• Aucun résultat trouvé

La chasse commerciale provoquerait une situation de crise, la « bushmeat crisis », lorsqu'il apparaît un déséquilibre prolongé entre, d'une part, la production du milieu naturel et, d'autre part, la récolte effectuée par l'homme, pour approvisionner un marché dont la croissance récente semble considérable. Pour vérifier ce phénomène, il faut donc quantifier et comparer les deux termes de l'équation ; ce raisonnement, d'une simplicité biblique, est présenté ci-dessous.

0.1.2.3.1 Le raisonnement et la construction de l’argumentaire

Il convient tout d'abord d’estimer le niveau des prélèvements sur une aire donnée, en fonction des espèces concernées, puis, dans un deuxième temps, de déterminer les effets de ces ponctions sur la productivité du milieu. La durabilité de la récolte est ainsi déduite de différentes formules proposées par les chercheurs, la principale étant celle établie par Robinson et Redford (Robinson and

23

Redford 1991), pour l'Amérique du Sud, en 1991, dont dérivent également les formules de Bodmer(Robinson and Bodmer 1999). Les algorithmes sont les suivants :

méthode de Robinson et Redford P = 0,6 K (Rmax – 1) F avec F = 0,2 pour les espèces longévives et F = 0,6 pour les espèces à durée de vie courte

1° méthode de Bodmer P = 0,5 N Φ s avec s = 0,2 pour les espèces longévives et s = 0,6 pour les espèces à durée de vie courte

2° méthode de Bodmer P = 0,5 N Φ s où s représente le pourcentage des individus survivant à l'âge moyen de reproduction

P est le niveau durable des prélèvements,

Rmax est le taux de croissance maximum de la population,

K est la densité de population à la capacité de charge ; 0,6 K correspond au niveau de population qui permet le prélèvement maximum durable (MSY), en application de la loi logistique,

N est le nombre d'individus de la population ; 0,5 N est donc une estimation du nombre de femelles,

Φ est le facteur de fécondité des femelles, Φ = g Y, où Y est le nombre de jeunes par portée et g le nombre moyen de portées par an,

F est un facteur de mortalité, qui varie entre 0,2 et 0,6 en fonction de l'espérance de vie de l'espèce, s est le facteur de survie des femelles à l'âge moyen de reproduction ; il varie également entre 0,2 et 0,6. La première étape : déterminer la production du milieu naturel forestier.

Les différentes espèces prélevées, ainsi que leur part respective dans la collecte, sont déterminées par l'analyse des tableaux de chasse des chasseurs, ainsi que par le suivi du gibier proposé à la vente sur les marchés.

Pour que le prélèvement soit soutenable pour chaque espèce chassée, il faut que le niveau de la population se situe au point de croissance maximum soutenable (défini théoriquement par la loi logistique) et que ce niveau n'entraîne pas une vulnérabilité particulière de l'espèce ou n'affecte pas le fonctionnement de l'écosystème (Robinson and Redford 1991). La production biologique est calculée sur la base de la densité absolue et l'on constate que la productivité globale de la faune forestière augmenterait de la grande forêt vers les forêts secondarisées et les paysages mixtes de culture, malgré le changement du cortège faunique et la diminution de la taille moyenne des espèces chassées (Robinson and Bennett 2004).

L'estimation de la densité absolue d'animaux, en particulier des mammifères, en forêt dense, présente des difficultés méthodologiques redoutables. Les comptages visuels sont aléatoires, du fait de la mauvaise visibilité et des difficultés pour se déplacer silencieusement. De ce fait, de nombreuses méthodes, basées sur le dénombrement des indices de présence (crottes, nids, vocalisations), ont été proposées, mais, si chacune peut donner des indications relatives sur l'évolution de la population sur un même site ou permettre de comparer des abondances relatives entre sites, il est très difficile de tirer de ces observations des valeurs absolues de densité, pourtant nécessaires pour appliquer la méthodologie proposée.

Par exemple, pour un genre aussi commun que les céphalophes, on observe, dans la littérature, des variations d'abondance moyenne, de 1 (5 kg/km2) à 50 (257 kg/km2) , dans des régions écologiquement comparables, en fonction de la méthode de comptage, comme le résume le Tableau 5, donné par Wilkie et Carpenter (Wilkie and Carpenter 1999).

24

Tableau 5 : La biomasse des céphalophes dans les forêts du bassin du Congo

Site Méthode de comptage Céphalophe bleu (kg/km2)

Céphalophes rouges (kg/km2)

Total (kg/km2) Gabon, Lopé Visuel et comptage des crottes 5 97 101

Gabon, NE 1 Visuel de jour 20 180 201

Gabon, NE 1 Visuel de nuit 115 152 267

RDC, NE Visuel 48 126 174

RDC, NE Comptage de crottes 226 1.272 1.497

Gabon, NE CMR 248 685 933

Gabon CMR 257 317 574

Cameroun, SE 1 Visuel 22 150 171

Cameroun, SE 1 Visuel et appel 164 1.009 1.173

Cameroun, SE Comptage de crottes 14 156 170

Cameroun, SW 1 Comptage de crottes 72 515 587

Cameroun, SW 1 Visuel de jour 31 221 252

Cameroun, SW 1 Visuel de nuit 73 50 123

Les comptages par capture-marquage-recapture (CMR), qui sont reconnus comme les méthodes les plus rigoureuses sur le plan statistique, donnent les plus fortes biomasses de céphalophe bleu au km2, correspondant à des densités de l'ordre de 50 individus au km2, soit un animal tous les 2 ha. Pour les mêmes opérateurs, sur le même terrain, la densité observée varie facilement de 1 à 6, ce qui est extrêmement gênant pour calculer la production potentielle, à partir des formules présentées plus haut.

Les mêmes constatations se retrouvent, quel que soit le genre des animaux observés, comme l'indique le Tableau 6, rassemblant les données fournies par différents auteurs, ayant travaillé dans la forêt gabonaise.

25

Tableau 6 : Quelques données sur la biomasse mammalienne en forêt dense d'Afrique centrale

Sources Espèce Densité

(Individu/km2)

Biomasse

(kg/km2) Méthode Localisation

(Dubost 1980) Céphalophe bleu 70 257 Capture/marquage/recapture et

radiotracking

Makokou (Gabon)

(Prins and Reitsma 1989)

Eléphant 0,67 533

Comptage de toutes traces Sud-ouest du Gabon

Buffle 0,51 139

Potamochère 0,86 51

Tous petits et moyens ruminants 0,85 19

Athérure 0,60 1 Rat de Gambie 0,60 1 Petits singes 70 230 (Feer 1996) Céphalophe bleu 70 257 Makokou (Gabon)

Autres petits et moyens ruminants 30,4 507

Athérure 78 175

Rat de Gambie 172 141

Biomasse totale estimée 1800

(White 1994)

Eléphant 1,41 2 473

Distance-sampling et comptage

des crottes Lopé (Gabon)

Buffle 0,34 81

Potamochère 2,69 167

Céphalophe bleu 0,93 3,7

Céphalophes rouges et autres petits ruminants 4,56 94

Rongeurs 16 4,8

Petits singes 58 292

(Thibault and Blaney 2003)

Eléphant 1,3 1040

Comptage des crottes Gamba (Gabon)

Céphalophe bleu 3,23 22,6

Céphalophes rouges et autres petits ruminants 4,18 118,7

Athérure 0,60 1,80

(Clark, Poulsen et al. 2009)

Eléphant FN 0,38 304

Comptage des crottes CIB Nord Congo

Eléphant FE 0,57 456 Buffle FE 51,5 13905 Céphalophe bleu FN 317 1163 Céphalophe bleu FE 155 569 Céphalophes rouges FN 1582 26420 Céphalophes rouges FE 1117 18654

FN = forêt naturelle FE = forêt exploitée

26

Malgré ces écarts, qui laissent supposer des difficultés méthodologiques majeures, de nombreux auteurs de grande notoriété n'hésitent pas à admettre la faiblesse de la biomasse mammalienne, en forêt dense africaine (Bennett and Robinson 2000; Bennett, Eves et al. 2002; Bennett 2008; Wilkie, Bennett et al. 2011). Ils en déduisent que ce milieu, dans son état naturel, ne produit que 100 à 200 kg de biomasse/km2/an et ne peut donc approvisionner en protéines qu'un peu plus d'un habitant par km2 , sur la base d'une consommation de 280 g de viande par jour et par adulte, soit 100 kg par an et par adulte. Du fait que le rendement entre la biomasse sur pied et la viande consommable, est de l'ordre de 65 %, ceci entraine une extraction annuelle de biomasse d’environ 150 kg par adulte (Bennett and Robinson 2000; Bennett, Eves et al. 2002).

Il n'est pas sans intérêt de noter que certains de ces auteurs comme, par exemple, Wilkie et al (Wilkie, Curran et al. 1998), proposent, à partir des mêmes données de base, des niveaux de productivité totalement différents, comme le fait apparaître le Tableau 7, dans lequel la production est calculée en appliquant la formule de Robinson et Redford.

Tableau 7 : Productivité à l'hectare (densité et biomasse) des espèces communes forestières dans le bassin du Congo Espèce Densité (nb/ha) Production (nb/ha/an) Biomasse (kg/ha) Production (kg/ha/an) Rat de Gambie 1,340 0,812 2,61 1,58 Athérure 0,550 0,271 1,58 0,78 Sous-total rongeurs 4.20 2.36 Cercocèbe agile 0,020 0,002 0,16 0,02

Cercocèbe à joues grises 0,069 0,008 0,53 0,06

Colobe bai 0,267 0,024 2,19 0,20

Cercopithèque ascagne 0,189 0,014 0,68 0,05

Cercopithèque mone 0,231 0,017 0,88 0,06

Cercopithèque à diadème 0,242 0,016 1,45 0,10

Sous-total petits primates 5.89 0.48

Antilope de Bates 0,104 0,022 0,40 0,08

Chevrotain aquatique 0,077 0,026 0,86 0,29

Céphalophe bleu 0,242 0,091 1,14 0,43

Céphalophe à front noir 0,017 0,006 0,24 0,08

Céphalophe à ventre blanc 0,044 0,014 0,73 0,24

Céphalophe de Peters 0,063 0,020 1,12 0,36

Céphalophe bai 0,032 0,004 0,70 0,09

Céphalophe à dos jaune 0,016 0,005 1,09 0,35

Sous-total petits ongulés estimation basse 6,27 1,93

TOTAL estimation basse 16,36 4,78

Antilope de Bates 0,598 0,125 2,27 0,48

Chevrotain aquatique 0,280 0,096 3,14 1,07

Céphalophe bleu 0,610 0,231 2,87 1,08

Céphalophes rouges 0,740 0,240 12,58 4,08

Céphalophe à dos jaune 0,016 0,005 1,09 0,35

Sous-total petits ongulés estimation haute 21,94 7,06

TOTAL estimation haute 32,03 9,91

Repris de (Wilkie, Curran et al. 1998)

Selon l'hypothèse retenue, en ne prenant en compte qu'une partie de la faune mammalienne disponible et en excluant, en particulier, tous les grands mammifères, on aboutit ainsi à une productivité comprise entre 5 et 10 kg de biomasse à l'hectare (500 à 1.000 kg de biomasse au km2), soit 5 à 10 fois plus que les niveaux proposés plus haut.

La deuxième étape : estimer la consommation de venaison et les ponctions sur le milieu.

La consommation de venaison concerne à la fois le milieu villageois et le milieu urbain. La consommation villageoise est déduite principalement d'un certain nombre de monographies ponctuelles, généralement réalisées par des anthropologues auprès de populations isolées et, également, de données plus générales, issues d'enquêtes sur les budgets des ménages, réalisées dans de nombreux pays, dans les années 1970, sur des financements internationaux. Sur ces bases,

27

le gibier étant la principale source de protéines disponibles, la consommation de venaison en milieu rural est généralement estimée à 130 g par personne et par jour.

Ces chiffres sont rapprochés par certains auteurs (Fa, Currie et al. 2003) des quantités moyennes de consommation de protéines recommandées par l'OMS, soit 52 g/adulte/jour. Sachant qu'il y aurait 29,4 g de protéines pour 100 g de venaison, les chiffres sont cohérents avec la consommation rurale.

En milieu urbain, la consommation de viande de brousse est souvent déduite des quantités transitant par les marchés ; un certain nombre d'enquêtes de consommation, selon des méthodologies diverses, ont également été réalisées auprès des ménages. En ville, l'approvisionnement en protéines est beaucoup plus diversifié qu’à la campagne et, de ce fait, le chiffre moyen retenu est de 13 g de venaison par personne et par jour (Milner-Gulland and Benett 2003; Bennett, Blencowe et al. 2007).

Sur ces bases de consommation, à partir de la superficie forestière de chaque pays et de sa population urbaine et forestière, Wilkie et Carpenter (Wilkie and Carpenter 1999) ont calculé la consommation globale de venaison des différents pays du bassin du Congo. Ces données sont rassemblées dans le Tableau 8.

Tableau 8 : Estimation de la consommation de venaison dans les différents pays d'Afrique centrale

Superficie forestière (km2)

Population Consommation de venaison Forestière Urbaine kg/an kg/km2/an Cameroun 155.330 1.424.000 2.214.620 78.077.172 503 RCA 52.236 219.500 539.775 12.976.507 248 RDC 1.190.737 22.127.000 3.782.369 1.067.873.491 897 Guinée équatoriale 17.004 183.000 227.500 9.762.838 574 Gabon 227.500 181.700 581.440 11.380.598 50 Congo 213.400 219.500 1.245.528 16.325.305 77 TOTAL 1.856.207 24.354.700 8.591.232 1.196.395.911 645

Dans un travail plus récent, Nasi et al (Nasi, Taber et al. 2011) retiennent, dans l'ensemble du bassin du Congo, une consommation moyenne de venaison de 51 kg/personne/an (141 g/personne/jour) en milieu rural et de 4,7 kg/personne/an (13 g/personne/jour) en milieu urbain. Leurs résultats sont synthétisés dans le Tableau 9 ci-dessous :

Tableau 9 : Consommation estimée de venaison dans l'ensemble du bassin du Congo

Population rurale 57.046.000 habitants

Population urbaine 41.199.000 habitants

Consommation rurale de venaison (51 kg/pers/an) 2.909.000 tonnes de venaison par an Consommation urbaine de venaison (4,7 kg/pers/an) 194.000 tonnes de venaison par an

Consommation totale de venaison 3.103.000 tonnes de venaison par an

Selon les auteurs, entre 1 et 3 millions de tonnes de biomasse sont alors extraits annuellement de la forêt par la chasse, soit, en se basant sur une superficie forestière de l'ordre de 4 millions de km2, entre 250 et 750 kg/km2/an ou entre 2,5 et 7,5 kg/ha/an.

Conclusion de l’argumentaire.

Les tenants de la « bushmeat crisis » (Fa, Péres et al. 2002; Fa, Currie et al. 2003) considèrent qu'une récolte de venaison n'est pas soutenable lorsque l'extraction est supérieure à 20 % de la production naturelle, en accord avec les facteurs correctifs introduits, pour les espèces à cycle de vie long, par Robinson et Redford dans leur formule présentée plus haut. Avec les niveaux de

28

productivité en biomasse animale de la grande forêt, proposés par ces auteurs et les valeurs de la consommation estimée, la conclusion est alors sans appel, quelle que soit l'échelle de l'analyse :

Les niveaux d'exploitation de la faune sauvage sont très supérieurs aux prélèvements considérés comme soutenables et, donc, la chasse commerciale dans le bassin du Congo n'est pas durable.

0.1.2.3.2 La présentation de l’argumentaire

Après avoir exposé le raisonnement à la base du concept de « bushmeat crisis », il n'est pas sans intérêt d'examiner comment cette notion est présentée dans la littérature technique et en direction du grand public, en particulier par les personnes et les organisations rassemblées dans la Bushmeat Crisis Task Force (BCTF), qui regroupe, rappelons-le, les principales ONG nord-américaines de conservation.

À partir de la situation effectivement problématique de certaines espèces animales emblématiques, en particulier l'éléphant et les grands primates (gorille et chimpanzés), les organisations internationales de conservation remettent en cause le développement socio-économique de l'Afrique centrale, de la mise en place d'un réseau routier cohérent au développement des industries extractives. Les publications scientifiques (Bowen-Jones and Pendry 1999; Wilkie and Carpenter 1999; Fa, Currie et al. 2003; Denhez 2004; Bennett 2008), les articles de journaux plus orientés vers le grand public et les sites Internet dédiés reprennent tous la même structuration dans l'argumentation.

Cette stratégie, en trois actes, reprend le schéma proposé par S. Brunel (Brunel 2010) : Acte 1 : « présentation des situations sous un angle toujours dramatique » ; dans notre cas de figure, impact irréversible de la chasse commerciale sur l'ensemble de la faune ;

conséquences très graves sur la dynamique de régénération des forêts naturelles, avec des implications fortes sur la biodiversité mondiale et, de plus en plus, sur le rôle de puits de CO2 de la forêt tropicale, dans la lutte contre le changement climatique ; risques majeurs, en matière de santé publique, liés à la consommation de la venaison (SIDA, virus Ebola, SRAS,…) ;

Acte 2 : « culpabilisation des opinions publiques » ; le développement de la chasse

commerciale est directement lié à la mise en exploitation (mines, pétrole, bois tropicaux) du milieu naturel par les grandes compagnies capitalistes occidentales, pour assouvir les besoins croissants en matières premières du monde développé ;

Acte 3 : « appel à la rédemption individuelle ou collective par le financement d'actions vertueuses » ; les campagnes d' « information » du grand public ou de « sensibilisation » des acteurs institutionnels, quel qu'en soit l'objet, se terminent toujours par des appels aux dons ou des demandes de financement.

La médiatisation du problème et, en particulier, la condamnation de l'exploitation forestière industrielle, responsable commode, concernent bien, à la fois, le monde scientifique international, avec des articles dans des médias prestigieux comme Science (Robinson, Redford et al. 1999) ou Nature (Whitfield 2003) et le grand public qui se veut informé par les grands médias écrits (Spinney 1998) dans le «New Scientist », ou audiovisuels (Jones 2010) à la BBC.

Par contre, sur le terrain, en Afrique centrale, les efforts des « syndicats » de la nature (Lévêque 2008), comme se présentent parfois les ONG internationales de conservation, pour convaincre les ruraux de stopper la chasse et les urbains d'arrêter la consommation de venaison ne semblent pas couronnés de succès, sauf de façon temporaire quand il apparaît un réel problème de santé publique, comme une épidémie de fièvre Ebola.

29