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Chapitre 1. Élaboration d'un modèle d'auto-organisation d'une population de microtubules

1. Bases moléculaires de l'auto-organisation

Les quelques millions ou milliards de microtubules qui évoluent dans une solution contenant de la tubuline et du GTP consomment tous le même pool de tubuline-GTP et rejettent tous dans le milieu de la tubuline-GDP. La plupart des modèles concernant les microtubules se contentent d'une telle vision globale car ils ne cherchent seulement qu'à reproduire la cinétique de la solution entière de microtubules [Bayley et al 1989, Marx and Mandelkow 1994, Sept et al 1999]. On parle alors de concentration en microtubules, en tubuline-GTP libre, en tubuline-GDP libre dans la solution. Il n'existe donc dans ces modèles aucune individualité des microtubules, et la notion d'espace n'apparaît pas. En effet, il semble la plupart du temps comme acquis (ou oublié ?) que les microtubules sont dans un environnement chimique constamment uniforme globalement et homogène localement. Ce n'est pourtant pas le cas car chaque microtubule modifie localement son environnement au niveau de ses deux extrémités réactives. Et, au niveau macroscopique, il serait aberrant de penser que la concentration en tubuline libre puisse être uniforme, car il est évident que la présence de fortes variations périodiques de la concentration en microtubules [Papaseit 1998, Papaseit et al 1999, Tabony et al 2000] modifie en conséquence le profil de concentration en tubuline libre : là où les microtubules sont nombreux, la consommation de tubuline est élevée et réciproquement. Bien évidemment de tels modèles ne peuvent mettre en évidence les

propriétés d'auto-organisation des microtubules. Pour cela, il faut individualiser les microtubules.

La question fondamentale que l'on se posait était donc de savoir comment se faisait l'auto-organisation au niveau moléculaire, c'est-à-dire à partir des microtubules individuels. Nous venons de l'évoquer, l'hypothèse qui a été progressivement retenue était que les microtubules s'auto-organisent entre eux à la manière des colonies de fourmis. C'est en s'inspirant de cette hypothèse et en s'appuyant sur les observations et données obtenues par l'expérimentation, que le modèle, que nous allons maintenant présenter, a été élaboré.

Le schéma réactionnel de la formation des microtubules est le suivant. La tubuline est incorporée dans les microtubules sous la forme du complexe tubuline-GTP. Cela se produit soit lors de la nucléation de nouveaux microtubules, soit lors de l'élongation au niveau des extrémités des microtubules déjà formés. L'addition de la tubuline implique l'hydrolyse du GTP en GDP. Cette réaction se produit peu après que la tubuline-GTP se soit fixé. Le microtubule est donc très majoritairement constitué de tubuline-GDP. De la même façon, lorsque de la tubuline est libérée depuis une extrémité, c'est le complexe tubuline-GDP qui est relâché. Quand un microtubule s'allonge à une extrémité et raccourci de l'autre, il se déplace. C’est le phénomène de ‘treadmilling’. L'extrémité décroissante libère derrière elle une 'traîne' composée de tubuline-GDP fortement concentrée. Inversement, quand elle s'allonge, l'extrémité croissante incorpore de la tubuline 'à l'avant' du microtubule et cela crée une zone localement déplétée en tubuline-GTP.

Le complexe tubuline-GTP favorise la croissance des microtubules tandis que le complexe tubuline-GDP l'inhibe. Une fois libérée, la tubuline inactive (tubuline-GDP) est progressivement régénérée en tubuline-GTP par échange de la molécule de GDP fixée à la tubuline avec une molécule de GTP libre. La tubuline ainsi régénérée peut être à nouveau incorporée dans l'extrémité croissante d'un microtubule. Durant ce temps, la tubuline est libre de diffuser. S'il n'y a pas de diffusion, la tubuline régénérée se retrouve toujours dans la même trace se situant au même endroit que le microtubule désassemblé dont elle provient. De plus, les microtubules qui croissent ou se reforment avec cette tubuline, le font exactement dans la même trace. En conséquence, après que les microtubules se sont initialement formés, la solution reste isotrope et homogène et aucune auto-organisation ne se fait. Si au contraire, la diffusion de la tubuline est très élevée, alors, durant la durée de la conversion de la traînée concentrée de GDP en GTP, la solution redevient homogène en tubuline-GTP. N'ayant plus de direction privilégiée pour croître, les microtubules se reforment ou

croissent selon des directions aléatoires et, encore une fois, aucune auto-organisation n'émerge de la masse de microtubules. Cependant, si la diffusion de la tubuline est intermédiaire entre ces deux extrêmes, alors l'auto-organisation peut se faire. La tubuline diffuse progressivement depuis les traînées concentrées de tubuline laissée par les extrémités décroissantes des microtubules. Les microtubules voisins en train de croître se dirigent alors vers ces zones et continuent de croître dans ces véritables rails chimiques. De la même façon, la nucléation des microtubules est meilleure dans ces zones riches en tubuline-GTP. Tous ces microtubules qui se sont ainsi regroupés dans les traces laissées par d'autres microtubules produisent eux aussi des traînées concentrées de tubuline-GTP qui serviront elles-mêmes à organiser d'autres microtubules; et ainsi de suite.

Figure 34. Schéma de l'auto-organisation des microtubules par des processus collectifs. Initialement,

la solution étant uniforme, les microtubules qui viennent de se former s'allongent à leurs deux extrémités. Leur arrangement est isotrope (A). Au moment de bifurcation, la solution devient chimiquement instable et le désassemblage commence. Les microtubules libèrent donc au niveau de leurs extrémités décroissantes des traînées concentrées de tubuline (B). Les microtubules auront tendance à se former préférentiellement puis à croître dans ces traînées de tubuline (C). Si quelques microtubules ont une orientation privilégiée au moment de bifurcation, alors l'ensemble des microtubule va s'orienter de façon collective. Le moindre petit effet, comme la gravité, qui induit un biais directionnel dans la solution, va déclencher l'auto-organisation.

Si ce processus peut se renforcer, c'est parce que les zones qui contiennent des microtubules 'aspirent' littéralement la tubuline libre. 'L'aspiration' de la tubuline libre est due au fait que les extrémités croissantes des microtubules créent des zones de déplétion en tubuline-GTP. Par diffusion, les déplétions de tubuline sont peu à peu comblées. Ces zones contiennent alors le double de la quantité de tubuline qu'il y avait avant le passage du microtubule : elles contiennent la tubuline intégrée au microtubule, plus la même quantité de tubuline libre qui a comblé la déplétion induite par le microtubule et qui provient du voisinage par diffusion. L'augmentation de la quantité de tubuline libre dans ces zones induit la formation de nouveaux microtubules, et ainsi de suite le processus se renforce de lui-même.

C'est ainsi que les microtubules 'parlent entre eux': ils ne communiquent entre eux que par l'intermédiaire des molécules de tubuline libre de diffuser dans l'environnement (Figure 34). Le couplage entre les réactions et la diffusion de la tubuline amène progressivement à un comportement collectif qui aboutit à l'émergence de l'auto-organisation.

On conçoit que, par le mécanisme que nous avons proposé, on aboutisse de proche en proche à l'auto-organisation complète de tout l'échantillon. Ce n'est pourtant pas le cas, sinon comment expliquer l'absence d'auto-organisation en apesanteur. En fait, il ne faut pas oublier à quelle échelle on regarde ce processus. Les microtubules sont des structures de longueur à peine microscopique. L'échantillon, lui, à des dimensions macroscopiques de plusieurs millimètres voire centimètres. La communication des microtubules reste locale. Seules de petites zones auto-organisées à une échelle microscopique peuvent apparaître. À une échelle macroscopique, on ne verra cependant aucune auto-organisation, l'orientation générale des microtubules dans la solution restant en moyenne isotrope. Localement, si seulement quelques microtubules prennent une orientation privilégiée, les microtubules voisins vont se réorganiser pour croître dans la même direction. Sachant cela, si un effet externe induit un biais directionnel même léger, s'appliquant à tout l'échantillon, par exemple l'orientation dans une seule direction de quelques microtubules dans la solution, alors cet effet induira l'auto-organisation de l'échantillon tout entier. C'est le cas lorsqu'une bulle oriente les microtubules assemblés en traversant l'échantillon ou quand les microtubules néoformés sont réorientés sous l'action du couple magnétique dans un aimant de forte intensité. La gravité, nous le verrons, agit également dans ce sens, par son interaction directionnelle sur les fluctuations de densité présentes dans la solution à un moment critique du processus.