultural pluralism) fundamentally signifies: first, a concept that social science and social philosophy can and do employ as a working hypothesis concerning human nature and human relations; an ethical ideal – an article of faith which challenges certain prevailing philosophical conceptions about both ». H. M. KALLEN, « Alain Locke and Cultural Pluralism », op. cit. Page 119

a) L’échec du pluralisme culturel

Le pluralisme culturel n’eut aucun développement significatif dans l’histoire de la pensée contemporaine et devint une notion plutôt descriptive. Le pluralisme culturel constitue ainsi une philosophie sociale conçue pour un moment particulier de l’histoire des États-Unis. Nous allons revenir sur les raisons qui peuvent expliquer sa quasi-disparition. Premièrement, le pragmatisme, sur lequel le pluralisme culturel se fonde et auquel il contribue, devient un courant philosophique minoritaire, y compris aux États-Unis. Deuxièmement, le contexte international de l’après-guerre (des années 1950 aux années 1990) favorise une pensée de la différence et de l’autre culturels plus proche de l’assimilationnisme à caractère libéral que du pluralisme. Enfin, les propres limites conceptuelles du pluralisme culturel comme courant de pensée sont à l’origine de son échec comme réponse à la question de la diversité culturelle qui n’a pourtant quant à elle jamais perdu son actualité. Malgré le constat de cet échec, nous allons défendre l’intérêt de dégager certains principes du pluralisme culturel pour avancer une approche dialogique de la diversité culturelle.

Cometti se demande qui se souvient aujourd’hui de James, Dewey ou Charles Sanders Pierce, avant de signaler que le pragmatisme fondé par ces auteurs fut oublié en raison de l’essor de la philosophie analytique, largement dominée par l’empirisme logique207. C’est seulement dans les années 1980 que le courant renaît sous la houlette de Hilary Putnam208 et de Richard Rorty209. Si la première s’est focalisée sur la philosophie des sciences, du langage et des mathématiques, le deuxième a acquis une certaine notoriété et a notamment questionné la notion de culture et son lien avec le naturalisme, le libéralisme et l’ethnocentrisme210. Nous avons préféré nous concentrer exclusivement sur la pensée de Kallen, et donc choisi de ne pas nous servir de la pensée de Rorty dans notre travail, car elle nous semble plus proche du premier pragmatisme, moins exploré et entièrement lié à notre thématique. Nous n’ignorons pourtant pas l’intérêt de l’œuvre de Rorty pour notre travail et nous considérerons son utilisation dans une étude ultérieure. Ainsi, nous retenons pour l’instant que le sort réservé au pragmatisme américain, son échec par rapport à la philosophie analytique américaine, contribue sans doute au faible élan du pluralisme culturel comme modèle social.

Le succès du modèle libéral assimilationniste par rapport au pluralisme culturel, de la philosophie analytique par rapport au pragmatisme, peut, en outre, s’expliquer par l’évolution géopolitique ainsi que par celle de la pensée sociale, ultérieures à la Seconde Guerre mondiale, notamment à la suite du développement de l’anthropologie culturelle. Nous constatons à partir de la fin des années 1940 une évolution du concept du pluralisme culturel lui-même : d’une philosophie ou modèle normatif pour la société américaine, il devient un concept descriptif d’une réalité, souvent dans des territoires colonisés ou du « Troisième monde »211. Par ailleurs, nous constatons dans cette notion descriptive du pluralisme culturel 207 J.-P. COMETTI, « Études », op. cit. Page 628

208 Hilary Putnam (1926-2016) représente un courant du pragmatisme qui défend en revanche le réalisme et l'objec-tivité à travers « l'externalisme sémantique », selon lequel les significations linguistiques ne constituent pas uni-quement des entités mentales, mais entrent en contact avec la réalité externe.

209 Après avoir étudié en profondeur la philosophie analytique, Richard Rorty (1931-2007) rejette la possibilité de la connaissance à travers une représentation correcte de la réalité extérieure (« un miroir de la nature ») et fait ap-pel au pragmatisme pour affirmer que les méthodes scientifiques et philosphiques ne constituent que des vocabu-laires accidentels fondés sur des conventions sociales et leur utilité.

210 B. RAMBERG, « Richard Rorty », dans The Stanford Encyclopedia of Philosophy [online], 2009, p. n/a 211 C. V. KISER, « Cultural Pluralism », op. cit.

une évolution vers une notion non relativiste de celui-ci, conséquence de l’évolution de la notion de culture elle-même, résultat à son tour de l’évolution de l’anthropologie.

L’expression de « pluralisme culturel » revêt très souvent dans les papiers académiques ultérieurs à la Seconde Guerre mondiale une acception descriptive, équivalente à celle de la diversité culturelle dont nous avons rendu compte au début de ce travail. Le pluralisme culturel consiste désormais en l’existence de groupes ethniques, linguistiques, raciaux, religieux, etc. minoritaires au sein d’un territoire « homogène »212. Conséquemment, certains auteurs signalent l’ambivalence du pluralisme culturel : d’une part, il s’agit d’une notion normative (si le pluralisme culturel est désirable ou non) ; d’autre part, il s’agit d’une notion «  socioréaliste » (le degré de pluralisme culturel dans une société)213. Ces notions sont, en même temps, très proches des deux notions de la diversité culturelle, comme fait et comme norme, dont nous nous occupons dans ce travail. De fait, la seconde aspect gagne du terrain et le pluralisme culturel devient le plus souvent synonyme de diversité culturelle comme fait214, faisant référence à la réalité existante dans certains pays ou territoires.

Concernant le champ géographique du pluralisme culturel entendu comme diversité culturelle, il se produit un déplacement de l’application du concept vers le Sud, bien qu’il ne disparaisse pas entièrement de son territoire original (les États-Unis)215. En effet, il s’agit désormais et fondamentalement de la description d’une réalité sociologique des territoires, souvent, mais non systématiquement, colonisés, qui se situent pour la plupart dans l’hémisphère Sud216. Le déplacement de l’étude du pluralisme culturel vers les régions septentrionales du globe coïncide avec l’intérêt croissant pour la connaissance de celles-ci. La réaction à l’horreur du nazisme ainsi que le contexte colonial expliquent cette attention qui se traduit, en sciences sociales, par le développement de l’anthropologie culturelle.

La proximité de l’anthropologie culturelle de Boas et du pluralisme culturel de Kallen, dont nous avons déjà parlé plus haut, s’explique par la notion de pluralisme elle-même. Le pluralisme est un élément central dans la notion de culture de Boas et la notion de diversité parcourt son travail217. Ainsi, « il ne s’attend pas à trouver des systèmes ordonnés ou des cultures qui font une unité compacte et sans contradictions »218. De même, la diversité, l’histoire et l’individualité sont des faits incontournables pour les pragmatistes qui voient l’univers comme un lieu pluriel et en désordre219. Les rapports entre anthropologie et colonialisme et les changements d’approche de cette discipline après la Seconde Guerre mondiale ont fait l’objet de débats220. Ces débats ne nous intéressent que dans la mesure où le tournant du pluralisme culturel vers une acception descriptive et appliquée fondamentalement 212 M. C. YOUNG, The politics of cultural pluralism, Madison, University of Wisconsin Press, 1976

213 I. RUBIN, « Ethnicity and Cultural Pluralism », op. cit. Page 140

214 M. G. SMITH, « Pluralism: Comments on an Ideological Analysis », Social and Economic Studies, vol. 36, no 4, 1er décembre 1987, p. 157-191 Et C. V. KISER, « Cultural Pluralism », op. cit.

215 C. V. KISER, « Cultural Pluralism », op. cit. Page 117

216 M. C. YOUNG, The politics of cultural pluralism, op. cit. J. S. FURNIVALL, Colonial Policy and Practice: A Comparative Study of Burma and Netherlands India, Cambridge, Cambridge University Press, 2014 M. G. SMITH, « Social and Cultural Pluralism », Annals of the New York Academy of Sciences, vol. 83, no 5, 1960, p. 763-785

217 G. W. STOCKING, Race, Culture, and Evolution: Essays in the History of Anthropology, s. l., University of Chicago Press, 1982

218 H. S. LEWIS, « Boas, Darwin, Science, and Anthropology », Current Anthropology, vol. 42, no 3, juin 2001, p. 381-406

219 R. B. PERRY, « A Review of Pragmatism as a Philosophical Generalization », Journal of Philosophy, Psychology and Scientific Methods, vol. 4, no 16, 1907, p. 421-428

220 Pour une discussion approfondie sur ce débat, voir : D. LEWIS, « Anthropology and Colonialism », Current Anthropology, vol. 14, no 5, 1er décembre 1973, p. 581-602

aux cultures « primitives » est inséparable du succès de l’anthropologie et donc tributaire des évolutions de cette discipline. Ainsi, le profond changement subi par l’anthropologie dans la seconde moitié du XXe siècle modifie pour toujours la notion de pluralisme culturel.

Le développement de l’anthropologie culturelle aura, effectivement, un grand impact sur la notion de culture et donc sur le développement ultérieur du pluralisme culturel. Née aux États-Unis et héritière directe des travaux de Boas, l’anthropologie culturelle rejette l’évolutionnisme et les idées de différences raciales innées, affirmant que ce sont des histoires différentes qui mènent à des différences culturelles221. Elle définit les cultures comme des systèmes globaux d’interprétation du monde et de structuration des comportements, incluant ainsi des éléments techniques et matériels, mais aussi symboliques (religieux, idéologiques, etc.). Elle met en exergue l’importance de l’interaction pour le changement des cultures et tente ainsi de donner une connotation neutre à « l’acculturation »222. Enfin l’anthropologie culturelle se cantonne à l’étude des peuples non occidentaux, « exotiques » et «  analphabètes »223. Cette conception de la culture et son application à l’étude des cultures «  primitives » propres à l’anthropologie culturelle américaine coïncident donc avec le changement de la signification du pluralisme culturel : l’idée originelle de modèle de société composée de tous les individus de l’immigration tend à se perdre en faveur d’une acception descriptive du concept.

Une notion descriptive du pluralisme culturel et qui s’applique fondamentalement aux cultures « primitives » d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud répond aussi aux intérêts des États-nations européens et de l’Amérique du Nord. En effet, la logique de l’État-nation permet qu’une population homogène soit plus facilement mobilisable, ce qui mène les États-nations à des politiques assimilationnistes224. Ainsi, mettre l’accent sur l’hétérogénéité des cultures «  primitives » renforce la soi-disant « homogénéité » relative des États-nations européens et nord-américains. Par exemple, quand l’administrateur colonial britannique John Sydenham Furnivall élabore son concept de « société plurielle », il explique la tension et la discorde propres à l’Asie coloniale par ses profondes différences raciales et culturelles (religion, langue, valeurs, etc.), lesquelles sont absentes en Europe225. Dans ce sens, l’anthropologie, à travers l’étude de la diversité culturelle, sert aussi à justifier scientifiquement l’hétérogénéité des cultures lointaines. Les anthropologues de l’époque sont parfois allés jusqu’à tenter de démontrer la relation entre un haut degré de pluralisme culturel et certaines caractéristiques démographiques et socio-économiques, telles que l’illettrisme ou la faiblesse du PIB226. L’homogénéité nécessaire pour l’État-nation s’est renforcée en faisant de l’hétérogénéité une caractéristique propre aux cultures « primitives ».

En outre, comprendre les cultures qui peuplent les empires coloniaux, ce qui constitue en fait l’objectif de l’anthropologie, sert aux métropoles à mieux administrer les colonies. 221 G. W. STOCKING, Race, culture, and evolution, op. cit.

222 « L'acculturation est l'ensemble des phénomènes qui résultent d'un contact continu et direct entre des groupes d'individus de cultures différentes et qui entraînent des changements dans les modèles (patterns) culturels initiaux de l'un ou des deux groupes ». Traduit et cité à partir du Memorandum for the study of acculturation de 1936 dans D. CUCHE, La notion de culture dans les sciences sociales, op. cit. Page 59

223 B. WEILER, « Anthropology, Cultural and Social: Early History », dans The Blackwell Encyclopedia of Sociology [online], 2007, p. n/a

224 W. CONNOR, « Nation-State », dans The Blackwell Encyclopedia of Sociology [online], 2007, p. n/a

225 J. L. PEACOCK, « Plural Society in Southeast Asia », The High School Journal, vol. 56, no 1, 1er octobre 1972, p. 1-10

226 M. R. HAUG, « Social and Cultural Pluralism as a Concept in Social System Analysis », American Journal of Sociology, vol. 73, no 3, 1er novembre 1967, p. 294-304

L’anthropologie est ainsi entrée dans une relation paradoxale avec le système colonial : bien que la plupart des anthropologues le critiquent, ils sont incapables, dans leurs travaux de terrain, de fonctionner à l’extérieur de ce système. Ainsi, que ce soit en fournissant informations et conseils à « l’Ouest » dans son effort pour manipuler et contrôler le monde «  non occidental », en négociant au nom de la population native ou encore en élaborant des modèles théoriques et conceptuels qui expliquent les « différences », l’anthropologie a à la fois été influencée par, s’est servie de, et a contribué au système colonial et elle a ainsi confirmé le pouvoir des colonisateurs227. En raison de son rapport avec l’anthropologie, l’évolution du pluralisme culturel est ainsi liée aux enjeux coloniaux et de l’État-nation. Par ailleurs, l’évolution ultérieure de l’anthropologie culturelle éloigne davantage la notion de diversité culturelle des postulats initiaux sur la culture promus par le pluralisme culturel de Kallen. Une conception antirelativiste de la culture, portée par l’anthropologie continentale dont Lévi-Strauss fut le représentant le plus renommé, se généralise. Ainsi, la question du «  sens » dans la diversité des cultures est introduite et donc l’existence d’une structure mentale universelle, dont les formes varient en fonction des cultures. Par exemple, la prohibition de l’inceste est présente dans toute l’espèce humaine et se manifeste de façons très diverses, allant de la restriction minimale — les parents directs — à la plus étendue (famille, clan, village)228. Même l’anthropologie britannique finit par tourner le dos au relativisme culturel de l’anthropologie américaine : « La diversité de la culture n’implique pas la pluralité des cultures », écrira Edmund Leach en 1961229. Et ainsi, une notion de diversité culturelle descriptive, universaliste et dynamique s’inscrit dans les institutions qui mènent au plus haut niveau le combat pour la diversité culturelle, comme en témoigne la publication par l’UNESCO en 1961 de Race et Histoire230. Par conséquent, quand la notion de pluralisme culturel est récupérée par cette institution, elle est inscrite dans le but de « surmonter l’antinomie apparente entre l’unicité de la condition humaine et la pluralité inépuisable des formes sous lesquelles nous l’appréhendons »231.

L’idée originelle d’harmonie et de valeur égale de toutes les cultures du pluralisme culturel se dilue en faveur d’une approche structuraliste. Le pluralisme culturel suppose désormais — par rapport à la diversité culturelle — un régime politique et un contexte civique : il exige des «  règles du jeu »232. Ainsi, en cohérence avec la notion anthropologique lévi-straussienne de culture, les particularités des différentes cultures s’inscrivent dans un cadre universel commun à « la culture humaine ». L’interprétation universaliste de la culture pour l’UNESCO se confond ainsi avec l’affirmation des droits humains.

La Déclaration universelle des droits de l’homme représente la rupture définitive du pluralisme culturel avec le relativisme. Bien que ces droits aient été élargis progressivement par des décisions de l’Assemblée générale et que l’indivisibilité des droits humains ait été développée progressivement233, ce sont les droits et libertés fondamentaux ou droits humains de première génération (droits civiques et politiques), ceux qui sont indéfectiblement 227 D. LEWIS, « Anthropology and Colonialism », op. cit.

228 E. COPET-ROUGIER et C. GHASARIAN, « Anthropologie », dans Encyclopædia Universalis [en ligne], s. d., p. n/a 229 E. R. LEACH, Rethinking anthropology, London, Athlone, 1966

230 C. LÉVI-STRAUSS, Race et histoire. Race et culture, Paris, Albin Michel, Éditions UNESCO, 1961

231 C. LÉVI-STRAUSS, « La diversité culturelle, patrimoine commun de l’humanité », sur Résonances La diversité culturelle : une voie vers le développement, http://www.unesco.org/culture/aic/echoingvoices/claude-levi-strauss-fr.php, s. d.

232 M. E. MARTY, « Pluralisms », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, vol. 612, 1er juillet 2007, p. 14-25 Page 16

présentés comme cadre universel et universaliste dans lequel doit se déployer le pluralisme culturel. La soumission du pluralisme culturel à un cadre supérieur, donné comme universel, établit des limites à la diversité culturelle qui peut être défendue. Ainsi, le postulat relativiste initial d’égale valeur de toutes les cultures propre au pluralisme culturel est remplacé par une formulation universaliste : l’égale valeur de toutes les cultures qui respectent les droits humains234.

Mais le pluralisme culturel s’inscrit aussi dans les controverses autour de l’universalisme des droits humains et ses postulats sont à l’origine même de certaines de ces controverses. Le refus d’une nature humaine ou d’un intérêt humain universels ainsi que la défense de différences morales entre cultures constituent les deux arguments fondamentaux qui remettent en question l’universalisme des droits humains235. Ces arguments sont mis en avant par certains défenseurs d’un relativisme culturel en raison de l’incommensurabilité des cultures, mais surtout par des chefs d’État, souvent non démocratiques qui, dénonçant l’élaboration et l’imposition de la DUDH par les superpuissances après la Seconde Guerre mondiale236, souhaitent échapper à l’application de celle-ci dans leur pays. En effet, étant donné que le bloc occidental à l’Assemblée générale des Nations unies a voté en masse la DUDH, mais que la plupart des pays du bloc soviétique, l’Afrique du Sud et l’Union sud-africaine se sont abstenus, nous nous demandons si l’on peut parler d’accord universel ou s’il s’agit plutôt de triomphe du bloc occidental. L’expérience traumatique du nazisme et le début de la Guerre froide expliquent la volonté occidentale de fixer et de rendre universel le cadre dans lequel tant les relations internationales ultérieures que l’action des États doivent s’inscrire. Comme nous l’avons déjà affirmé, il ne s’agit pas ici de remettre en question un tel universalisme, mais de montrer que les droits humains, auxquels sera soumis dorénavant le pluralisme culturel, ont aussi fait l’objet d’enjeux de pouvoir.

La confusion entre diversité culturelle et pluralisme culturel comme descriptions de la réalité ainsi que l’élimination du relativisme culturel inhérent au pluralisme culturel résultent donc du développement de l’anthropologie et du contexte politique international d’après la Seconde Guerre mondiale. Or, on peut adresser au pluralisme culturel d’autres critiques, moins contextuelles, moins liées à son moment historique, qui expliquent aussi son échec. Ces critiques concernent plutôt les fondements philosophiques sous-jacents à cette théorie. Par exemple, certains auteurs expliquent l’absence de suite dans le débat académique sur le pluralisme culturel comme modèle de société par un manque de concrétisation de ce courant, c’est-à-dire par l’absence de propositions pratiques systématiques de la part de Kallen et de ses collègues.

Ainsi, le pluralisme culturel ne triomphe pas comme idéal politique, mais ses fondements se développent en partie grâce à l’échec ultérieur des courants qui s’y opposaient. En effet, les courants qui proposaient une « américanisation » de l’immigration aux États-Unis au début du XXe siècle n’eurent pas une existence très longue. L’idée des programmes «  d’américanisation » est critiquée dès la fin des années 1930. Ils sont, d’une part, jugés à courte

234 « Article 4 - Les droits de l'homme, garants de la diversité culturelle. La défense de la diversité culturelle est un