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Approche de la

psychomécanique du

langage

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1_ Introduction

C’est à l’élaboration d’une théorie rigoureuse, connue sous le nom de psychomécanique du langage, que se consacrent toutes les investigations de Guillaume exposées dans un bon nombre d’ouvrages. La théorie guillaumienne est donnée à voir comme l’une des théories les plus originales du langage humain dans la mesure où elle présente une analyse des faits du langage selon une orientation théorique extrêmement particulière.

En effet, cette théorie, qui se singularise aussi par ses choix méthodologiques et terminologiques, permet des vues novatrices des faits linguistiques nettement distincts de celles de la grammaire traditionnelle. Elle se démarque des autres écoles linguistiques sous de nombreux aspects puisqu’elle cherche à proposer des mécanismes de pensée chargés d’expliquer le fonctionnement de tous les systèmes de la langue. La conception guillaumienne du langage a eu conséquemment d’éclatants succès dans la mesure elle a amplement contribué à renouveler les vues des chercheurs et des linguistes sur la question de la langue considérée, notamment d’un point de vue structuraliste, en elle-même et pour elle-même. La doctrine guillaumienne a également participé à expliciter certaines problématiques qui ont longtemps embarrassé les grammairiens qui leur ont cherché des explications mais sans en rendre compte de façon satisfaisante. De même, elle a su faire naître de nouvelles méthodes de recherche sur certains problèmes dont les grammaires ont le tort de ne pas tenir compte ou ne font jamais mention. C’est ainsi que cette conception fournit un cadre théorique intéressant dans lequel se sont développées différentes questions linguistiques.

Nous nous bornerons d’emblée à évoquer ce qui constitue l’essentiel des fondements de la linguistique guillaumienne. Nous tenterons en fait de retrouver les principes à partir desquels Guillaume a su établir sa théorie. Il est important de mentionner, de plus, qu’il est question, dans ce chapitre, de quelques investigations qui restent indépendantes mais qui se complètent et se proposent d’élucider d’une manière originale nombre de questions d’une intéressante portée. Toutes les représentations que nous allons exposer dans les pages qui suivent ont en commun de s’inscrire dans l’approche proposée par Guillaume. Particulièrement, nous évoquerons des vues de certains psychomécanistes, comme celles de Moignet (1981), qui ont exploité la doctrine guillaumienne afin de traiter le fonctionnement du terme si.

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2_ Principes généraux de la linguistique guillaumienne

2_1_ Psychomécanique et structuralisme

La psychomécanique du langage se propose d’être une section nouvelle de la science du langage à partir de laquelle Guillaume ouvre une perspective analytique novatrice tout en procédant à une démarcation linguistique. Cette théorie a l’avantage précieux de servir au progrès de la science du langage dans le sens où elle peut résoudre quelques problèmes liés à la question du sens en général. Science théorisante, la linguistique ne devrait uniquement concerner, selon la doctrine guillaumienne, que le fonctionnement de la pensée humaine, elle-même actrice principale du langage conceptuel. En ce sens, la linguistique est une science qui ne devrait s’intéresser qu’à un objet singulier, à savoir la langue. Conséquemment, la fonction du linguiste consiste en l’observation profonde du concret qui permet de rendre l’univers plus compréhensible et pour saisir avec exactitude ce qui se passe en nous-mêmes.

L’originalité de la conception guillaumienne trouve sa raison d’être dans le fait qu’elle est construite en opposition avec les principes du structuralisme saussurien. Il convient de rappeler ici que Saussure recommande, comme postulat de départ à ses théories, la différenciation entre la langue et la parole dont l’association aboutit à la définition du langage. Tel qu’il se présente dans la formule suivante qui condense en elle-même de la façon la plus sommaire la définition adoptée par Saussure : « langage = langue + parole ». Dans la pensée du linguiste, la langue, conçue comme système de signes à la fois abstrait et social, apparaît comme un ensemble de signes utilisés par une communauté linguistique donnée pour pouvoir communiquer. Par parole, le linguiste entend l’utilisation concrète et individuelle des signes linguistiques dans un contexte précis. Il en résulte conséquemment que, comme l’a fait remarquer Guillaume, étudier la langue signifie en quelque sorte descendre au-dessous de l’acte de parole.

Signifié de puissance et signifié d’effet sont en fait les deux notions clefs de la linguistique puissancielle. Or, afin de comprendre à quoi ces notions réfèrent, il convient de redéfinir le signe linguistique selon Guillaume. Si Saussure inclut signifié et signifiant pour identifier le signe, il n’en va pas de même pour Guillaume. En effet, Saussure a clairement signalé : « nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par

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signifié et signifiant »1. Toutefois, d’après Guillaume, c’est le signifié de puissance et le

signe qui constituent le signifiant. De la sorte, il paraît légitime de mettre en parallèle le signe saussurien et le signifiant guillaumien : il s’agit de l’unité linguistique minimale dans les deux conceptions. C’est cet ensemble ― signifié de puissance et signe ― qui se réalise ensuite au niveau du discours, au moyen d’un ou de plusieurs signifiés d’effet. Ceux-ci qui constituent des « actes d’expression » déterminent un signifié, ou, autrement dit, une unité portant une signification.

La définition du langage proposée par Saussure laisse apparaître, d’après la conception guillaumienne, quelques lacunes : Saussure a prêté peu d’attention à ce qui se passe sur l’axe du temps. En effet, Guillaume souligne que la formule saussurienne que nous venons d’évoquer fait du langage une totalité enveloppant une successivité. De la sorte, l’équation saussurienne peut s’interpréter comme une forme de relation établie successivement entre deux états : l’état de puissance ― langue ― et l’état de l’effet ― parole. Toutefois, partant du fait que la transition de la langue à la parole demande du temps, Guillaume signale que l’équation saussurienne ne tient pas compte de ce facteur. L’idée soutenue par Guillaume est que le temps n’a d’existence dans l’esprit humain qu’au titre d’expérience.

2_2_ L’opposition langue/discours

Comme l’a fait remarquer Guillaume, les concepts clés autour desquels s’articulent les études linguistiques, à savoir langage, langue, parole et discours génèrent des confusions. Ceci est dû au fait que chaque linguiste, chaque philosophe propose sa propre définition. La pensée guillaumienne, quant à elle, et à la différence de la conception saussurienne, se singularise par des particularités manifestes. En effet, Guillaume signale ainsi que la linguistique toute entière repose sur des distinctions qui n’ont point été faites précédemment. Il s’agit de la séparation établie entre deux notions fondamentales, à savoir celle de la langue et celle du discours. La réalité linguistique peut donc se dessiner selon deux plans. Le premier est celui de la réalité puissancielle ; le second est celui de l’effectif. Autrement dit, la dichotomie saussurienne langue/parole est corrigée au profit d’une nouvelle dichotomie, à savoir celle de langue/discours. Tel qu’il est ainsi conçu, le langage désigne une sorte de concept englobant langue et discours, terme que Guillaume préfère à celui de parole.

1 Saussure, F. de (1995), p 99.

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Dans la terminologie guillaumienne, une distinction capitale a été nettement mise en valeur entre le « signifié de puissance » ― retenu du côté de la langue ― et le « signifié d’effet » ― retenu du côté du discours. Guillaume résume clairement la séparation à la base de sa conception du langage humain : « le discours, dans notre terminologie, est une unité d’effet, plus ou moins large, qui se recompose d’unités également effectives moins étendues, à savoir les phrases. Quant à la langue, elle est le système des unités de puissance à partir desquelles s’engage la formation des phrases et, conséquemment, par consécution de phrases, du discours »1. Une des conséquences de cette différence est que le discours est caractérisé par la multiplicité d’effets de sens, alors que la langue correspond à un système formé d’un nombre de représentations.

Ainsi, le discours est considéré comme une utilisation momentanée, en réponse au besoin de communication, de ce que la langue contient de permanent considéré en puissance. Dans l’ensemble, le souci de Guillaume est de montrer le lien entre langue et discours. De la sorte, la tâche du linguiste, selon la pensée guillaumienne, ne consiste pas seulement à rendre compte de la langue mais également de l’entier des actes effectués au moyen de la langue. Autrement dit, selon la conception psychomécaniste, l’objectif du linguiste est double : d’une part, chercher le système de la langue sous- jacent derrière le discours, et, d’autre part, étudier le passage de langue au discours lors de l’acte du langage. C’est ainsi que la psychomécanique du langage est donnée à voir comme une discipline qui vise à expliciter la transition du plan de puissance vers le plan de l’effectif.

En termes plus précis, Guillaume signale que l’opposition2

entre langue et discours se justifie en fonction des propriétés attribuées à chacune des deux notions signalées. Ce faisant, il a écrit : « un attribut de la langue est la non-momentanéité. Elle est en nous en permanence. Un autre de ses attributs est l’universalité : elle vaut non pour telle à dire, mais pour toutes choses à dire »3. D’après ces propos, il s’avère que la langue, conçue comme système de l’ensemble des représentations mentales, se

1 Guillaume, G. (1990 [1943-1944]), p. 12. 2

À ce sujet, nous rappelons que Guillaume distingue : 1) « linguiste de langue », celui qui s’intéresse à la description des opérations qui président à la construction du mot. En thèse générale, sa tâche consiste à découvrir le système linguistique à partir duquel s’engagent les faits de discours observables, 2) « linguiste de discours », celui qui se contente d’étudier les différents emplois du mot dans le discours. Sa fonction est d’entreprendre une étude de l’usage que nous faisons de la langue sans forcément tenir compte de la connaissance de tout le système de la langue. Ce dernier type, l’observation des faits de discours, relève, selon Guillaume, d’une discipline spéciale qu’il a choisi de nommer « linguistique de position ».

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caractérise par trois attributs prépondérants à savoir la permanence, la non- momentanéité et l’universalité. Universelle dans la mesure où elle est commune à tous les membres d’une communauté linguistique. Mais elle a aussi une existence singulière puisque la langue est à un certain degré bien déterminée en chaque locuteur potentiel. En revanche, le discours se singularise par les traits suivants : effet, singularité et momentanéité dans la mesure où « les choses que mon discours énonce sont des choses momentanément conçues et qui, momentanément, s’adressent à un interlocuteur sur lequel le sujet parlant entend agir d’une manière singulière dans le moment même où il parle »1. Autrement dit, le discours, conçu comme une sorte d’opération de l’esprit, se construit dans le moment du besoin, selon le choix du sujet parlant, par les éléments inscrits dans la langue. En somme, la langue et le discours ne sont pas de même ordre dans la pensée : bien que la langue relève du virtuel, le discours est ce qu’un sujet parlant accomplira en se servant des moyens fournis pas la langue.

Ce sont les mots, conçus comme des « unités de puissance », qui servent à donner de l’existence au discours. Autrement dit, c’est de l’opération d’actualisation de ces « êtres virtuels » ― mots ― que résulte le discours. Celui-ci se recompose, selon l’appellation de la grammaire, de « phrases ». La notion de phrase, donnée comme le résultat concret des opérations de production de la pensée, est définie conséquemment comme l’unité minimale du discours assujettie à des lois de constructions. Elle est donnée à voir comme unité d’effet par opposition au mot, conçu comme un « être de langue ». En somme, la phrase est considérée comme une construction éphémère de l’esprit du sujet parlant puisqu’elle semble grandement tributaire de son choix. En d’autres termes, c’est le sujet parlant qui produit momentanément des effets de sens ― des phrases ― bien sélectionnés en fonction de son goût tout en excluant certains d’autres.

À la différence de la phrase qui dépend de la volonté de celui qui la formule, le mot prend place d’une façon permanente dans la mémoire virtuelle du sujet parlant. En termes plus précis, les mots, tout construits, sont des êtres permanents dans la pensée de chaque locuteur potentiel. Ils sont transmis puis reçus de façon héréditaire de génération en génération. Guillaume souligne en effet que « le mot, unité de puissance, est dans la pensée exempt de momentanéité. Il est possession permanente de l’esprit »2

. Ainsi, Guillaume conclut-il que cette opposition entre la phrase et le mot, c’est-à-dire entre

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Guillaume, G. (1990 [1945-1946]), p. 35.

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plan de puissance et plan d’effet, n’est qu’une forme abrégée de la distinction entre ce qui relève du permanent et ce qui relève du momentané. Ce raisonnement n’est pas autre chose qu’un réquisit rappelant que le dernier contraste est pareillement perçu comme une forme de la séparation entre l’universel et le singulier.

2_3_ L’acte de « parler »

La langue est conçue, dans l’ensemble, comme la « collection de moyens systématisés » fournis par l’esprit humain pour bien rendre sa pensée réelle, pour pouvoir s’exprimer ; en un mot, pour pouvoir servir à la construction du discours. C’est ainsi que la construction d’une phrase implique comme condition nécessaire de la part du sujet parlant la possession préalable de la langue et de ses mécanismes. Telle qu’elle est ainsi conçue, la langue a une double visée : graver l’ensemble des moyens d’expression dans l’esprit du sujet parlant et continuer d’être en permanence dans sa mémoire.

En ce sens, l’acte de « parler » consiste à sélectionner un nombre bien déterminé de formes parmi le vaste ensemble des unités linguistiques de la langue. Cet acte débute avec une opération implicite qui est l’appel que la pensée, en instance d’expression, adresse à la langue. En termes bien précis, l’acte de parler ― acte de langage ― consiste à accomplir quelque chose au moyen de la langue, dans le moment du besoin et d’une manière volontaire. Cet acte est par conséquent défini comme l’action de faire passer, et ce universellement, au moyen d’un ensemble d’opérations mentales, du plan de la langue vers le plan du discours. Cette opération de transition entre langue et discours s’effectue dans un temps opératif instantané, non mesurable et non concevable. Comme l’a décrit Guillaume, « accomplir un acte de langage, c’est, en tout état de cause, transiter du plan de puissance, où siège la langue, au plan d’effet où se formera et se développera le discours »1. Cette description n’est pas sans rappeler que l’acte de langage est, en résumé, l’action qui consiste à transporter de la langue dans le discours les mots auxquels la pensée recourt pour pouvoir s’exprimer.

En somme, cette définition fait ressortir que tout locuteur potentiel peut identifier en soi-même son acte de langage en s’observant lui-même accomplir l’action de parler. Accomplir un tel acte permet de même de vérifier la possession suffisamment complète qu’a le sujet parlant de sa langue.

1 Guillaume, G. (1990 [1947-1948]), p. 10.

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L’action de parler, dont le fonctionnement est décrit comme cheminement de la langue au discours, peut prouver en soi l’étroite relation établie entre la langue et la pensée. Partant du fait que l’acte de parler signifie faire quelque chose qui exige un savoir intériorisé dans l’esprit humain, Guillaume signale que l’activité langagière effectuée par un quelconque sujet parlant se présente comme le moyen par lequel la pensée existe. C’est ainsi que la langue est donnée à voir comme la condition de possibilité du discours. C’est une sorte d’image plus ou moins profonde et exclusive de la pensée. En ce sens, la langue se propose comme une représentation ordinaire du pensable1 permettant de servir à l’expression de la pensée. Cette indissociabilité entre la langue et la pensée est habilement soulignée par Guillaume dans ses propos : « la langue est l’outil grâce auquel nous réussissons à saisir notre pensée en nous-mêmes. Elle n’est pas la pensée, mais dans la pensée l’outil que celle-ci a construit dans la vue de se saisir elle-même »2.

Telle qu’elle est ainsi perçue, la langue se présente comme une condition inhérente de l’existence du langage comme phénomène dans la mesure où le sujet parlant, tout en se servant de la langue pour exprimer une pensée qu’il veut communiquer à autrui, se manifeste comme le seul et l’unique lieu d’existence possible du langage. En ce sens, il est à constater qu’en absence de la langue, le sujet parlant ne pourrait plus s’exprimer. En d’autres termes, le phénomène langagier n’a d’existence concrète que lorsqu’un sujet parlant, dans le but de réagir à ses besoins d’expression, se trouve en train d’effectuer l’acte de parler. Autrement dit, en l’absence des mots, le locuteur est incapable de communiquer ses pensées. Ceci fait ressortir qu’en absence de l’acte de parler, le langage serait sans pouvoir, ce qui revient à dire qu’il n’existerait pas.

1 Dans sa théorie générale, Guillaume tient beaucoup à la séparation entre pensable et pensé. Le

pensable est tout ce qui est organisé dans la mémoire du sujet parlant ; il réfère à la représentation. Le pensé est ce qu’on exprime. Cette expression tient lieu dans le discours. Guillaume signale que cette opposition peut être inscrite dans deux concepts : 1) celui de « idée » appartenant au domaine du pensable, c’est-à-dire de la langue. En ce sens, la langue est conçue comme l’ensemble des idées à partir desquelles le sujet parlant construit des pensées ; 2) celui de « pensée » qui relève du domaine de l’expression, c’est-à-dire du pensé. En termes plus précis, le pensé n’est rendu possible que par l’organisation du pensable. C’est donc dans le discours que s’effectue la production des pensées par le sujet parlant.

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2_4_ Le statut du mot

L’une des démonstrations maîtresses qui a guidé la pensée de Guillaume est de refuser l’idée d’un mot polysémique au sens éclaté tel qu’il se présente dans les dictionnaires. Ceux-ci ne rendent pas compte du fait de la polysémie des mots, mais ils se contentent d’énumérer la diversité d’effets de sens obtenus dans des situations diverses de discours. La thèse défendue par Guillaume est que tout signe linguistique possède un sens fondamental. Ce dernier est appelé le « sens-base » du mot dans la langue. Ce sens a l’aptitude d’être diversifié dans le discours en une infinie multiplicité d’effets de sens éphémères et extrêmement variés. Dans l’ensemble, toute unité linguistique met en présence un lien entre sa valeur unique, permanente en principe, de la langue avec ses multiples conséquences constructrices dans le discours. En un mot, le mot a une double présence : un état « puissanciel » sous lequel il se présente avant d’être employé et un état « effectif » sous lequel il est observable après avoir été employé.

Cependant, comme le postule Guillaume, l’examen attentif des faits conduit à une situation un peu délicate. Une telle situation, nous la formulons dans cette question : comment peut-on reconnaître la valeur constante d’un quelconque signe linguistique ? Compte tenu de la multiplicité infinie des effets de sens, Guillaume souligne que le

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