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CHAPITRE 1- CADRE THÉORIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE

1.3. Développement et gestion des ressources naturelles

1.3.1. Articulations d’un projet de haute modernité

Je ne désire pas ici m’attarder tant à l’historique du développement qu’à l’évolution de son rapport aux populations et à l’environnement dudit tiers-monde. Cependant, les constructions discursives évoluent avec le temps : elles sont les résultats d’élaborations à partir d’expressions antérieures, et naissent d’un contexte. De fait, un détour vers l’histoire du développement s’impose et je tenterai ici d’être brève.

Dans le cadre de ses récents travaux sur les dommages causés par les projets centralisés d’ingénierie sociale – ou de développement –, l’anthropologue James C. Scott (1998:89-90) qualifie le développement d’entreprise de « haute modernité », soit une version du progrès et de l’amélioration de la condition humaine qui est intimement liée aux progrès techniques et scientifiques. Le développement implique donc un contrôle grandissant sur la nature – incluant la nature humaine – ainsi qu’un bris radical avec l’histoire et les processus traditionnels. L’épistémologie du développement a également été étudiée par l’anthropologue Arturo Escobar (1995) qui dans une approche foucaldienne, analyse le développement comme un discours et examine le contexte théorique et pratique auquel il a été associé. Escobar démontre ainsi les effets à la fois configurants et envahissants de ce système qui transforme l’existence des gens.

Le discours sur le développement a été conçu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en tant que réponse à la problématisation de la pauvreté à l’échelle planétaire (Escobar, 1995:44), et pour fournir une alternative au communisme comme modèle politico-économique pour les pays décolonisés (Braidotti et al., 1994:21). Selon Escobar (1995:39), l’influence du développement a été favorisée par le fait que son postulat veut que l’atteinte d’un progrès socioéconomique soit liée au passage obligé vers la modernisation – par la voie de l’industrialisation et l’urbanisation. Cette transition constituerait par ailleurs la seule force capable de détruire les « superstitions et

relations archaïques », et ce en vue de réduire le décalage des pays du tiers-monde par rapport à l’Occident – aux dépens, évidemment, des dommages collatéraux potentiels au plan social, culturel et politique. Puisqu’une telle entreprise nécessite de larges investissements financiers et que les pays du tiers-monde19 accusent de sérieux manques de fonds, l’investissement de capitaux étrangers s’avère indispensable à sa « réussite » (Escobar, 1995 : 39-40). Le développement est donc un projet qui ne peut se réaliser que par l’intermédiaire de l’Occident et selon un modèle dont il est l’auteur.

Selon Escobar (1995), l’analyse du discours du développement nécessite l’étude des relations établies entre ses éléments, car ceux-ci forment un système à l’origine de la création d’objets, de concepts et de stratégies qui déterminent les paramètres selon lesquels ce projet est discuté et réfléchi. Ce système est en fait le résultat de l’établissement d’un ensemble de relations entre les éléments qui ont formé la théorie du développement, soit : (1) le processus de formation de capital et ses facteurs associés – la technologie, la population et les ressources, les politiques fiscales et monétaires, l’industrialisation et le développement agricole, le commerce et les échanges, (2) les facteurs liés aux considérations culturelles – l’éducation, le besoin d’inculquer des valeurs culturelles modernes – et, finalement, (3) le besoin de créer des institutions adéquates pour entreprendre cette tâche complexe – Banque mondiale, Fonds monétaire international, agences techniques des Nations Unies. Ainsi, ces relations – établies entre les institutions, les processus socioéconomiques, les formes de savoir, et les facteurs technologiques – définissent les conditions sous lesquelles les objets, les concepts, les théories et les stratégies peuvent être incorporés dans le discours. En somme, ce système relationnel établit une pratique discursive qui détermine qui peut parler, à partir de quel point de vue, avec quelle autorité, et selon quels critères d’expertise. Ce système fixe donc les règles du jeu, lesquelles doivent être suivies selon le problème, la théorie, ou l’objet qui émerge et doit être nommé, analysé, et finalement transformé en une politique ou un plan (Escobar, 1995:40-41). Les principaux acteurs de ce système – soit les experts incarnés par les institutions comme les Nations Unies, les agences de développement international et les organisations internationales bailleuses de fonds –









19 Un mot sur le terme tiers-monde, que j’utilise ici en référant à l’emploi qu’en font Braidotti et al., (1994:21)

en lien avec le développement. Selon les auteurs, le développement s’insère dans la conceptualisation d’un monde scindé en catégories : « The tripartite post-war order was based on the construction of the First World, the modern, ‘developped’ ‘self’, that is, the capitalist West, in opposition to the ‘other’, the Second World, the socialist East, which was subsequently left out of the development discourse altogether ». Dans ce monde divisé, « the Third World, the ‘underdevelopped’ South became the residual category ». Les diverses sociétés vivant dans le « Sud » ont ainsi été absorbées dans la catégorie unitaire que constitue le tiers-monde. Mon emploi du terme réfère donc à l’idée de cette catégorie résiduelle, péjorativement conceptualisée par l’Occident.

24 ont le pouvoir d’identifier les objets du développement20 et détiennent de plus l’autorité morale, professionnelle et légale nécessaire à la mise en œuvre de l’appareillage du développement – acquisition qui est bien souvent facilitée par une collusion avec les dirigeants des pays du tiers- monde (Escobar, 1995:41). Nous verrons comment dans le contexte du Marwar – comme dans celui de l’Inde en général (voir Gadgil et Guha, 1993) –, les premières cibles du développement ont été les institutions publiques inadéquates et les pratiques agricoles à faible rendement. La réorganisation de ces aspects du milieu rural au Rajasthan correspond à la première phase de développement que connaît la région du Marwar, laquelle sera analysée dans le chapitre 2.

1.3.2. Développement durable et configuration de la gestion des ressources