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Chapitre 4   Cadre d’analyse et méthodes de modélisation des activités instrumentées

4.4   Apports du CSCW

4.4.2  Approche centrale : la Théorie de l’Activité

La Théorie de l’Activité prend naissance dans l’école historico-culturelle soviétique de la psychologie, fondée par L.Vygotski, dans les années 1920. Des travaux fondateurs de L.Vygostski sur sa théorie

psychologique subsistent encore aujourd’hui des concepts forts, comme l’idée que les fonctions

men-tales humaines apparaissent sur le plan inter-individuel avant d’apparaître sur le plan intra-individuel,

(la pensée étant alors considérée comme un dialogue intériorisé), l’idée que les processus mentaux

sont médiés par des outils techniques ou psychologiques dont la genèse est sociale, ou encore l’idée

d’une zone proximale de développement définissant la zone entre ce qu’un apprenant est capable

d’accomplir seul et ce qu’il saurait faire avec de l’aide extérieure.

La Théorie de l’Activité doit beaucoup de sa notoriété actuelle à un prolongement des travaux de L. Vygotski par un de ses étudiants puis collègue, A. Leontiev, qui a fortement contribué à façonner la

Théorie de l’Activité que l’on connaît aujourd’hui sous la forme d’un « cadre conceptuel » plus que d’une théorie au sens strict (Hemmecke et Stary, 2004) et dont nous allons détailler les concepts de

structuration de l’activité, de rôle de médiation des outils, et de dynamique de développement de l’activité, nous évoquerons également les apports plus récents de Y. Engeström et de K. Kuuti.

La structuration de l’activité et médiation de l’outil

La Théorie de l’Activité était la première approche à prendre l’activité comme unité d’analyse de

l’étude psychologique118. L’activité y est définie comme un « système cohérent de processus mentaux

internes, d’un comportement externe et de processus motivationnels qui sont combinés et dirigés pour réaliser des buts conscients » (Bourguin, 2000, p.42), et possède trois niveaux hiérarchiques (Figure

4.8) : les activités, au niveau le plus haut, naissent d’un besoin (ou motivation) qui se concrétise en un

objet, physique ou mental (livre à écrire ou campagne humanitaire à mener). Ces activités sont

réali-sées à travers des chaînes d’actions, individuelles ou collectives, partageant cet objet. Les actions sont

elles-mêmes réalisées à travers des chaînes d’opérations, au niveau le plus bas. Ces opérations sont en

principe inconscientes et correspondent à des actions dont le modèle s’est montré suffisamment fiable pour qu’une orientation consciente soit inutile.

Figure 4.8 : Niveaux hiérarchiques de l’activité humaine dans la Théorie de l’Activité.

Pour la Théorie de l’Activité, il n’y a pas isomorphisme entre les buts à atteindre et les façons d’y

arriver. Les opérations sont autant guidées par l’environnement que par la structure de l’activité dans

laquelle elles sont incorporées. Cette structure met en scène un sujet actif qui réfère à l’individu (ou au

groupe d’individus) dont le travail est choisi comme point de vue pour l’analyse. L’objet de l’activité

y est quant à lui modelé et transformé à l’aide d’outils pour devenir le produit de système ainsi

consti-tué. Les relations entre sujet et objet sont ainsi médiatisées et culturellement construites par l’outil. C’est cette médiation que met en avant le célèbre triangle « sujet - outil - objet » représenté ci-dessous (Figure 4.9).

Figure 4.9 : Structure d'une activité dans la Théorie de l’Activité.

118 Les travaux de L. Vygotski, puis de Leontiev, forgent une théorie psychologique qui permet d’articuler les sciences sociales et les sciences du comportement, réconciliant deux unités d’analyse (le système social d’un côté, l’individu de l’autre) en une seule : l’activité.

L’outil constitue la clef du « passage d’un mode d’action direct sur le monde à l’action à travers des médiateurs » (Lonchamp, 2003). Cette idée a été utilisée par Vygotski, qui l’a appliquée aux outils psychologiques, pointant notamment la complexité de l’articulation des processus internes (mentaux) et processus externes (comportementaux), processus qui se déploient à travers l’outil et doivent

impé-rativement être étudiés conjointement. Ainsi, pour la Théorie de l’Activité, les outils sont aussi bien

techniques (un marteau) que psychologiques119 (un calendrier), et quelle que soit leur nature, ils

peu-vent être créés pendant le développement de l’activité et sont porteurs d’une certaine culture liée à ce

développement120.

Dynamique du développement des activités et concept de contradiction

Les éléments constitutifs d’une structure d’activité (Figure 4.9) sont en perpétuelle évolution, et

peu-vent changer de statut, un « produit » peut par exemple devenir un « outil » à un moment donné au

cours de l’activité. Cette propriété permet de rendre compte du caractère dynamique de l’ensemble de

la structure d’activité. La situation de travail et ses conditions évoluent conjointement, conférant un caractère réflexif à toute activité. Les actions ont tendance à transformer les situations, et donc les conditions qui entrent en jeu dans la réalisation des opérations : « ainsi, l’activité apparaît comme

continuellement influencée par une situation qu’elle ne cesse de modifier » (Bourguin, 2000, p.45)121.

La contradiction est le moteur de cette dynamique : « in activity theory contradictions are seen as immanent tendencies that drive change and development » (Guy, 2005). À l’origine, le concept de

contradiction était utilisé (par Vygotski lui-même) dans une acception « forte », i.e. l’impossible

co-existence de deux notions, idées, ou choix (Clot, 2002). Il est aujourd’hui considéré sous une forme « faible », c’est-à-dire toutes les formes d’inadéquations observables dans le fonctionnement d’un

système d’activité: contradictions ou tensions structurellesentre activités, ou entre outils et pratiques

(Engeström et al., 1997 ;Collins et al., 2002) 122.

Apports à la Théorie de l’Activité

La Théorie de l’Activité s’est largement enrichie à l’occasion de son utilisation au sein du CSCW. Les

travaux de Y. Engeström sur les aspects supra-individuels de l’activité sont un premier exemple de

cette contribution du CSCW à l’évolution du la théorie (Engeström, 1997 ; Engeström, 2005). Afin de

décrire des réseaux d’activités inter-reliées (i.e. des systèmes d’activités), Y. Engeström propose d’introduire trois nouveaux éléments : les règles, la communauté et la division du travail (Figure 4.10). La communauté est composée de multiples individus ou groupes d’individus qui partagent un même

objet général (but/motivation). La division du travail quant à elle, désigne à la fois la division

horizon-tale des tâches entre les membres d’une communauté et les divisions verticales, de pouvoir ou de

sta-tut, et médiatise la relation communauté-objet. Enfin, les règles médiatisant la relation

sujet-communauté font référence aux normes explicites et implicites, conventions et relations sociales au sein de la communauté qui contraignent les actions et interactions dans le système d’activité.

119 Outils dans ce dernier cas symboliques, internes ou externes (Lonchamp, 2003 ; Hemmeke et Stary, 2004 ; Decortis et al., 2000).

120 Les outils incorporent notamment l’expérience « accumulée à la fois dans les propriétés structurelles de l’outil (forme, matériaux, etc.) et dans la connaissance de l’utilisation de l’outil» (Bourguin et Derycke, 2005).

121 Cet intérêt pour l’idée de développement sous-jacente à la Théorie de l’Activité, s’accordent particulièrement bien avec les approches ethnographiques, qui s’intéressent tout particulièrement à l’étude de l’histoire et du développement des pratiques.

122 P. Collins propose de façon détaillée de voir trois types de « tensions » : dans les éléments d’un système d’activité (dans les Règles par exemple), entre ces mêmes éléments et enfin entre différents systèmes d’activités.

Figure 4.10 : Structuration d'un système d'activités selon Engeström (1997).

Dans cette structure étendue, les contradictions sont toujours à l’origine de la dynamique de

dévelop-pement de l’activité, aspect sur lequel a beaucoup insisté K. Kuuti (1991, 1993, 1996), autre grand contributeur à la Théorie de l’Activité. Ce qui est intéressant dans cette dynamique, dans le fait que le

sujet puisse lui-même modifier son objet, c’est qu’elle n’est pas continue mais passe par des périodes

de stabilité qui permettent de maintenir une certaine direction. Cette proposition permet de structurer une approche d’analyse en fonction du repérage de ces différentes phases, qui sont particulièrement

pertinentes dans le cadre d’activités instrumentées par des outils informatiques.

Le travail de K. Kuuti s’est en effet principalement concentré sur la discussion des apports potentiels des technologies de l’information en relation avec le modèle à trois niveaux (opération/action/activité) et des différents composants de la structuration de l’activité. On retrouve dans le tableau ci-dessous le résultat de son analyse, qui reprend les apports potentiels des technologies de l’information en fonc-tion de leur mode : passif (au niveau des opérafonc-tions), actif (au niveau des acfonc-tions) et expansif (au ni-veau des activités). La première catégorie concerne les systèmes classiques, la seconde les systèmes coopératifs actuels, la troisième permet d’envisager les futurs systèmes (Bourguin, 2000).

Figure 4.11 : Classification des supports de travail de K. Kuutti - Tiré de (Bourguin, 2000, p.53)

La Théorie de l’Activité a également bénéficié de nombreuses mises en œuvres. On peut citer, entre autres, le travail de J. Bardram (Bardram, 1998), qui reprend dans sa thèse les niveaux hiérarchiques de l’activité et propose le concept d’anticipation comme clef de l’activité, en tant qu’elle guide les trois niveaux de celle-ci : l’anticipation (de la réalisation de l’objet) motive l’activité, elle est le but de l’action et la base d’orientation des opérations. On peut également mentionner le travail de (Bour-guin, 2000) sur la conception d’un système d’apprentissage coopératif assisté par ordinateur, mais également diverses analyses de situations de travail fondées sur la Théorie de l’Activité : logistique de transport routier (Decortis et al., 2000), support technique clientèle chez HP (Collins et al., 2002) et réseau de santé pour (Kuutti, 1992).