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Approche du collectif et de la filière par l’individu Opportunités et limites de l’approche par l’individu

Dans l’étude d’une race comme entité biologique et construit sociotechnique (Vissac, 2002 ; Audiot et al, 2004), il est souligné l’importance de prendre en compte (i) les acteurs et formes organisationnelles participant à sa définition, (ii) les processus de valorisation permettant une connexion entre produit et race, et (iii) les pratiques utilisées par les gestionnaires pour qualifier les reproducteurs de cette ressource et donc agir dessus (Audiot et al, 2004). Dans ce travail, le parti est pris de considérer l’influence de la filière et du collectif sur les PGG à travers le point de vue individuel et la bibliographie existante, en complétant éventuellement les données par des entretiens avec d’autres acteurs de la filière (interprofession, coopératives de ramassage des agneaux et réformes, schéma de sélection). Nous n’utilisons donc pas de cadre d’analyse permettant l’étude de la filière ou du collectif existant à l’échelle du territoire de gestion de la race, comme par exemple celui de l’analyse des controverses utilisé par Lauvie et al (2007a).

Ce choix aurait pu notamment être intéressant s’il s’était agi de comparer terme à terme deux fonctionnements de filière, deux collectifs de gestion de la race (Thessalie et Corse) à travers leur impact sur la gestion de la race et sur le renouvellement et la réforme. Or les pratiques de gestion génétique étudiées sur chaque terrain n’ont pas été les mêmes, pour les raisons évoquées dans l’introduction. Partir de l’individu permet de se concentrer sur les facteurs filière ou les actions du collectif qui sont à l’origine de pratiques différenciées parmi les individus qui participent à ce collectif/à cette filière. Cela permet également de mettre en évidence les différents positionnements individuels pour la gestion de la ressource dans un contexte de production où le collectif est faible (en proportion des éleveurs régionaux et en termes de relation avec ces éleveurs, dans le cadre de la Thessalie) ou fort mais dont les relations avec les éleveurs hors schéma se traduisent essentiellement par la mise à disposition de services ou ressources (reproducteurs, mise en pension des agnelles, cas de la Corse)). Par exemple, en Corse, les différentes visions sur l’orientation de la race s’expriment peu dans les comités techniques organisés par l’organisme de sélection, dans lesquels une minorité d’éleveurs sont présents (et sont exclusivement des sélectionneurs), et au cours desquels les points techniques sur le fonctionnement du schéma sont priorisés. Par contre, ces orientations s’expriment dans le positionnement par rapport au schéma et à l’achat de béliers ou dans volonté récente d’un groupe d’éleveurs d’organiser des gardes partagées de troupeaux pour maintenir des systèmes pastoraux. Partir de l’individu pour comprendre les défis du fonctionnement collectif permet donc quand même d’identifier des conceptions différentes de la gestion de la race, et d’utiliser celle-ci comme « un objet de médiation de différentes formes de savoirs » (Steyaert, 2006).

Concernant l’identification du rôle de la filière, la limite à cette approche est plus marquée en Thessalie, ou à l’inverse de la Corse, (i) la filière est peu structurée et inclut donc une diversité d’opérateurs faiblement connectés entre eux (ii) les référentiels économiques et de débouchés des coproduits évoluent rapidement (iii) il existe peu de littérature récente sur la filière ovin laitier régionale. Dans ce contexte, il aurait été intéressant d’approfondir les politiques commerciales des laiteries évoquées dans le Chapitre 4 et de rendre compte des réseaux de fournisseurs d’animaux reproducteurs à l’échelle de la région.

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 L’exemple du rôle de l’AOP

La confrontation des résultats du travail de thèse à la bibliographie existante permet de discuter la relation des éleveurs à l’entité « race locale », au regard des facteurs filière, dont le rôle de l’AOP. Nous faisons l’hypothèse que le souhait de travailler en race locale pure, fortement marqué en Corse et beaucoup plus atténué en Thessalie, est entre autres lié à la délimitation claire du territoire associé à la race locale et au sentiment d’identité qui y est associé. Sur ces deux facteurs jouent : (i) l’insularité (Corse) ou la localisation continentale de la région (Thessalie) (ii) l’existence d’une AOP générique (Feta) ou associée à une région et race locale (Brocciu) (iii) l’histoire de la race locale dans la région et les rassemblements autour d’une identité collective auxquels elle a donné lieu (Millet, 2017). En d’autres termes, et reprenant la thèse de Vissac (1994), la relation à la race, conduite en race pure, apparaît très dépendante de la complexité du système agraire associé.

On a ainsi d’un côté, une AOP Brocciu associée à l’utilisation exclusive de la race locale Corse, délimitée par des frontières physiques exacerbées par l’insularité, portée depuis l’amont de la filière dans les différents processus vers la certification, et fortement promue pour ses dimensions « traditionnelles » et identitaires par l’ensemble de la filière (Millet, 2017). Ce souhait de travailler en race pure transparait notamment dans l’importance d’entretenir les caractéristiques de la race locale à travers les pratiques individuelles (conserver des souches de montagne, des brebis faciles à traire, etc.), attitude également mentionnée par Holloway et al (2011) sur des cas d’étude d’éleveurs ovins et bovins au Royaume Uni. Les éleveurs sont en d’autres termes fortement intégrés à la gestion du bien commun « race locale » en Corse.

De l’autre côté, on a une AOP générique, concernant l’ensemble de la Grèce continentale, associée à plusieurs races locales et plutôt appropriée par l’aval de la filière dans une stratégie économique de limitation de la concurrence, que valorisé par l’amont (Anthopoulou et Kaberis, 2012). Les travaux réalisés par Anthopoulou et Kaberis (2012) et Anthopoulou et Goussios (2015) sont en ce sens révélateurs : si la Feta est fortement associée par les éleveurs et consommateurs grecs à l’identité grecque, voire à l’identité des régions, elle l’est indépendamment de l’AOP. A l’échelle régionale, l’élément de différenciation mis en valeur reste la microrégion, fortement liée à l’histoire des différentes communautés, et non la race. Dans le cas des races locales de Thessalie et de l’AOP Feta, la valeur du produit, bien que celui-ci soit lié à la race dans le cahier des charges, est en réalité plutôt conférée par la région de provenance ou le caractère « grec » (Anthopoulou et Kaberis, 2012), ce qui fait que la race doit se construire et se maintenir en dehors de sa connexion avec l’AOP. On est en présence d’une entité biologique dont la construction sociotechnique est inachevée (manque de connexion au produit) et participe à sa vulnérabilité (Audiot et al, 2004). Cet exemple illustre bien la définition de Vissac (1994) d’une population animale comme information biologique « capacitée » par un groupe social. Il fait donc également réfléchir sur la responsabilité des opérateurs d’aval dans la gestion collective de la biodiversité domestique.

D’autres exemples ou l’AOP échoue à valoriser une race locale infirment pourtant cette hypothèse liée à la généricité et aux frontières physiques de la zone de production : la chèvre Corse, qui bénéficie de la même AOP que la brebis Corse et est délimitée par les mêmes

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frontières, n’a pu tirer profit de l’AOP Brocciu et la race se voit progressivement croisée avec des races fortement productives. Cette évolution survient faute d’avoir pu mettre en place un projet de gestion collective avant l’apparition de formes de valorisation normées (Audiot et al, 2004). Lauvie et Couix (2012) montrent également, à travers plusieurs exemples, que les SOQ territorialisés impactent généralement en retour la gestion des ressources génétiques animales domestiques, en renforçant les formes d’organisation des races et produits associés et la viabilité économique des SE les utilisant, mais aussi en réinterrogeant les objectifs de sélection et les pratiques de qualification des reproducteurs (Lambert-Derkimba et al, 2011).

Enfin il serait simpliste de réduire ce rapport à la race « pure » au problème de l’AOP générique en Thessalie. Dans cette région, le souhait de conserver une race locale « pure » s’efface au profit de l’urgence économique, et cela est exacerbé notamment par les politiques des laiteries et les difficultés de fonctionnement du schéma de sélection régional (Chapitre 4). Ce constat fait d’ailleurs écho aux menaces principales identifiées par Hoffman (2009) en ce qui concerne la préservation des races locales : les facteurs économiques suivis de l’insuffisance de politiques de soutien aux filières d’élevage. Les races locales perçues comme « rustiques » se retrouvent, dans un tel contexte, cantonnées aux élevages qui rassemblent 4 piliers essentiels à son utilisation : (i) les valeurs en termes de ressource animale utilisée (liée aux « traditions familiales » et/ou à un idéal professionnel) (ii) la localisation dans le berceau d’origine de la race locale (iii) la possibilité de jouer sur d’autres postes pour rester économiquement viable (production de fourrages, subsistance, pluriactivité) (iv) la volonté/la nécessité de poursuivre l’utilisation de la ressource spontanée (Chapitre 4). Lorsqu’un de ces piliers disparaît, la seule nécessité/volonté de poursuivre l’utilisation de la ressource spontanée suffit rarement au maintien de de la race locale pure en élevage, dans le contexte régional présenté précédemment. On entre alors dans les processus de test-adoption-abandon de races fortement productives, non locales, observés pour les troupeaux croisés.

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