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ème siècle est marqué par l’apparition des passages et des grands magasins, perçus au même titre que les boulevards haussmanniens, comme des marqueurs de la modernité et de l’émergence

d’une nouvelle culture de consommation. Les historiens sont nombreux à s’être penchés sur la

fréquentation de ces nouveaux lieux marchands ayant considérablement impacté la vie urbaine

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.

Au-delà des innovations qu’ils représentent en termes de techniques de vente, de gestion des magasins

ou de séduction des clientèles, ces formats de vente ont introduit des changements non négligeables

dans le rapport du commerce à son environnement urbain. Par ailleurs, leur apparition, facilitée par

l’adoption d’un nouveau cadre législatif et réglementaire, découle de la montée en puissance d’une

nouvelle vision de l’espace urbain et de la façon dont celui-ci doit être organisé. L’organisation des

espaces urbains s’accompagne d’un processus de repli du commerce au sein d’espaces privés, impulsé

par les pouvoirs locaux. Ce chapitre s’organise en deux parties : dans un premier temps, nous allons

expliquer comment le contrôle du commerce s’intègre au processus plus large de ré-organisation des

espaces urbains ; puis dans un second temps, nous évoquerons l’émergence de deux formats de vente

que sont les passages et les grands magasins pour analyser comment se transforme le lien entre ville

et consommation au XIX

ème

siècle.

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Sans en faire une revue de littérature exhaustive, on peut suggérer au lecteur quelques travaux effectués sur les différents

formats de distribution de détail tels que les grands bazars (Beau, 2001), les grands magasins (Bouveret-Gauer, 1990 ;

Caracalla, 1997 ; Dasquet et Ambrières, 1955 ; Verheyde, 1990 ; Ydewalle, 1965), les magasins de nouveautés (Collinet,

2002) ou encore les passages (Delorme, Dubois, 2002).

1.1. Contrôle des usages marchands, gouvernement des populations

1.1.1. PARIS, DE LA VILLE MALADE A LA VILLE EMBELLIE

Le XIX

ème

siècle fut le théâtre de métamorphoses spectaculaires concernant la vie urbaine. De

nouveaux paysages urbains se dessinent, autorisant de nouvelles formes d’occupation de l’espace

urbain. Avant d’entamer la description de ces changements, il paraît nécessaire de dresser le portrait

des rues parisiennes

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à la fin du XVIII

ème

siècle pour saisir l’ampleur des mutationsà venir. À l’aube

des années 1800, la majeure partie des rues gardent un aspect quasi-médiéval ; elles sont exiguës,

tortueuses et non-pavées. La hauteur des bâtiments et l’étroitesse des rues sont telles qu’elles

empêchent la lumière de passer. L’espace de la rue est sombre et surtout bruyant, pris entre les cris

des colporteurs et des marchands, le bruit des voitures ou celui des artisans. Une multitude d’activités

s’y déploie, formant un paysage assez chaotique pour l’observateur extérieur. Marchands et petits

métiers pullulent et côtoient une foule toujours plus dense, gonflée par l’arrivée des migrants issus

de la campagne. Les carrosses avancent sans égard pour les piétons, si bien qu’on dénombre de

nombreux accidents de circulation. L’espace est saturé et encombré, sans compter la saleté qui y

règne. Les rues ne sont pas encore pavées donc la boue recouvre facilement les vêtements ; les

excréments et détritus sont jetés à même la rue, tout comme le sang des bêtes tuées par les bouchers.

Les visiteurs de l’époque dépeignent volontiers la brutalité de leur rencontre avec le vacarme et la

saleté de Paris (Farge, 1992). Le récit de voyage de l’écrivain russe Karamzine illustre parfaitement la

stupeur qui frappe les étrangers séjournant à Paris. L’auteur dépeint par exemple l’aptitude des

parisiens à se mouvoir sans se salir dans cet environnement boueux et glissant :

« Une voiture est indispensable ici, au moins pour nous autres étrangers ; mais les français

savent d’une façon merveilleuse marcher au milieu des saletés sans se salir ; ils sautent

artistement de pavé en pavé, et se garent dans les boutiques des voitures qui vont vite »

(Karamzine, 1885 : in Farge, 1992 : 12).

Cadre essentiel de la vie quotidienne parisienne, la rue attise la curiosité autant qu’elle suscite

l’inquiétude. La peur de la vie débordante et mal canalisée de la rue, volontiers associée à la présence

massive des « classes dangereuses » (Chevalier, 1958) marquera profondément les politiques urbaines

déployées au cours du XIX

ème

siècle. Effectivement, une grande partie de la population est touchée

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La littérature porte essentiellement sur cette aire géographique qui a vu naître les premiers passages et grands magasins.

Pour cette raison, cette partie se focalisera sur le cas parisien, même si on observe des dynamiques similaires dans d’autres

villes françaises.

par la misère et, comme le souligne Arlette Farge, la rue constitue pour ces gens un espace de vie à

part entière « pour la seule raison qu’on n’en possède guère d’autre » (Farge, 1992 : 14). À cette

époque, la distinction entre espace privé et espace public a peu de consistance. Il n’existe pas de réelle

rupture entre le dehors et le dedans, en particulier pour les plus démunis. Les logements précaires

sont ouverts sur la rue, les cloisons minces provoquent une promiscuité continuelle (et conflictuelle)

avec le voisinage. L’intimité reste à l’époque, un privilège de la bourgeoisie. Les activités de travail ne

s’établissent pas dans des espaces clos : les ateliers débordent sur les trottoirs, les petits métiers

s’exercent au sein même de la rue, les boutiquiers étalent leurs produits dehors tandis que les

vendeurs à l’étalage investissent les recoins de la ville. La rue brasse et mêle un ensemble d’activités,

elle est le théâtre d’une animation qui fascine, mais aussi d’une violence qui effraie (Farge, 1992).

Les maladies, la misère, les agressions, les accidents, les crimes, la mendicité conduisent les

observateurs de l’époque à dresser le portrait d’une « ville malade », qu’il est nécessaire de soigner.

Dès le XVIII

ème

siècle, la mauvaise gestion de l’espace urbain fait l’objet d’une attention

particulière. La police de Paris tient depuis plusieurs décennies un rôle important dans la lutte contre

les « pathologies » sociales et sanitaires de la ville (Milliot, 2005), ils veillent par exemple à ce que

l’approvisionnement des populations se fasse dans de bonnes conditions sanitaires, ils gèrent les

conflits dans la rue et facilitent la circulation. Mais il faut attendre le second Empire pour que se

déploient de façon systématique des politiques urbaines portées par l’ambition de soigner la ville

délétère (Barles, 1999). La recrudescence des épidémies et la dégradation des conditions de vie dans

les quartiers pauvres, accentuée par une immigration rurale massive, suscitent l’apparition de

préoccupations d’hygiène publique. L’essor du mouvement hygiéniste, dont le développement sera

soutenu par la production nouvelle de statistiques sur la situation urbaine, impacte fortement

l’organisation de la ville du XIX

ème

siècle (Jorland, 2010). En effet, les hygiénistes inciteront vivement

les pouvoirs locaux à intervenir sur le tissu urbain pour garantir l’ordre sanitaire et moral. Dans leur

vision, les pathologies urbaines sont liées aux problèmes socioéconomiques des populations les plus

démunies, dont il faut alors améliorer les conditions d’existence. En parallèle de cela, les hygiénistes

conseillent d’organiser l’espace urbain selon des logiques sanitaires et fonctionnelles. Dans ce cadre,

les réflexions sur la localisation des activités se multiplient : il faut séparer les lieux d’habitat et de

loisirs des lieux de production, et isoler les activités les plus insalubres telles que les abattoirs

(Guillerme et al, 2004 ; Massard-Guilbaud, 2010). Le Paris moderne dont on rêve à l’époque est une

ville saine, propre, aérée, lumineuse et fluide.

La réalisation de grandes percées haussmanniennes dans les années 1850 reste certainement l’une

des manifestations les plus célèbres des rénovations urbaines opérées au XIX

ème

siècle. Pourtant,

plusieurs transformations sont visibles dès le début du siècle (Bowie, 2001) : des rues plus larges et

plus droites sont construites et on aménage des voies pour relier la ville aux communes périphériques

(Barles, 2016). Dès les années 1830, les trottoirs se développent le long des lieux de promenade

bourgeoise, près des théâtres, des cafés naissants ou encore des restaurants :

« Le trottoir permet aux idéaux bourgeois de s’exprimer : la propreté de l’habillement (…) et

le pas décidé (…). Inutile ici de chercher ses pas, le regard est tout entier occupé à dévisager,

reconnaître, mesurer, pavoiser » (Barles, 2016 : 17).

De manière générale, la propreté des rues devient un enjeu majeur pour l’aménagement urbain :