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Le modèle du Records continuum

Comme le remarque David Rajotte dans un bilan historique de la pensée archivistique en regard du numérique, « pour beaucoup d’archivistes, l’émergence du numérique a été l’occasion de repenser et de critiquer le modèle du cycle de vie des documents. » (Rajotte 2010-2011, 82) La nécessité d’évaluer et d’adapter le modèle classique s’est fait sentir mais sans pour autant le remettre complètement en question. Ainsi, au Québec notamment, dans certains guides de gestion des archives tels que le

Guide de gestion des archives de maisons d’édition (BAnQ 2005) ou le Guide de gestion des archives d’entreprises, (BAnQ et RAQ 2009) « les durées actives et semi-actives ont

été fusionnées pour faciliter leur application » (BAnQ 2005, 10). Par contre, précise Rajotte, « d’autres archivistes l’ont toutefois complètement rejetée [la théorie des trois âges]. Les plus grands détracteurs du cycle de vie ont certainement été les archivistes australiens. » (Rajotte 2010-2011, 83)

Au cours des années 1990 en Australie, rappellent McKemmish, Upward et Reed (2009), confrontés aux défis que posent les documents numériques, les archivistes se sont intéressés à des modèles d’implantation développés dans les années 1960 et 1970 qui visaient à assurer une plus grande continuité dans les archives produites par les administrations publiques depuis la mise en place de systèmes de gestion efficaces jusqu’à leur conservation en tant que « produit culturel final ». Leur principal objectif est alors de mieux assumer la trajectoire selon laquelle évoluent les archives dans le contexte numérique en assurant un « continuum des responsabilités » (McKemmish 1997) entre les gestionnaires de documents et les archivistes. La réflexion sur le concept de continuum en remplacement du cycle de vie s’inscrit dans une volonté de pratiquer une approche intégrée de l’archivistique, c’est-à-dire la prise en charge des documents analogiques et numériques depuis leur création jusqu’à la disposition finale.

Depuis la « métaphore pour exprimer les continuités entre le travail des gestionnaires de documents et celui des archivistes203 » (McKemmish 2001, 339, trad.)

202 Les éléments qui suivent sont repris de l’article publié dans Archivaria : « Les archives définitives : un

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formulée initialement jusqu’au développement du modèle de Frank Upward en 1996, qui en est devenu la représentation « officielle », le concept de Records continuum se distingue de l’approche des trois âges de la vision classique de trois manières différentes.

D’abord, à la différence de l’approche classique, le Records continuum se veut non-linéaire. Tout comme Jay Atherton qui, en 1985 lors du congrès annuel de l’Association des archivistes canadiens, déclarait que « l’impact de l’ordinateur sur le cycle de vie a été saisissant car, avec les données électroniques, les étapes du cycle de vie ne peuvent plus être séparées204 » (Atherton 1985, 47, trad.), les initiateurs australiens de l’idée de continuum

ont répudié la linéarité de la métaphore du cycle de vie conventionnel comme étant inappropriée pour les archives, particulièrement depuis que les régimes technologiques d’information électronique ont été reconnus comme les principaux moyens de créer, de transmettre, d’entreposer et de préserver les documents d’archives205. » (Brothman 2001, 56, trad.)

Ensuite, le Records continuum est une approche ouverte qui se donne pour visée de favoriser différentes interprétations possibles des documents. Le modèle australien veut rendre compte de la nature multidimensionnelle des archives. La pensée du continuum vise à mettre l’accent sur la triple nature des documents archives : les archives comme preuve, comme soutien à une transaction et comme objet contextuel. Le modèle répond donc à la conception proposée par Ketelaar en matière de création des archives puisqu’il prend en compte « le contexte social et organisationnel de l’activité206 » (McKemmish 2001, 335, trad.) qui renvoie à l’archivalisation tandis que « [l’]inclusion [des documents] dans des systèmes d’archivage [et] leur organisation au

203 « metaphor for expressing continuities between the work of records managers and archivists. » 204 « the impact of the computer on the life cycle has been striking, for with electronic data the stages in

the life cycle cannot be separated. »

205 « have repudiated the linearity of the conventional life cycle metaphor as unsuitable for archives,

especially since electronic information technology regimes are becoming established as the principal means of making, transmitting, storing, and preserving records. »

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sein du cadre d’archives personnelles ou organisationnelles207 » (McKemmish 2001, 335, trad.) correspond à l’archivation en tant que capture et archivage. Cependant, le modèle va plus loin puisqu’il considère aussi « leur pluralisation en tant qu’archives collectives […]208. » (McKemmish 2001, 335, trad.) Il est pensé pour refléter la nature dynamique, fluide et ouverte des archives.

Finalement, à la différence de la théorie des trois âges, le Records continuum vise à satisfaire des usages les plus variés – dans les domaines de l’éducation, de la recherche, de la pratique professionnelle, etc. Ainsi, le modèle développé par Frank Upward est en quelque sorte une carte conceptuelle structurée de manière à favoriser différentes lectures. Il comprend 16 concepts qui ne sont pas définis précisément puisque « les définitions personnelles que les archivistes donnent aux mots sont particulièrement dépendantes sur le plan spatiotemporel et le modèle [du Records continuum] est censé fournir un outil permettant de comparer et de faire ressortir les similarités et les différences clés dans de telles définitions et non de résoudre toute controverse209. » (Upward 2005, 204, trad.) Ces concepts sont répartis en fonction de quatre dimensions et quatre axes (Figure 1).

207 « their capture into records systems […] organisation within the framework of a personal or corporate

archive […] ».

208 « […] pluralisation as collective archives […]. »

209 « Particular definitions that archivists give to the terms are especially spacetime dependent and the

model is meant to provide a tool for comparing and contrasting key similarities and differences in such definitions, not for resolving any disputation. »

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Figure 1 Le modèle du Records continuum210

D’abord les quatre dimensions, 1) Création, 2) Captation, 3) Organisation et 4) Pluralisation sont liées à quatre concepts disposés dans l’un des cercles structurant le modèle :

 Création : Trace, Interaction d’affaires, Acteur(s), Document [d’archives]211;

 Captation : Preuve, Activité, Unité administrative, Document(s) d’archives;

 Organisation : Mémoire individuelle/organisationnelle, Fonction, Organisme, Fonds;  Pluralisation : Mémoire collective, Utilité, Institution, Services d’archives.

La dimension de la création concerne les acteurs, leurs actions, les documents générés dans ce cadre ainsi que les traces de ces activités conçues comme la représentation des actions. La deuxième dimension, concerne les systèmes d’archivage au sein desquels les documents d’archives sont créés ou déposés de manière à assurer leur fonction de preuve des activités des unités productrices et responsables. La dimension suivante a trait aux processus d’archivation, c’est-à-dire la manière dont le producteur des documents définit l’organisation des documents d’archives en constituant son fonds en tant que mémoire de ses fonctions. Finalement, la quatrième dimension permet de modéliser l’introduction des archives dans un cadre social plus large et leur

210 McKemmish, Upward et Reed 2009, 4450.

211 Dans la première dimension du modèle, les crochets indiquent la possibilité, pour tous les documents

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constitution en mémoire collective selon les objectifs et les fonctions institutionnalisés qui les rendent socialement utiles (McKemmish, Upward et Reed 2009, 4452).

Ensuite, les axes représentent « les catégories générales les plus élémentaires selon lesquelles la responsabilité peut être examinée : qui (identité) a fait quoi (opérationnalité), quelle preuve existe-t-il à ce sujet (caractère probant) et comment cela peut-il être rappelé à partir de documents d’archives (contenants d’archivage)212. » (Upward 2005, 202, trad.) Il est à noter que les contenants correspondent autant aux objets qu’aux lieux servant à l’archivage.

Le premier axe, celui de l’identité, considère l’ensemble des acteurs impliqués dans la création et dans la tutelle des documents dont l’identité est envisagée dans une perspective sociale large. Celui de l’opérationnalité, concerne « les documents en tant que produits des activités213 » (Upward 2005, 202, trad.). L’axe suivant, celui du caractère probant, permet d’assurer l’intégrité et la continuité des documents comme preuve. Finalement, l’axe des contenants permet d’envisager l’ensemble des objets créés en vue d’entreposer les documents d’archives (Upward 2005, 202).

Les concepts associés à chacune des dimensions sont aussi liés aux quatre éléments axiaux permettant leur lecture selon une nouvelle distribution :

 Identité : Acteur(s), Unité(s), Organisme, Institution;

 Opérationnalité : Interaction d’affaires, Activité, Fonction, Utilité;

 Caractère de preuve : Trace, Preuve, Mémoire individuelle/organisationnelle, Mémoire collective;

 Contenants d’archivage : Document [potentiellement d’archives], Documents d’archives, Fonds, Services d’archives.

Le modèle du Records continuum est donc structuré de manière à favoriser les recoupements et le mouvement, tant au travers des cercles concentriques le long de chaque axe que de manière circulaire à l’intérieur de chaque dimension. Ainsi, comme le

212 « represent the most basic general categories by which accountability can be discussed: who (identity)

did what (transactionality), what evidence exists about this (evidentiality), and how can it be recalled from document records and archives (recordkeeping containers). »

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souligne Upward, le modèle « intègre documents et système, produits et processus, substantifs et verbes, être et devenir214 » (Upward 2005, 203, trad.).

L’intention est de produire une représentation moins linéaire et plus souple que celle offerte par l’approche des trois âges. Il s’agit alors de mieux rendre compte du fait que « le document d’archives au sein du continuum est “toujours en processus de devenir”215 » (McKemmish 1994 cité dans McKemmish, Upward et Reed 2009, 4457, trad.). Cependant, dans la mesure où « la double identité des archives – outil de gestion et objet de mémoire – marque l’histoire contemporaine de la profession et de la discipline » (Couture et Therrien 2008, 98), le modèle du Records continuum n’entre pas en contradiction, sur le fond, avec l’approche des trois âges. Au contraire, le modèle réunit et à met en évidence les divers éléments sur lesquels se fondent les étapes du cycle de vie. De ce point de vue, le Records continuum précise et modélise l’approche des trois âges.

D’une part, le Records continuum reconnaît que les archives « ont de multiples utilités en raison de leur intérêt continuel pour un individu, une organisation ou la société216. » (McKemmish, Upward et Reed 2009, 4447, trad.) D’autre part, il favorise le passage « de conceptions des archives comme produit final à une conception mettant l’accent sur le processus jamais terminé de l’archivage217 » (McKemmish, Upward et Reed 2009, 4457, trad.). Il n’implique cependant pas, contrairement à l’approche des trois âges, de s’intéresser particulièrement aux usagers des archives définitives. En mettant l’accent sur un processus de production en devenir et des usages larges des archives, le modèle reste aveugle aux aspects concrets de l’exploitation des documents.

214 « incorporates records and record-keeping, records products and records processes, nouns and verbs,

being and becoming […]. »

215 « The record within the continuum is “always in a process of becoming” ».

216 « […] have multiple purposes in terms of their continuing relevance to an individual, organization, or

society. »

217 « […] from notions of the archives as an end product to an emphasis upon the never-ending process of

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