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Autochtones, fédéralisme canadien et gouvernance des espaces marins

CHAPITRE 3 – GOUVERNANCE DU GOLFE DU SAINT-LAURENT : CONTEXTE NATIONAL

3.2 Autochtones, fédéralisme canadien et gouvernance des espaces marins

La relation entre l’État canadien et les autochtones a grandement évolué depuis la création de la fédération. Depuis les années 70, le nationalisme autochtone a pris beaucoup d’ampleur et certaines nations rejettent aujourd’hui la souveraineté du Canada sur ce qu’elles considèrent être leur territoire (Brown et autres, 2009). Il faut comprendre que les institutions et les normes

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auxquelles font face les autochtones leur ont été imposées (Papillon, 2012). Ils n’ont historiquement que très peu participé à leurs élaborations et n’ont pas de «sièges réservés» parmi notre système de démocratie représentative (Brown et autres, 2009). Les autochtones revendiquent aujourd’hui leur droit à l’autodétermination, c’est-à-dire un espace de liberté et d’autonomie politique. En droit et en politique, cette revendication est lentement en voie de se réaliser. Il en résulte une modification de la gouvernance autochtone, d’une gouverne unidirectionnelle et verticale (« top-down ») à une réalité à paliers multiples et trilatérale (province-autochtone-fédéral) (Papillon, 2012). Cette nouvelle réalité touche aussi bien des territoires que des domaines d’activités particuliers. De façon plus récente, il semble que ce tournant dans la relation État-autochtone affecte aussi la gouvernance des océans.

3.2.1 Droits autochtones

Le territoire et l’espace marin canadien ont été occupés par les Amérindiens et les Inuits bien avant l’arrivée des Européens (Gough, 2008). La colonisation a donc entraîné la signature d’une série de traités entre les premières nations et les Européens (Kleer et autres, 2012). Ces traités, de même que des droits autochtones, furent reconnus dans la constitution canadienne (art. 35) (Ibid.). En l’absence de dispositions clarifiant la portée et la définition de ces droits, ce fut principalement aux cours de justice d’en délimiter les contours. Les droits autochtones et les obligations du gouvernement fédéral, en tant que fiduciaire envers les premières nations, ont donc évolué au fil des ans. Puisque l’espace marin a été traditionnellement utilisé par les autochtones avant l’arrivée des Européens, celui-ci a fait l’objet de revendications autochtones et certains droits leur ont été progressivement reconnus. La gouvernance des océans canadiens est donc aujourd’hui caractérisée par cette évolution juridique. Cette section a pour objectif de décrire les principales conséquences de ce cadre juridique sur la gouvernance actuelle.

En premier lieu, la pêche est probablement l’une des activités maritimes sur laquelle le droit autochtone est le mieux établi. Depuis le jugement rendu au début des années 90 dans l’affaire Reine contre Sparrow, le droit ancestral d’effectuer une pêche vivrière, donc pour des fins de subsistance, rituelles ou sociales, a donc été reconnu aux autochtones (Allain et Fréchette, 1993; Gough, 2008). La cour a cependant reconnu le droit du gouvernement d’encadrer cette pêche pour des fins de conservation. Le droit autochtone en matière de pêche à des fins commerciales est par contre moins bien défini. La Cour suprême n’a en effet pas voulu se positionner sur la

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question dans l’arrêt Sparrow et a décrété que l’existence d’un tel droit devait être déterminée au cas par cas, selon le contexte factuel (Ibid.). Celui-ci sera donc porté à évoluer en fonction des revendications des différentes nations autochtones du pays. L’arrêt Reine contre Marshall, rendu en 1999 par la Cour suprême, a ainsi reconnu à 34 bandes amérindiennes de la région des maritimes un droit de pêche à des fins commerciales (Gough, 2008). Cette situation entraîna une grande controverse dans cette région et eut pour conséquence d’amener Pêches et Océans Canada (MPO) à créer un cadre réglementaire différencié pour ces autochtones (Ibid.). La gestion de la pêche doit donc tenir compte de cette réalité juridique qui crée des droits et obligations différentes entre certains autochtones et non autochtones.

Des droits particuliers liés à un territoire ou un espace ont aussi été reconnus aux autochtones au fil des décisions judiciaires. Ces droits ont été principalement regroupés sous le concept de titre aborigène (Keeler et autres, 2012). Lorsque la présence d’un titre aborigène sur un espace a été démontrée (le fardeau de la preuve étant cependant assez lourd), la nation autochtone qui le détient obtient (Ibid.) :

 Le droit d’utiliser et d’occuper les terres visées;

 Le droit d’exercer un contrôle effectif sur les terres visées.

Lorsqu’il est reconnu, ce droit donne donc un statut et un pouvoir de gestion important aux autochtones qui le détiennent collectivement. Le titre aborigène a d’abord été reconnu par les juges comme étant lié à l’occupation des terres (Keeler et autres, 2012), l’existence d’un titre aborigène sur un espace marin est donc pour l’instant incertaine. En Colombie-Britannique, les nations Haida, Tsimshian et Nuu-chah-nulth ont pourtant entrepris des procédures pour faire reconnaître de tels droits (Jones, 2006). Advenant des jugements en leur faveur, le titre aborigène marin pourrait leur donner certains droits sur l’exploitation des fonds marins (Ibid.). À ce titre, un récent accord a été conclu entre le gouvernement fédéral, via le ministère des Affaires autochtones et Développement du Nord Canada (AADNC), et la nation crie d’Eeyou Istchee concernant des revendications territoriales sur une région marine (Gouvernement du Canada, 2010). L’Accord sur les revendications territoriales concernant la région marine d’Eeyou couvre environ 61 270 km2 dans la baie James et le sud-est de la baie d’Hudson et établit trois régimes de cogestion au sein desquels les Cris, le fédéral et le Nunavut sont représentés (AADNC, 2010). Il reconnaît notamment aux deux nations le droit de participer aux décisions concernant cet espace

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et d’obtenir une part des redevances qui serait tirées d’une éventuelle exploitation des ressources qui s’y trouvent. À défaut d’une reconnaissance juridique, il semble donc qu’il y ait une certaine reconnaissance politique de l’existence du droit au titre aborigène sur l’espace marin.

En bref, les droits constitutionnels des autochtones et les obligations du gouvernement fédéral à leur égard influencent aussi la gouvernance des océans. Cela est particulièrement vrai en ce qui a trait à la pêche, mais peut aussi, en certains lieux, englober un domaine beaucoup plus vaste d’activités, voire même, l’ensemble de la gestion. Par des ententes, comme l’accord sur les revendications cries, les gouvernements peuvent aussi déléguer des pouvoirs afin de concrétiser l’autonomie gouvernementale autochtone. Ces traités contemporains engendrent une certaine disparité entre les nations autochtones puisque si tous ont des droits reconnus par la constitution, tous n’ont pas une relation basée sur un tel traité avec l’État canadien (Papillon, 2012). Le palier supplémentaire ajouté par la composante autochtone dans la gouvernance des océans varie donc considérablement dans sa structure et ses effets d’une région à l’autre.

3.2.3 Situation autochtone dans le golfe du Saint-Laurent

Cette région maritime offre un exemple intéressant de la complexité qui résulte d’un régime de gouvernance à géométrie variable pour les différentes nations autochtones. On compte principalement trois nations autochtones dans les zones côtières bordant le golfe du Saint- Laurent : les Innus, les Malécites et les Mik’maqs. Ces nations sont réparties dans plus d’une vingtaine de communautés sur le territoire des cinq provinces qui forment le golfe.

D’abord, les trois nations n’ont pas les mêmes privilèges en matière de droits de pêche. Les communautés malécites et micmaques du golfe ont été spécifiquement touchées par l’arrêt R. c. Marshall susmentionné. En vertu de ce jugement, ces deux nations ont un droit ancestral à l’accès et à la pratique d’une pêche commerciale. Un cadre de gestion particulier a donc été élaboré par Pêches et Océans Canada pour encadrer et soutenir ces activités (MPO, 2007a). Les communautés innues n’ont quant à elles que des droits relatifs à une pêche de subsistance et ne bénéficient pas du soutien du MPO. Il y a donc différents types d’exploitants des ressources marines vivantes dans le golfe.

Puis, les autochtones ont des revendications territoriales qui comprennent certaines portions du golfe ou du fleuve Saint-Laurent (Secrétariat aux affaires autochtones, 2010). Des trois nations, les

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Innus sont les plus avancée dans les négociations. Ils ont effectivement conclu une entente de principe en 2004 avec le gouvernement du Québec et le gouvernement du Canada (Gouvernement du Québec et autres, 2004). Suivant celle-ci, les Innus obtiendraient, aux termes des négociations, différents droits sur trois territoires distincts. Sur l’Innu Assi et l’Innu Assi de Nutashkuan, des territoires fragmentés représentant 3022 km2, les Innus auraient une autonomie de gestion, c’est- à-dire que ces terres seraient désormais sous la gouverne d’un gouvernement innu et non plus du gouvernement fédéral ou provincial. Une constitution innue devrait être adoptée et des lois s’appliquant à ces deux territoires pourraient être élaborées par les nouvelles instances politiques. Ces lois auraient de plus prépondérance sur les lois provinciales. Le troisième territoire, le Nitassinan, est beaucoup plus grand et comporte une partie marine. Sur cet espace, les Innus auraient notamment droit à un partage des redevances, à la pêche et à une participation réelle à la gestion du territoire. Les revendications territoriales ont donc le potentiel de complexifier la gouvernance de l’espace maritime du golfe du Saint-Laurent. D’une part, elles peuvent entraîner la création d’enclaves, de dimensions semblables à celles d’une municipalité, sur lesquelles les gouvernements provinciaux et fédéraux ont peu d’emprise (ex. : Innu Assi). D’autre part, elles peuvent créer des espaces sur lesquels les ressources sont cogérées par les autorités gouvernementales et les communautés autochtones (ex. : Nitassinan). Les nations micmac et malécite n’ont pour l’instant pas conclu d’entente de principe, mais ils font partie d’un processus de négociation avec le gouvernement fédéral (AADNC, 2013).

Enfin, le devoir de consultation du gouvernement fédéral en ce qui a trait aux décisions qui pourraient affecter les autochtones fait de ceux-ci des parties prenantes particulières. Ces derniers sont donc en droit de s’attendre à être, au minimum, consultés concernant les décisions touchant à la gestion intégrée du golfe du Saint-Laurent et qui pourraient affecter leurs droits ancestraux ou acquis en vertu de traités.

À l’heure actuelle, il serait probablement inexact de parler d’un palier de gouvernance supplémentaire lorsqu’il est question de la composante autochtone dans la gouvernance du golfe du Saint-Laurent. En effet, il n’y a pas d’institution ou d’organisation autochtone ayant des pouvoirs, des responsabilités et une autonomie de décision sur des activités qui se déroule sur le golfe, mis à part peut-être en ce qui concerne la pêche. Toutefois, la conclusion des négociations sur les revendications territoriales pourrait éventuellement créer de telles institutions. En outre,

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les autochtones du golfe sont, dans tous les cas, des parties prenantes qui ont des droits particuliers.

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