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2. Le secteur bancaire en Afrique de l’Est : l’expérience des services financiers numériques

2.2. Argent mobile

Deux pays de la CAE, le Kenya principalement, mais aussi la Tanzanie, ont attiré l’attention de la communauté internationale pour leur rôle de pionniers dans le domaine de l’argent mobile. Cette réussite exemplaire est l’œuvre de Safaricom, une entreprise de télécommunications kényane qui s’est associée au groupe Vodafone pour lancer, en 2007, un système de paiement par téléphone mobile baptisé M-Pesa. Moins de dix ans après, près des trois quarts de la population adulte du Kenya, estimée à 22 millions de personnes, utilisent M-Pesa pour effectuer des transferts d’argent.

Dans le même temps, le succès de l’argent mobile a débouché sur des partenariats entre opérateurs de téléphonie mobile et établissements financiers – notamment des banques – qui proposent désormais des services d’épargne et de prêt disponibles via la technologie mobile. De fait, bien que l’argent mobile soit surtout reconnu comme une innovation technologique, l’aspect technologique a surtout joué un rôle de catalyseur, au service du modèle bancaire novateur qu’il sous-tend. Ce modèle économique novateur est apparu dans

un contexte bien particulier : celui de deux pays où une personne sur quatre seulement dispose d’un compte bancaire tandis que huit personnes sur dix ont accès à un téléphone mobile4.

Le fait que les services d’argent mobile aient été largement plébiscités à travers le monde s’explique par leur contribution remarquable à l’inclusion financière. Nous sommes donc amenés à nous poser la question suivante : pourquoi la réussite des services d’argent mobile au Kenya n’a-t-elle pas été aisément reproduite, à une échelle comparable, dans les autres pays d’Afrique de l’Est ? Pour répondre à cette question, il est essentiel de noter que les progrès réalisés en matière d’inclusion financière au Kenya grâce à l’argent mobile sont partiellement dus aux partenariats synergiques établis entre des banques et des opérateurs de téléphonie mobile. La section qui suit présente le riche dispositif institutionnel qui sous-tend le modèle économique des services d’argent mobile.

2.2.A.LA STRUCTURE DU TOUT PREMIER MODÈLE DE SERVICES DARGENT MOBILE

Le modèle expérimenté par M-Pesa, le tout premier service de paiements mobiles, repose sur une organisation institutionnelle à quatre niveaux : le client, le détaillant de l’opérateur de téléphonie mobile, un administrateur et une banque commerciale. Pour comprendre son fonctionnement, prenons l’exemple d’un client souhaitant effectuer une simple opération de paiement. Le client commence par effectuer un dépôt en espèces auprès d’un détaillant en échange d’un « flottant » électronique, un dépôt virtuel effectué dans son porte-monnaie mobile, après avoir présenté les documents d’identification requis. Moins d’une minute après, il reçoit un texto de confirmation, lui indiquant que le flottant a bien été déposé. Le client peut alors soit échanger le flottant contre des espèces à une date ultérieure, soit transférer ce flottant vers un autre téléphone. Le flottant électronique peut ensuite être encaissé par un détaillant.

Au cœur de ce modèle, on trouve un mécanisme assurant la protection des fonds du client.

Ainsi, le flottant est garanti dans son intégralité par des dépôts réalisés auprès de banques commerciales et les intérêts acquis ne sont pas reversés à un opérateur donné, ce qui évite d’appliquer aux opérateurs de téléphonie mobile la réglementation prévue pour les banques commerciales au Kenya. Les fonds placés sur des comptes fiduciaires ne sont pas fongibles avec ceux des prestataires de service et ils sont donc à l’abri des revendications des créanciers en cas de faillite de l’opérateur.

La nouveauté technologique, qui n’est qu’une composante de ce modèle novateur, réside simplement dans l’accès des ménages à des téléphones mobiles et dans la mise au point d’un cadre permettant de réaliser les opérations. L’autre composante essentielle de ce modèle a été la conception d’un outil de gestion des liquidités destiné au réseau de détaillants et à leurs clients. Le point essentiel est que les liquidités réelles sont fournies par les systèmes de gestion des liquidités des banques. Le graphique 2.1 présente ce modèle économique sous la forme d’un schéma simplifié.

4 The Economist, 9 mai 2015.

Graphique 2.1 – Le modèle économique des services de paiement mobile

Source : les auteurs.

Au Kenya, le modèle économique de base présenté ci-dessus a rencontré un succès phénoménal. Depuis le lancement de M-Pesa en 2007, le nombre de détaillants est passé d’environ 400 initialement à 132 000 en juin 2015 ; le nombre de clients a connu une évolution similaire, passant de 21 000 à 26 millions sur la même période (graphique 2.2).

Cette progression du nombre de détaillants et de clients s’est inévitablement accompagnée d’une hausse du nombre et du montant des opérations, ces valeurs étant passées de 22 000 et 64 millions de shillings kényans respectivement en mai 2007 à 90 millions et 228 milliards de shillings kényans en juin 2015 (graphique 2.2).

Le succès rencontré par la finance mobile est dû à sa toute première composante, relative aux paiements, mais le plus important est que ces services ont posé les bases qui ont permis aux opérations d’intermédiation – collecte de l’épargne et octroi de prêts – de prospérer. De plus, Safaricom jouissait d’une position dominante sur le marché, avec une part de marché estimée à plus de 70 %. C’est ce qui a permis la mise en place de l’écosystème représenté dans le graphique 2.1. En effet, il est difficile de reproduire l’expérience kényane dans des pays qui ne se caractérisent pas par le niveau de dominance atteint par Safaricom au Kenya.

Graphique 2.2 – Évolution du nombre de détaillants et de clients

Source : statistiques nationales relatives aux paiements, Banque centrale du Kenya.

La croissance exponentielle du volume des paiements mobiles a fourni la dimension nécessaire aux solutions novatrices émergentes dans le cadre d’une collaboration analogue entre institutions. Parmi les premières innovations qui ont suivi figure le lancement de services de règlement de factures et de paiements groupés, qui ont permis aux banques d’utiliser la technologie mobile pour faciliter le décaissement et le remboursement des prêts. Cette étape a été suivie par le lancement de retraits sans carte aux distributeurs automatiques de billets (DAB). Cette innovation permet aux clients de M-Pesa de retirer des espèces auprès d’un réseau de détaillants de services d’argent mobile équipés de DAB, appelé PesaPoint. Une multitude d’autres services de paiement mobile innovants ont été lancés, par exemple pour permettre à des ménages ruraux de payer leurs factures d’eau potable5 via M-Pesa, ou pour permettre à des agriculteurs de payer leurs primes d’assurance via M-Pesa, grâce à une collaboration entre un producteur d’intrants agricoles, Safaricom et une compagnie d’assurance.

C’est toutefois la collaboration mise en place entre des opérateurs de téléphonie mobile et des banques qui a suscité le plus d’attention. Celle-ci a été à l’origine de la création de services de transfert d’argent, puis de services d’épargne et même de prêt. Tout a commencé en 2010 avec un dispositif collaboratif entre Equity Bank – l’une des plus grandes

5 Mwangi, P.G., (2011) « M-PESA in partnership with Grundfos for rural water provision », thinkm-pesa.com, juin.

[http://www.thinkm-pesa.com/]

banques du Kenya – et Safaricom, Pour le lancement d’un produit appelé M-Kesho, qui permettait aux clients de la banque d’associer leur compte bancaire à leur compte M-Pesa et de transférer librement de l’argent d’un compte à l’autre.

En 2012, toutefois, cette collaboration s’est heurtée à des désaccords en matière de répartition des bénéfices entre les partenaires, mettant ainsi fin à ce service6..

Heureusement, M-Kesho a inspiré un concept encore meilleur, fruit d’une collaboration entre la Commercial Bank of Africa (CBA) – une autre banque commerciale du Kenya – et Safaricom. Ce nouveau service, baptisé M-Shwari, est considéré comme une version améliorée de M-Kesho, et ce pour trois raisons.

• Tout d’abord, tandis que les clients de M-Kesho devaient remplir un formulaire d’ouverture de compte dans les locaux d’Equity Bank (dans une succursale ou auprès d’un détaillant bancaire), l’ouverture d’un compte M-Shwari peut se faire à distance, par voie électronique.

• Ensuite, l’activation du compte ouvert est simplifiée. En effet, une procédure d’identification des clients (Know-Your-Customer – KYC) ayant été réalisée par l’opérateur, la banque n’a pas besoin d’en conduire une nouvelle. Il lui suffit simplement de vérifier l’exactitude des informations. Ainsi, l’ouverture d’un compte M-Shwari est instantanée. Avec M-Kesho, en revanche, une nouvelle procédure KYC est nécessaire, et il faut donc compter deux jours pour ouvrir un compte.

• Enfin, avec M-Shwari il faut compter 30 jours entre le dépôt initial du client et la détermination de son admissibilité à un crédit à partir d’un score calculé en fonction de son utilisation des services mobiles, tandis qu’avec M-Kesho, le client doit attendre six mois pour devenir admissible à un prêt.

Selon des données de la CBA, des dépôts d’un montant de 1,35 milliard de shillings kényans ont été collectés depuis le lancement de M-Shwari, tandis que la banque a décaissé des prêts pour un montant de 24 milliards de shillings. Le succès rencontré par M-Shwari a incité d’autres banques à collaborer avec Safaricom pour lancer des produits analogues. Par exemple, la Kenya Commercial Bank – plus grande banque du Kenya en termes d’actifs – a lancé un produit appelé Benki, dont les caractéristiques sont très proches de celles de M-Shwari7. Même les banques qui ne sont pas en mesure de collecter des dépôts ou d’accorder des prêts grâce à la technologie mobile ont presque toutes relié leur système à celui des opérateurs de téléphonie mobile pour permettre à leurs clients respectifs d’accéder à leurs comptes pour effectuer des retraits et des dépôts.

6 Ngigi, G. (2012), « M-Kesho growth stalls over hitch on profit sharing », Business Daily, 25 mars.

[http://www.businessdailyafrica.com/M-Kesho-growth-stalls-over-hitch-on-profit-sharing--/-/539552/1373474/-/8e1xlj/-/index.html ]

7 https://ke.kcbbankgroup.com/about/media/news/detail/kcb-launches-m-benki/