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Les archives comme moyens de mémoire

3.3 Mémoire et archives

3.3.2 Les archives comme moyens de mémoire

Partant de « l’idée de la mémoire comme construction ou comme “travail en cours” et non comme chose reçue191 » (Craig 2002, 285, trad.), les archives sont davantage considérées comme « des sites pour la fabrication de la mémoire et non seulement des lieux pour sa préservation192. » (Dodge 2002, 25, trad.) Ce qui rejoint la proposition de Harris pour qui le document d’archives est moins un véhicule de la mémoire que « [plus largement] une participation dans le processus de formation de la mémoire193 » (Harris 1997, 133, trad.). Pour certains cependant, la métaphore qui consiste à faire des archives une forme de mémoire est une démarche « aussi simpliste et presque aussi comique que celle qui consiste à utiliser des analogies telles qu’un gramophone, les pièces d’une maison, une boîte à rebuts, une passoire percée, un tapis roulant, une poubelle ou un hologramme pour décrire la mémoire humaine194. » (Hedstrom 2002, 31, trad.) Et, « bien qu’il existe un désir commun d’utiliser l’archive comme métaphore ou analogie lorsque l’on discute de la mémoire195 » (Blouin et Rosenberg 2006, 1, trad.), les archives sont constituées très différemment de la mémoire dans la mesure où les éléments qui les composent sont consciemment sélectionnés, organisés et conservés :

[…] une Archive ressemble peu à la mémoire humaine, et elle n’a rien à voir avec l’inconscient humain. Une archive peut en effet recevoir du matériel hétérogène, indifférencié…textes, documents, données…et les mettre en ordre selon des principes d’unification et de classification. Ce matériel, réordonné, refait, émerge ensuite – certains diraient comme une mémoire – quand quelqu’un a besoin de le trouver ou en a simplement besoin pour un usage courant ou nouveau196.

(Steedman 1998, 66, trad.)

191 « […] the idea of memory as a construction or a “work in progress” and not as a thing received » 192 « […] archives are sites for the manufacturing of memory and not just the preserving of it. » 193 « […] a (broader) participation in the processes of memory formation »

194 « […] the memory metaphor for archives is as simplistic and almost as comical as using analogies such

as gramophone, rooms in a house, junk box, leaky sieve, conveyor belt, garbage can, or hologram to describe human memory »

195 « […] while there is a common desire to use the archive as metaphor or analogy when memory is

discussed »

196 « […] an Archive is not very much like human memory, and is not at all like the unconscious mind. An

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De plus, « rien n’arrive au matériel dans une Archive. […] Il demeure là jusqu’à ce qu’il soit lu, utilisé et mis en récit197. » (Steedman 1998, 67, trad.) C’est donc, pour certains, l’appropriation et l’interprétation des documents tant par les archivistes que par les usagers, qui constitue réellement la mémoire et non les archives elles-mêmes (Piggott 2005, 326-327). La métaphore des archives comme mémoire est, par conséquent, sans fondement.

Cependant, d’autres affirment qu’il est possible de conserver l’analogie avec la mémoire en changeant de perspective sur les archives elles-mêmes. Les archives sont alors considérées comme des « véhicules de la mémoire », (Millar 2006) ou encore des « machines à remonter le temps » (Ketelaar 2002b), mettant ainsi la notion de mouvement – dans l’espace comme dans le temps – au cœur de la réflexion. En effet, le seul stockage des documents ne permet pas aux archives de faire mémoire (Brothman 2001, 64-65; Millar 2006, 121). « C’est plutôt leur sélection, leur conservation et leur articulation [par un sujet] qui leur permettent d’être socialement utiles en tant qu’indices pour la mémoire et le savoir198. » (Millar 2006, 121, trad.) Malgré tout, pour Millar, le processus de remémoration individuel (Millar 2006, 109-111) est comparable au processus de mise en archive puisque « tout comme nous captons, emmagasinons et retrouvons des souvenirs, nous acquérons, préservons et rendons disponibles des archives199. » (Millar 2006, 111, trad.)

Ketelaar quant à lui, rejoignant d’une certaine manière Steedman, souligne que « la mémoire humaine n’emmagasine pas une reproduction exacte mais filtre l’information reçue qui est codée en une représentation de la réalité200. » (Ketelaar 2002b, 3, trad.) Si les archives diffèrent de la mémoire puisque « les documents et les

order them by the principles of unification and classification. This stuff, reordered, remade, then emerges– some would say like a memory–when someone needs to find it, or just simply needs it, for new and current purposes. »

197 « […] nothing happens to this stuff, in the Archive. […] it just sits there until it is read, and used, and

narrativized. »

198 « Rather, it is their selection, preservation, and articulation that allow them to serve society as clues to

remembering and knowing. »

199 « Just as we capture, store, and retrieve memories, we acquire, preserve, and make available archives. » 200 « The human memory does not store an exact reproduction, but filters incoming information which is

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archives ne sont pas des souvenirs et, par eux-mêmes, ils ne nous imprègnent pas de connaissance[, i]ls sont, en revanche, des moyens grâce auxquels nous pouvons acquérir une connaissance de nous-mêmes et de notre société201 » (Millar 2006 119, trad.). Du fait de cette qualité des archives, nous produisons d’ailleurs souvent des documents dans le but de disposer d’une trace, d’un témoignage qui nous permettra de nous remémorer un événement (Millar 2006, 115), voire même pour faire mémoire dans l’avenir de manière consciente (Nesmith 2002, 37).

À la lumière des travaux des archivistes qui, à partir de la fin des années 1990, ont examiné la problématique dans une perspective postmoderne, la mémoire est comprise comme un phénomène complexe, tant par la diversité de ses manifestations que par les mécanismes qu’elle met en œuvre pour se matérialiser. Non assimilable à une chose ni au passé, la mémoire est de l’ordre d’un processus qui est à la fois interprétatif et en perpétuelle reconfiguration. En fait, les réflexions relatives à l’analogie entre les archives et la mémoire ne permettent pas de rendre compte de la nature de leur relation. Elles constituent davantage des tentatives de compréhension du phénomène mémoriel en regard des archives qu’une explication du rapport que celles-ci entretiennent. Cette relation n’en est pas moins étroite pour autant et l’analogie les associant est transformée du fait des changements de définition de l’une et des autres.

Dès lors, si la question n’est pas celle d’un concept ancré dans le passé, mais d’une notion fluide dont la compréhension est directement liée au futur de l’archive, et, partant, que l’incomplétude de l’archive est partiellement comblée par les utilisateurs, la question reste de savoir si les archives définitives représentent la fin du cycle de vie des documents d’archives ou si elles marquent le début d’une nouvelle étape qu’il serait bon de mieux connaître. S’inscrivant dans ce même cadre de pensée et proposant une conception fluide de la temporalité et des fonctions sociales assumées par les archives, le modèle du Records continuum se présente comme un moyen de prendre en considération les archives comme objet en devenir.

201 « Records and archives are not memories, and by themselves they do not imbue us with knowledge.

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