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Le sous-titre Bibliothèque raisonnée des sciences morales et politiques inscrit le périodique dans un cadre culturel spécifique. Les « Bibliothèques » sont, selon Jean Sgard, un type de journaux qui nouent un lien direct et traditionnel avec le livre230. Leur origine vient des bibliographies

savantes du XVIe siècle qui devaient servir de guide pour « l'honnête homme ». Les érudits protestants se formaient un tel souci de classement des ouvrages pour agir dans la controverse religieuse. Le journal savant donnait ainsi un savoir cumulatif dans un domaine particulier de la connaissance231. La mode des « Spectateurs » pouvait se lire comme une réaction contre cette

« critique savante et impersonnelle »232. La seconde version des Éphémérides ne semble pas

abandonner catégoriquement ce goût propre aux « Spectateurs ». Elles mélangent la forme du périodique savant qui retrace et organise les ouvrages imprimés qui correspondent aux préoccupations des auteurs, à savoir, la physiocratie. Le nombre de contributeurs ne doit pas masquer la place prépondérante du rédacteur du journal qui maintient son style par les préfaces, les commentaires et les articles qu'il rédige. La plume de Baudeau pouvait ainsi être critiquée comme trop emphatique233 . Les notes sur les textes établies par Dupont caractérisaient ses interventions

dans les autres articles. Il ne s'agissait donc pas du ton neutre d'une simple bibliographie savante. Le périodique bénéficiait d'une diversité de styles qui furent tous critiqués par leurs opposants, notamment par Galiani. L'écriture de Mirabeau ne fit pas l'objet de semblables jugements234. L'Ami

des hommes défendait un journal de style disparate en cultivant l'originalité de chaque contributeurs dans les limites de la doctrine physiocratique. Il écrit plus tard sur Dupont : « J'en obtins deux choses, sans lesquelles je ne l'aurais jamais ni lu ni soutenu ; l'une, que nos Ephémérides, n'étant pas à lui, auraient l'orthographe de tout le monde ; l'autre, que nulle trace de ce vilain et odieux philosophisme ne serait ni dans son recueil, ni dans aucun de notre science »235. Si Baudeau,

fondateur du journal, lui avait cédé le privilège de librairie, Dupont n'en devient pas pour autant le seul propriétaire aux yeux de l'un de ses principaux contributeurs. Mirabeau envisage le journal

230 Jean SGARD, « La multiplication des périodiques », op. cit., p. 252. 231 Ibid.

232 Ibid., p. 253.

233 Georges WEULERSSE, Le mouvement physiocratique, t. 1, p. 144. 234 Ibid., pp. 231-232.

comme une entreprise collective. La critique de la philosophie renvoie aux encyclopédistes. Mirabeau se distingue ici de Quesnay qui, ayant rédigé dans le grand ouvrage de Diderot et d'Alembert, conservait des amitiés parmi eux. Si l'on a pu opposer les économistes à ces philosophes, leurs proximité culturelle et intellectuelle semble pour autant l'emporter. Ainsi Voltaire et Diderot ont-ils des textes dans les Éphémérides.

La forme du périodique accompagna l'évolution du contenu. La Bibliothèque ne se présente pas comme une liste alphabétique et encyclopédique mais dans une organisation ternaire à laquelle fut adjointe une quatrième rubrique en 1770, « Notices, notes et annonces ». Les trois parties rassemblaient des extraits d'ouvrages, des articles inédits, des compte-rendus et des réflexions et exemples tirés de l'actualité. La première partie, « Pièces détachées, Morales et Politiques de l'Auteur, et de plusieurs autres » sert la « diffusion de la pensée doctrinale des physiocrates »236.

Baudeau y donne de nombreux textes en 1767. La deuxième partie, « Critiques raisonnée et détaillée » contribue à la polémique contre les opposants aux physiocrates et la troisième, « Réflexions patriotiques sur les grands événements publics », reprend des exemples pratiques de comportements physiocratiques237. Le périodique paraissait mensuellement. L'avis du libraire

apporte une précision à la partie des « Critiques raisonnées » qui s'appliquent aux « Livres nouveaux, étrangers ou nationaux, sur les Sciences économiques ». Le pluriel employé également dans le titre du périodique témoigne d'une science en cours de formalisation. La diversité de ses objets oblige à la diviser en différentes branches. L'adjectif « raisonné » accolé au nom de « bibliothèque », qui qualifie aussi le dictionnaire de Diderot et d'Alembert, indique non seulement un regard critique et savant porté sur les ouvrages mentionnés, mais aussi un souci d'organisation et de rationalisation d'une science encore mal délimitée entre la politique et la morale. L'avis des libraires du tome 7 de l'année 1769 indique le changement de direction du journal effectif depuis mai 1768. Il a la particularité d'expliciter les objectifs du périodique et de présenter ses idées principales. Ce tome était paru avec cinq semaines de retard. Dupont connaissait donc quelques difficultés. Il intervenait dans la majorité des articles, ce qui lui demandait un temps important. L'avis n'en montre pas moins la richesse des contributeurs : « Les Citoyens les plus respectables, les Philosophes les plus éclairés, et les Auteurs économiques les plus estimés, veulent bien contribuer à ce Recueil ». Si le philosophisme est rejeté par Mirabeau, Dupont ouvre son journal à un public large correspondant aux critères moraux donnés par la raison : la respectabilité, le savoir critique et l'estime. Le premier convient à l'idéal de civilité revendiqué par la société des Lumières, telle qu'elle se fonde sur la liberté et s'oppose au sauvage. Le deuxième relève d'une exigence non

236 Berard HERENCIA, Les Ephémérides... op. cit., p. X. 237 Ibid.

seulement cognitive mais aussi politique en ce que l'esprit critique en constitue un élément fondamental. Le troisième exprime le rôle social de la science économique et le processus de reconnaissance entre auteurs, réunis en contributeurs d'une même science, telle qu'elle se formalise dans les Éphémérides. Ce périodique est donc un lieu qui rassemble des hommes de lettres en les intégrant dans une entreprise de réforme politique et de réflexion savante à travers l'économie politique. L'objectif pratique et politique est mis en avant, plus que la dimension théorique déjà établie, qui doit apparaître clairement :

On ne s'y propose point de redresser l'industrie des Laboureurs, des Commerçants, ou des Artistes : entreprise presque toujours ridicule et infructueuse (…). Mais on ne renonce pas non plus à leur communiquer des faits propres à les intéresser, et dont ils pourront souvent tirer des conséquences avantageuses. On s'attache à indiquer les moyens qui pourroient amener des circonstances plus favorables pour eux, et faciliter par-là le succès de leurs travaux. On s'applique à développer dans tous les cas les droits, les devoirs, et les intérêts de toutes les classes d'hommes, et à discuter les causes publiques et particulieres de la prospérité et de la décadence des Sociétés238.

Le périodique a pour ambition de s'adresser à toutes les classes de la société telle que la physiocratie la divise. Dupont sut porter le tirage à 500 exemplaires, mais le nombre de souscripteurs restait de 160239. Le périodique savant n'en cherchait pas moins à influencer les

acteurs économiques. Le savoir dégagé par la science économique est indissociable d'une application pratique, ce qui place les Éphémérides et la physiocratie dans une perspective politique en tant qu'ils s'intéressent tous deux à l'organisation de l'ordre social. La simple communication des « faits » est contredite dans la phrase suivante par l'indication des « moyens ». Il s'agit bien, comme Jean-Claude Perrot l'a noté, d'une science à la fois descriptive et prescriptive240. La seule mention

des faits entraîne nécessairement une réaction des acteurs. L'analyse confirme les principes selon un processus hypothético-déductif fondé sur l'évidence. L'ordre social doit se calquer sur l'ordre naturel. L'ordre politique doit mettre en place cet ajustement. Le périodique sert d'intermédiaire entre ces niveaux d'actions. La dimension historique n'est pas absente de ces préoccupations. La physiocratie raisonne également sur les conditions globales qui forment un État. Conformément à l'esprit du siècle et comme en témoigne l'ouvrage La Science nouvelle de Vico, l'histoire est envisagée dans une perspective cyclique de croissance et de décadence. L'économie, en même temps qu'elle s'intéressa aux fluctuations des richesses relativement au niveau de production et des prix – qui furent étudiés et formulés pour la première fois par Boisguilbert entre 1695 et 1707241

regardaient le cours du temps comme une succession plus ou moins longue entre fondation et

238 « Avis des Libraires », Eph., 1769, t. 7, in HERENCIA, Bernard, op. cit., pp. 252-253. 239 Bernard HERENCIA, op. cit., p. XI.

240 Jean-Claude PERROT, Une histoire... op. cit., p. 241 Ibid., p. 275.

destruction, entre croissance et déclin. La philosophie de l'histoire s'est comme insérée dans l'interprétation économique, ou celle-ci a repris les termes de l'analyse des Empires. Avant que la théorie des cycles économiques ne fût mise en évidence, Forbonnais, en se démarquant des physiocrates, chercha à former une « science conjecturale comme la médecine »242. La physiocratie,

au contraire, développait une perspective structurelle qui lui permettait d'interpréter également et systématiquement différentes situations par une même explication : l'ordre naturel, l'équilibre des échanges, la productivité exclusive de l'agriculture. L'étude du cycle non pas forcément fatal de la prospérité et de la décadence dans l'histoire d'une société n'a d'économique que l'interprétation par les causes qui relève moins de la science que de l'idéologie. La métaphysique est en effet rejetée par les physiocrates dans la formation de leur science. Mais la doctrine de Quesnay n'en constitue pas moins un modèle d'explication systématique qui résout les problèmes économiques par la cause naturelle première, celle de l'inégalité entre les hommes, de l'agriculture en tant qu'activité productrice principale. Si le temps historique peut être un objet d'étude de la physiocratie, le temps économique reste un impensé de cette science nouvelle. L'explication des causes se différencie de la science en ce que celle-ci se développe au XVIIIe siècle par l'observation, par l'induction, l'analyse et l'expérimentation. La systématisation à partir de ces résultats n'en restait pas moins possible. Vico faisait de l'histoire une discipline capable de raisonner sur les causes autant que sur les conséquences. Mais sa démonstration relevait de la philosophie de la connaissance : la compréhension de l'histoire se faisait par celle des motivations des individus243, tandis que la

connaissance historique des physiocrates procède de l'analyse des facteurs économiques tels que la vitalité de l'agriculture, l'impôt et la liberté du commerce.

L'avis des libraires poursuit sur l'utilité du périodique par rapport aux ouvrages qu'il accueillait. Ces mentions d'articles des Éphémérides et de l'intention de Dupont d'établir une notice abrégée des ouvrages de l'économie politique rend compte de la conscience de la valeur à la fois savante et historique qu'a pris le périodique au fil des années. L'avis cite quatre textes de Baudeau, un de Mirabeau et un de Dupont. Ces écrits portent directement sur la physiocratie, sur le commerce des grains, sur la compagnie des Indes et sur l'Administration des chemins. Il s'agit de montrer l'utilité et l'application des raisonnements économiques. L'annonce de la Notice abrégée de Dupont confirme l'ambition de « Bibliothèque raisonnée » donnée au périodique244.

242 Ibid., p. 279.

243 Norman HAMPSON, Histoire de la pensée européenne, 4. le Siècle des Lumières, Paris, Seuil, coll. « Points », 1972, p. 202.