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Appropriation partielle du jardin par les participantes

Echelle de participation communautaire

5.1.2.2 Appropriation partielle du jardin par les participantes

Les jardinières se sont pleinement investies tout au long du projet du jardin solidaire, aussi bien en ce qui concerne le jardinage, que la préparation d’événements spéciaux. Toutefois, elles n’ont pas manifesté d’intérêt particulier à prendre plus de responsabilités dans le projet. Même si plusieurs d’entre elles se sont inscrites dans le comité, cette démarche ne relève pas d’une demande de leur part directement, mais bien d’une proposition des animatrices.

Le « protagonisme » des femmes a énormément évolué en termes de participation, comme nous avons pu le voir à l’aide de l’échelle participative. Toutefois, cette progression s’explique davantage par les changements structurels ayant eu lieu que par une mobilisation ou une demande directe des jardinières. Deux éléments permettraient de comprendre cette appropriation partielle du jardin par les participantes : leur situation « d’opprimées » d’une part, et des enjeux liés au genre d’autre part. Je vais développer ces hypothèses dans les prochains paragraphes.

Peur de l’indépendance ou manque d’esprit critique ?

La majorité des jardinières sont des migrantes (cf. point 1.2.2). Elles ont pour la plupart des parcours de vie difficile, ponctués de situations de crise, qui les ont notamment amenées à immigrer en Suisse. Qu’il s’agisse d’une migration forcée ou d’une migration choisie, l’impact de l’immigration sur la personne est indéniable. Cela peut engendrer une rupture biographique, un changement de statut juridique et social, des pertes de liens, ainsi que de multiples autres changements (communication personnelle, Sierro, le 17 avril 2015).

Si l’on se réfère aux concepts théoriques de Paolo Freire (1980), les opprimés sont des populations fragiles, parfois niées dans leur humanité. À partir de ces réflexions, on peut

considérer qu’une partie des jardinières du jardin solidaire sont des opprimées selon Freire.

D’après Freire, les opprimés ont tendance à se sous-estimer car ils ont intériorisé une étiquette posée par les oppresseurs à force d’être dévalorisés par ces derniers. J’ai effectivement eu la sensation que les femmes migrantes ne se sentaient pas suffisamment légitimées pour se positionner. Lors de l’entretien exploratoire, l’animatrice avait relevé que les jardinières avaient des difficultés à s’exprimer lorsque leur avis est sollicité, ne se considérant pas suffisamment importantes pour le faire selon elles. Afin de dépasser ce statut d’opprimé, les éducateurs doivent opérer une éducation conscientisante et libératrice. Ce travail passe notamment par la construction d’un savoir commun autour duquel un apprentissage de la langue est nécessaire.

Durant les premières sessions de jardinage du mois d’avril 2016, le groupe se trouvait dans un processus d’éducation dite « non conscientisée ». Autrement dit, les animatrices étaient dans une posture « d’expertes » car ce sont elles qui semblaient détenir « la vérité », pour reprendre le terme utilisé par Freire. En effet, au départ, la structure organisationnelle du projet n’était pas aussi horizontale que ce qu’elle est actuellement. On fait référence ici à la conception « bancaire » selon laquelle l’acte éducatif réside dans le fait de déposer et de transmettre un savoir, sans pour autant permettre à l’individu d’être acteur du processus.

De leur côté, les participantes semblaient accorder aux animatrices toutes les compétences nécessaires dans la gestion du projet. On peut à nouveau faire le parallèle avec la théorie de l’éducation populaire (Freire, 1980) qui souligne que les opprimés

admirent les oppresseurs et qu’ils souhaitent être comme eux.

Il faudrait que les femmes migrantes prennent conscience de leur oppression afin de pouvoir ensuite développer leur esprit critique. J’ai l’impression que ce processus a débuté au sein du jardin solidaire au travers des ateliers participatifs. En effet, dans ce contexte, un savoir commun entre « éducateur-élève » et « élève-éducateur » a été élaboré dans la réflexion et la créativité ; les participantes sont considérées comme sujettes et actrices de leur propre vie. Toutefois, Freire relève que les opprimés peuvent avoir peur de cette indépendance et de cette autonomie. Cela pourrait expliquer pourquoi les femmes migrantes ne manifestent pas plus d’intérêt à avoir des responsabilités au sein du jardin. On peut aussi supposer qu’elles n’ont pas une

compréhension suffisante de la réalité qui les entoure pour saisir ce qui se joue

autour du partage de pouvoir. D’après moi, la création du comité est une première étape et prise de conscience qui mènent à la transformation sociale ; les femmes migrantes ont su dépasser leur peur.

Reflet de leur « autolimitation » lié au genre

On peut également tenter de mettre en lumière cette attitude de distanciation des responsabilités sous l’angle du genre. En effet, le rôle de « prendre soin de » a tendance

à être attribué aux femmes dans notre société. Le jardin solidaire permet au contraire aux participantes d’avoir des rôles sociaux et politiques autres que ceux endossés dans la sphère domestique. Il est ainsi possible d’émettre l’hypothèse que certaines d’entre elles n’ont peut-être pas l’habitude d’être sollicitées dans le but d’exercer un certain pouvoir.

Participation aux tâches et intégration dans le groupe

J’ai constaté que les jardinières portent une attention particulière à ce que chacune d’entre elles soit intégrée et puisse participer, selon ses possibilités, aux tâches du jardin. C’est par ailleurs l’un des éléments relevés durant l’évaluation participative :

« Maria3 m’a communiqué qu’il y avait pas mal de dames qui participaient au projet, mais qui avaient des problèmes physiques et qui ne pouvaient par exemple pas toujours ramasser des choses et se baisser. Elles auraient bien voulu s’investir plus et être plus présentes, mais elles ne le pouvaient pas car les tâches étaient trop difficiles. »

Une autre participante a également rapporté durant ce même atelier qu’une amie à elle ne pouvait pas venir jardiner à cause de ses problèmes de dos. Elle a suggéré que d’autres tâches moins physiques lui soient proposées. On perçoit bien ici la volonté des jardinières à ce que chacune des participantes puisse participer au projet du jardin solidaire.

En résumé, les femmes migrantes n’ont pas émis durant le semestre de jardinage de demande particulière en lien avec le fait de prendre davantage de place dans la gestion du projet. Toutefois, à l’issue de l’évaluation participative, plusieurs d’entre elles ont décidé de s’inscrire au comité. On peut interpréter cette impulsion comme étant le début d’un processus allant vers une transformation sociale. Il ressort également qu’il est important pour elles que chacune des jardinières puisse avoir l’opportunité de participer, selon ses possibilités, au jardin solidaire.

5.1.3 À retenir : progression de la participation réelle des jardinières

Le concept du projet est actuellement en pleine modification. En effet, le jardin solidaire émanait au départ d’une décision « descendante », prise par l’animatrice de l’association. En matière de participation, il est nettement plus intéressant que le projet se dirige, comme c’est le cas à présent, vers une approche « ascendante » qui se base sur les idées et désirs des participantes directement. Ce modèle permet un développement local durable d’une part et une meilleure transparence vis-à-vis des prises de décisions d’autre part (Observatoire des territoires ruraux, s.d.). La participation réelle accordée aux jardinières a nettement progressé au cours du projet et a débouché sur la création d’un comité. Du côté des jardinières, cette augmentation des espaces et ressources permettant la participation s’est manifestée par la volonté de prendre part aux mécanismes de décision de l’organisme en s’inscrivant au comité.

Sur le tableau ci-dessous, il ressort clairement que la composante de la participation (Ninacs, 2008) est développée au sein du jardin solidaire d’Aigle. En italique sont soulignés les éléments qui pourraient représenter d’éventuels freins à cette participation. Pour des questions de lisibilité, les critères de la figure 5 sont parfois résumés.

Avant d’exposer le tableau, il est nécessaire de parler brièvement d’un des critères de la composante de la participation qui n’a pas été traitée précédemment. Afin de favoriser la participation au niveau organisationnel, il est important que l’accent soit mis davantage sur le processus plutôt que sur le résultat de la démarche ou du projet entrepris. Cela est le cas pour le projet du jardin solidaire puisque les motifs des jardinières pour participer au projet du jardin solidaire sont basés sur la création de lien.

Figure 10 : la participation au jardin solidaire (Ninacs, 2008 ; Massé & Baudry, 2008 ; Michaud, 2014)