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6.4   L’applicabilité des apprentissages aux pratiques de première ligne 77

6.4.3   Les barrières à l’application des apprentissages retirés de l’expérience de stage 81

Cette section présentera, du point de vue des participants, les barrières perçues à l’application des apprentissages retirés de leur expérience de stage à La Maison Bleue. Les principales barrières ont trait à la philosophie du système de santé et de services sociaux, au milieu de pratique ainsi qu’à l’individu. Ces trois types de barrières seront explicités dans les prochaines lignes.

6.4.3.1 Les barrières à l’échelle de la philosophie du système de santé et de services sociaux

La philosophie du système de santé et de services sociaux a été identifiée par les participants comme une barrière importante à la mise en application des apprentissages retirés de leur passage à La Maison Bleue. En effet, plusieurs participants parlent d’une philosophie qui favorise l’approche biomédicale axée sur le diagnostic, où l’on priorise le volume de patients vus, l’efficacité budgétaire à court terme et la reddition de compte. Au dire des médecins rencontrés, cette philosophie opère au détriment de la qualité des soins aux patients, du développement d’une vision de santé durable et d’une préoccupation pour les questions d’accès et d’équité en santé, tel que l’illustre le passage suivant :

Des fois ça peut être des choses qu’on coupe parce que c’est perçu plus important de demander une échographie par exemple que de parler d’un contexte particulier du point de vue social. C’est comme si on avait à faire ce choix-là. (Médecin #3)

De même, les participants soulignent que cette philosophie transcende le système de santé et de services sociaux puisqu’elle dicte souvent le choix de modes d’évaluation de la performance, de modes de fixation des priorités cliniques, de modes de rémunération et de modes de formation des ressources en santé. En effet, plusieurs formulent en ce sens une critique de la formation médicale qu’ils considèrent monolithique, ancrée dans une vision traditionnelle axée sur le diagnostic, la hiérarchie et l’hyperspécialisation.

Principalement, les participants, médecins en exercice autant que résidents, mentionnent que leur capacité à répondre aux besoins des populations vulnérables et de prendre adéquatement en considération les enjeux qui découlent de leur parcours et de leur contexte de vie se voit limitée par la contrainte de temps imposée à l’échelle du système, tel que l’illustre l’extrait qui suit :

Je pense que la plus grande barrière, c’est la barrière de temps. Devoir voir tant de personnes, quand tu as 20 à 30 minutes, des fois c’est pas assez pour vraiment comprendre l’histoire de la personne. (…) La restriction de temps, je pense, ça vient plus d’en haut, du ministère, qui demande que tu sois efficace. Si je prenais une heure avec tous les patients qui ont besoin d’une heure, je ne serais pas capable d’y arriver. (Médecin #10)

Enfin, les propos de quelques participants évoquent les stratégies envisageables par le médecin qui expérimente les barrières imposées par le système de santé et de services sociaux à l’application d’une approche en phase avec les apprentissages retirés du stage à La Maison Bleue. Se voyant dans l’obligation de choisir entre rester fidèles à ses valeurs et ses convictions ou se plier aux exigences du système, ces participants évoquent les conséquences découlant de ces choix notamment en termes de stress et de non- reconnaissance de leur contribution sociale, comme le démontre cette citation :

J’ai encore l’opportunité de prendre une ou deux heures par patient, mais je ne sais pas comment de temps ça va durer. J’ai l’impression qu’à un moment donné ils vont me trouver : ah toi, tu ne vois pas assez de patients. Puis là, je vais me faire taper sur les doigts. Il va falloir que je choisisse entre continuer à faire comme je fais, ne pas me faire reconnaître et me faire couper une partie de mon salaire, ou piler sur mes principes puis voir plus de patients. (Médecin #7) 6.4.3.2 Les barrières à l’échelle du milieu de pratique

Au-delà des barrières imposées par la philosophie du système de santé et de services sociaux, d’autres barrières expérimentées sur le terrain, à l’échelle du milieu de pratique,

viennent aussi limiter la capacité des participants à mettre en application les apprentissages qu’ils ont retirés de leur passage à La Maison Bleue. Les prochaines lignes voudront présenter plus en détail, du point de vue des participants, ces barrières qui relèvent des caractéristiques organisationnelles propres au milieu de pratique, des difficultés d’accès aux ressources professionnelles, de la complexité et la non-fluidité des modes de communications et d’échanges d’information entre professionnels et enfin des connaissances et perceptions des ressources en place.

6.4.3.2.1 Les caractéristiques organisationnelles propres au milieu de pratique

En premier lieu, plusieurs participants soulignent que les caractéristiques de l’organisation de soins et services au sein de laquelle ils pratiquent contribuent à limiter leur capacité à mettre en application des apprentissages retirés de leur expérience de stage. Se référant, pour la plupart, spécifiquement au milieu hospitalier, ces médecins identifient la culture et les objectifs organisationnels axés sur la performance, la pratique en silos régie par les protocoles rigides, la lourdeur des processus administratifs, la taille et la complexité de l’organisation ainsi que le volume important de patients à traiter comme des barrières au déploiement d’une offre de services flexible et sensible à la personne et sa réalité. De plus, certains médecins rencontrés identifient la lourdeur des structures et des politiques comme un frein à l’innovation, empêchant la mise en place des façons de faire renouvelées plus en phase avec les apprentissages retirés de l’expérience à La Maison Bleue.

Au niveau de l’organisation, pour amener des changements, tu sais, quand on est dans un petit GMF, c’est une chose. Nous ici, on est dans une structure très lourde. Quand quelqu’un arrive avec un projet d’innovation, pour que ça passe par tous les échelons, pour qu’on évite de froisser… malheureusement, il y a de la politique et il y a une épaisseur administrative impressionnante. On est dans un hôpital alors des fois on a une bonne idée, mais elle meurt au feuilleton parce qu’on s’essouffle. (Médecin #4)

6.4.3.2.2 Les difficultés d’accès aux ressources psychosociales

La problématique d’accès aux ressources psychosociales est aussi soulevée par plusieurs participants comme particulièrement nuisible à l’application d’une approche fondée sur la pratique interdisciplinaire et misant sur la complémentarité de plusieurs expertises. En effet, certains participants soulignent qu’alors que certains modèles de pratique priorisent l’interdisciplinarité avec les infirmières dans la prestation de soins

médicaux, la rareté des ressources fait en sorte que le volet psychosocial est souvent peu intégré aux pratiques interdisciplinaires à l’échelle de l’organisation.

[L]a barrière du nombre de professionnels auxquels on a accès. Nous on a 2 travailleuses sociales pour environ 100 médecins et une population de 30 000 patients je pense. […] Pour tout ce qui est interdisciplinaire, les réunions multis, oublie ça. (Médecin #10)

6.4.3.2.3 La complexité et la non-fluidité des modes de communications et des échanges d’information entre les professionnels

Dans le même ordre d’idée, les participants mentionnent la complexité et la non- fluidité des modes de communication et des échanges d’information entre professionnels comme des barrières à l’application des apprentissages retirés du stage à La Maison Bleue, notamment en matière d’interdisciplinarité. Se référant notamment au contexte hospitalier, les participants soulignent que les communications doivent souvent y respecter une organisation hiérarchique du travail qui a tendance à contraindre la fluidité des échanges et à limiter la réactivité des acteurs aux demandes d’information. De plus, la taille de l’organisation fait en sorte que la possibilité pour les personnes de créer des liens de familiarité favorables à la connaissance de l’autre professionnel et de son expertise, puis à l’établissement d’un climat de confiance, se trouvent restreintes, tel que l’illustrent ici les propos d’un participant :

Si je réfère à l’équipe de psychologie, nous on ne parle jamais vraiment aux psychologues. Je sais que ce sont de bons psychologues, mais on a moins l’impression que c’est facile de les référer et on n’est jamais certains qu’ils vont être pris en charge avec la sensibilité avec laquelle nous les avons pris en charge nécessairement non plus. (Médecin #5)

6.4.3.2.4 Les connaissances et les perceptions des ressources en place

Aussi, les participants identifient la spécialisation des ressources psychosociales comme une barrière au déploiement d’une pratique interdisciplinaire efficace visant à soutenir la trajectoire des populations vivant dans un contexte de vulnérabilité sociale. En effet, du point de vue de certains médecins rencontrés, les ressources disponibles développent leur expertise et leur réseau de collaborateurs autour de certaines problématiques expérimentées par les clientèles priorisées à l’échelle ministérielle et des milieux de pratique, au détriment d’autres groupes vivant des problématiques différentes, tel que l’illustre le passage qui suit :

Quand j’ai une jeune patiente de 19 ans qui a une petite fille de 5 ans, qui va fumer du pot dehors deux fois par jour puis que son chum dort dans son lit avec elle, le travailleur social à l’hôpital ce n’est pas dans ses compétences… Nous autres ils connaissent les résidences pour personnes âgées, les soins à domicile, les unités de soins palliatifs. (Médecin #5)

Notons par ailleurs que d’autres participants n’y voient pas nécessairement une barrière, identifiant plutôt cette spécialisation comme le simple reflet de l’adaptation de l’offre de services aux besoins spécifiques du milieu au sein de laquelle elle se déploie.

Moi je suis à [nom de la ville]. [Nom de la ville] c’est quand même multiethnique, mais c’est moins multiethnique que d’autres endroits. Il y a un CLSC qui dessert plus ce genre de clientèle là. Mais nous on dessert moins ce genre de clientèle là. C’est sûr que nos travailleurs sociaux sont moins habitués, nos nutritionnistes sont moins habitués à faire face à ce genre de clientèle là. (Médecin #2)

Cela dit, au constat de ces lacunes dans les connaissances et dans les compétences des ressources en vue de faire face aux enjeux découlant de la vulnérabilité sociale, quelques participants soulignent (1) le besoin de formation continue visant à soutenir le développement de telles connaissances et compétences et (2) le manque de soutien organisationnel pour l’accès aux formations pertinentes.

En bref, des participants soulèvent que la faible compréhension des enjeux découlant de la vulnérabilité se traduit par le peu d’intérêt de certains individus au sein du milieu de pratique à s’investir dans une pratique interdisciplinaire pour mieux répondre à ces enjeux. 6.4.3.3 Les barrières à l’échelle de l’individu

À l’échelle de l’individu, la principale barrière soulevée par les participants relève de la capacité pour les jeunes médecins, ou les médecins peu établis, à trouver les leviers pour favoriser l’évolution des façons de faire et ainsi agir comme agents de changement au sein de leur milieu de pratique. En effet, plusieurs participants voient en leur statut de médecin sans expérience, de médecin n’ayant pas de rôle administratif ou décisionnel ou de médecin sans pratique permanente, un obstacle à l’application des apprentissages retirés de leur passage à La Maison Bleue. Ils considèrent avoir peu leur mot à dire dans la définition des pratiques valorisées à l’échelle organisationnelle ou, plus largement, à l’échelle du système, tel que l’illustre l’extrait suivant :

Je le vois, il y a plein de problèmes systémiques qui pourraient être réglés pour améliorer la santé des patients. Mais à ce point-ci dans ma vie, c’est un peu difficile de faire de l’advocacy. (Médecin #9)

Somme toute, on soulignera qu’il semble que peu d’apprentissages puissent effectivement être appliqués par les médecins en exercice, du fait des barrières rencontrées, exception faite des apprentissages dont application demeure sous l’égide du médecin et de la relation qu’il établit avec son patient. Les barrières structurelles et organisationnelles semblent intervenir de façon importante dans la capacité des médecins à mettre de l’avant dans leur pratique des savoir-faire et des savoir-être en phase avec les apprentissages retirés de La Maison Bleue.